Lâauteur, Ă©conomiste universitaire, se livre ici Ă un exercice original : transposer le raisonnement Ă la base du modĂšle de dĂ©cision trĂšs connu du Minimax Ă la dĂ©cision que Kais SaĂŻed Ă prise de rompre les relations avec le FMI. Aucune formation Ă©conomique ou autre nâest nĂ©cessaire pour comprendre cet article, juste un minimum dâesprit logique et de bon sens communs Ă tout un chacun. Pour le reste, lâarticle se laisse lire facilement et sa conclusion est on peut plus claire. (Ph. DerniĂšre rencontre entre KaĂŻs SaĂŻed et Kristalina Georgieva, DG du FMI, en marge dâun sommet financier en juin 2023 Ă Paris).
Dr. Sadok Zerelli
Parmi les disciplines quâon enseigne aux maitrisards de lâInstitut des hautes Ă©tudes commerciales (Ihec) et futurs gestionnaires dâentreprises et que jâai eu personnellement plaisir Ă enseigner, parmi dâautres disciplines, figure la thĂ©orie de dĂ©cision.
La problĂ©matique que traite cette thĂ©orie est que nous vivons tous dans un avenir incertain et que personne, Ă moins dâĂȘtre un prophĂšte, ne peut prĂ©voir de quoi sera fait demain, mais que nous devons quand mĂȘme prendre des dĂ©cisions importantes qui engagent notre avenir que ce soit sur le plan professionnel ou personnel.
Cette thĂ©orie comporte plusieurs modĂšles stochastiques (basĂ©s sur la thĂ©orie des probabilitĂ©s), plus ou moins compliquĂ©s, dont je vais prendre juste le raisonnement Ă la base de lâun des plus simples dâentre eux, le modĂšle du Minimax, pour analyser avec cet outil de dĂ©cision le bienfondĂ© ou non de la dĂ©cision prise par notre prĂ©sident de rompre toute collaboration de la Tunisie avec le FMI.
Raisonnement Ă la base du modĂšle du Minimax
Pour expliquer de la façon la plus simple ce raisonnement au grand public, je vais prendre un exemple que nous avons tous vĂ©cu ou que les jeunes gens vivront un jour ou lâautre.
Supposons quâon fasse connaissance dâune jeune femme (ou dâun jeune homme sâil sâagit du genre opposĂ©) qui nous plaĂźt beaucoup et quâon hĂ©site Ă Ă©pouser ou pas (le raisonnement ne sâapplique pas au cas oĂč on tombe fou amoureux et que lâon fonce tĂȘte baissĂ©e sans mĂȘme rĂ©flĂ©chir!). Dans ce cas, il y a quatre scĂ©narios possibles (on parle dâhypothĂšses dans la thĂ©orie de la dĂ©cision).
ScĂ©nario A : on dĂ©cide dâĂ©pouser la personne et lâavenir montrera quâon a eu raison de le faire et quâon sera heureux avec elle. Dans ce cas la perte subie est nulle puisquâon a pris la bonne dĂ©cision
ScĂ©nario B : on dĂ©cide de ne pas lâĂ©pouser et lâavenir montrera quâon a eu raison de ne pas le faire parce cette personne qui nâĂ©tait pas celle quâil nous fallait et quâon aurait Ă©tĂ© malheureux avec elle. Dans ce cas la perte subie est nulle aussi puisquâon a pris la bonne dĂ©cision
ScĂ©nario C : on a dĂ©cidĂ© de lâĂ©pouser mais lâavenir montrera que câĂ©tait une mauvaise dĂ©cision quâon nâaurait pas dĂ» prendre. Dans la thĂ©orie de dĂ©cision, on appelle cela le risque de premiĂšre espĂšce. La perte MAXIMALE (au pire des cas) associĂ©e Ă ce risque est un divorce, des enfants dĂ©chirĂ©s entre leurs parents divorcĂ©s, une pension alimentaire Ă payer, peut-ĂȘtre mĂȘme une dĂ©pression psychologique, etc.
ScĂ©nario D : on dĂ©cide de ne pas lâĂ©pouser alors que lâavenir montrera que câĂ©tait une erreur parce câĂ©tait la personne quâil nous fallait pour ĂȘtre heureux. On appelle cela le risque de deuxiĂšme espĂšce. Dans ce cas, la perte MAXIMALE quâon subit est la valeur quâon attache Ă la vie en famille, Ă avoir des enfants, etc.
Selon ce modĂšle, la meilleure dĂ©cision Ă prendre est celle qui correspond au minimum du risque maximum associĂ© Ă chaque dĂ©cision, dâoĂč le nom de modĂšle du Minimax.
En clair, dans cet exemple, si la valeur quâon attache au coĂ»t financier et psychologique dâun divorce est plus Ă©levĂ©e que la valeur quâon attache Ă la vie en famille, avoir des enfants, etc., il faut prendre la dĂ©cision de ne pas se marier avec cette personne et inversement.
Ce modĂšle, tel quâil est enseignĂ© Ă lâuniversitĂ© aux futurs gestionnaires dâentreprises, sâapplique surtout pour les dĂ©cisions Ă prendre dans les domaines de lâinvestissement, dâachat dâactions et de placements financiers en bourse, etc., oĂč il est plus facile de traduire en termes financiers les coĂ»ts attachĂ©s aux risques de premiĂšre et deuxiĂšme espĂšce. Il se complique par lâintroduction de probabilitĂ©s de rĂ©alisation de chaque scĂ©nario estimĂ© Ă priori (au nez) ou en ayant recours Ă des lois statistiques telles que la loi de Poisson (qui permet de calculer la probabilitĂ© dâun Ă©vĂšnement rare tel quâun accident, une faillite, un divorce, etc.) et en raisonnant en termes dâespĂ©rance mathĂ©matique de coĂ»t (modĂšle de Bayes), ou en introduisant un coefficient dâoptimisme/pessimisme (modĂšle de Hurwicz).
Mais bien sĂ»r je ne vais pas aller aussi loin dans cet article destinĂ© au grand public et je vais juste appliquer le raisonnement qui est Ă la base de ce modĂšle Ă la dĂ©cision quâaurait dĂ» prendre notre PrĂ©sident en rapport avec les relations avec le FMI.
Risque de premiÚre espÚce de la décision de Kais Saïed
Il sâagit du risque associĂ© Ă la dĂ©cision dâaccepter les conditions posĂ©es par le FMI pour dĂ©bloquer le prĂȘt de 1,9 milliards de dollars (et donc de ne pas rompre avec lui) alors que lâavenir montrera que câĂ©tait une erreur et quâil nâaurait pas dĂ» accepter ces conditions et prendre cette dĂ©cision.
Quelle est la perte Maximale (au pire des cas) associée à ce risque?
Elle est la rĂ©sultante ou la somme des pertes associĂ©es Ă la mise en Ćuvre de chacune des conditions que le FMI avait posĂ© pour dĂ©bloquer son prĂȘt, Ă savoir :
â la restructuration des entreprises publiques dĂ©ficitaires;
â la rĂ©duction du poids de la masse des salaires des fonctionnaires dans le budget de lâEtat;
â la suppression de la compensation des prix des produits Ă©nergĂ©tiques et de consommation de base.
Dans mon avant dernier article intitulĂ© «Le PrĂ©sident Kais SaĂŻd avait-il raison de rompre avec le FMI ? », jâavais analysĂ© dâune façon approfondie lâimpact et les modalitĂ©s possibles de mise en Ćuvre de chacune de ces rĂ©formes structurelles que le FMI avait exigĂ©. Je ne vais pas reprendre cette analyse dans le prĂ©sent article pour ne pas me rĂ©pĂ©ter mais en faire juste une synthĂšse en faveur ou contre la dĂ©cision prise par notre PrĂ©sident.
Risque de premiÚre espÚce associé à la condition de restructuration des entreprises publiques
Il sâagit dâune centaine (110 exactement) dâentreprises publiques structurellement et historiquement largement dĂ©ficitaires dont les dĂ©ficits dâexploitation pĂšsent de plus en plus lourd sur le budget de lâEtat lâobligeant Ă chercher des sources de financement internes ou externes pour les financer.
Parmi les impacts négatifs de cette politique, je citerais :
â lâaggravation du dĂ©ficit budgĂ©taire : ces subventions et aides pĂšsent sur les finances publiques, rĂ©duisant les marges de manĆuvre pour dâautres investissements;
â le financement des entreprises publiques dĂ©ficitaires se fait souvent par lâendettement , soit directement par lâĂtat, soit par des garanties accordĂ©es aux entreprises pour contracter des prĂȘts, ce qui la contribue Ă lâaugmentation du dĂ©ficit budgĂ©taire et Ă lâendettement global du pays;
â la rĂ©duction des ressources pour les secteurs productifs : les fonds allouĂ©s au sauvetage des entreprises publiques sont souvent dĂ©tournĂ©s des secteurs productifs ou essentiels comme la santĂ©, lâĂ©ducation ou les infrastructures, ce qui limite la capacitĂ© de lâĂtat Ă financer des projets de dĂ©veloppement et amĂ©liorer le bien-ĂȘtre de la population et la croissance Ă©conomique;
â lâeffet sur lâinvestissement privĂ© et la compĂ©titivitĂ© : les entreprises publiques dĂ©ficitaires fonctionnent souvent avec des coĂ»ts Ă©levĂ©s, un faible rendement et une gestion inefficace, ce qui nuit Ă la compĂ©titivitĂ© de lâĂ©conomie et peut dĂ©courager les investissements privĂ©s, qui craignent une concurrence dĂ©loyale ou un environnement Ă©conomique instable;
â la pression fiscale accrue : pour compenser les pertes des entreprises publiques et maintenir un niveau minimal de services, lâĂtat est contraint dâaugmenter les impĂŽts ou dâintroduire de nouvelles taxes, ce qui impacte le pouvoir dâachat des citoyens et la compĂ©titivitĂ© des entreprises;
â une plus grande injustice sociale : contrairement Ă ce que pense notre PrĂ©sident, une telle politique augmente lâinjustice sociale. Je citerais comme exemple le cas de la SNCFT oĂč toutes les recettes du trafic de voyageurs et de marchandises ne couvrent que 87% des charges salariales, ne laissant rien pour la consommation dâĂ©nergie, lâentretien du rĂ©seau, le renouvellement du matĂ©riel roulant⊠Au nom de quel principe de justice sociale le citoyen qui habite a Sidi Bouzid ou Kairouan qui nâa pas la possibilitĂ© de prendre un train puisque ces villes ne sont pas connectĂ©es au rĂ©seau ferroviaire, doit-il contribuer, Ă travers les taxes quâil paie Ă lâEtat, Ă subventionner Ă hauteur de 13% les salaires perçus par les cheminots? Je pourrais multiplier les exemples pour Tunisair, la Steg, la Sonede, etc.;
â enfin, au nom de quel principe lâEtat peut-t-il justifier le maintien dâune telle politique, dâautant plus que, comme je lâai expliquĂ© dans mon article, il existe bel et bien plusieurs techniques de montages juridiques et financiers qui permettent de restructurer une entreprise publique et la rendre excĂ©dentaire sans avoir Ă la privatiser (contrat programme, PPP, BOT, concessionâŠ)?
A moins que ce soit la politique de la fuite en avant ou de celle du proverbe qui dit «le dernier qui reste paiera le loyer», je ne trouve aucun argument en termes de justice sociale ou dâallocation optimale des ressources qui justifie le rejet par notre PrĂ©sident de cette rĂ©forme structurelle demandĂ©e par le FMI qui est absolument nĂ©cessaire Ă court ou moyen terme pour Ă©quilibrer les finances publiques. En consĂ©quence, la perte associĂ©e Ă cette condition posĂ©e par le FMI est Ă mon avis non seulement nulle, mais on pourrait parler mĂȘme dâune opportunitĂ© ratĂ©e pour rĂ©soudre ce problĂšme de ces entreprises publiques structurellement dĂ©ficitaires Ă ses racines.
Risque de premiĂšre espĂšce associĂ© Ă la condition de rĂ©duction du poids de la masse salariale dans le budget de lâEtat
Avec 56 fonctionnaires par 1000 habitants (contre 17 au Maroc et 14 en Jordanie, des pays Ă taille et Ă©conomie comparables), lâadministration tunisienne est lâune des plus plĂ©thoriques au monde. Il en rĂ©sulte un poids de la masse salariale des fonctionnaires sur le budget de lâĂtat excessif : en 2025, les dĂ©penses salariales sont estimĂ©es Ă 24,389 milliards de dinars, marquant une augmentation de 8,1% par rapport Ă 2024. Cette somme reprĂ©sente 40,7% des dĂ©penses totales du budget et 13,3% du produit intĂ©rieur brut (PIB).
Cette proportion Ă©levĂ©e des dĂ©penses salariales limite la capacitĂ© de lâĂtat Ă investir dans dâautres secteurs essentiels tels que lâinfrastructure, la santĂ© et lâĂ©ducation. Son financement par le biais dâemprunts obligataires et de Bons du TrĂ©sor Ă court, moyen ou long termes souscrits par les banques commerciales, coĂ»te trĂšs cher Ă lâĂtat en termes dâintĂ©rĂȘts Ă payer et dĂ©tourne les banques commerciales de leur vocation de financer les entreprises et lâactivitĂ© Ă©conomique pour favoriser la croissance. De mĂȘme que son financement par la BCT, Ă travers le recours excessif au mĂ©canisme de la planche Ă billets renforce lâinflation, rĂ©duit la compĂ©titivitĂ© des entreprises et aggrave le dĂ©ficit de la balance commerciale et dĂ©prĂ©cie la valeur du dinar, engendrant une plus grande baisse de la compĂ©titivitĂ©, un plus grand dĂ©ficit commercial, etc.
Le maintien dâune telle armĂ©e de fonctionnaires (640 000), ou pire son renforcement par 5000 autres parmi les diplĂŽmĂ©s de lâenseignement supĂ©rieur en chĂŽmage de longue durĂ©e comme vient de le dĂ©cider le chef de tout lâEtat, ne peut quâaggraver la situation et obliger lâEtat Ă continuer Ă sâendetter davantage, sâil trouve qui veut bien lui prĂȘter, sinon augmenter davantage la pression fiscale qui est dĂ©jĂ parmi les plus Ă©levĂ©es au monde.
En termes de perte liĂ©e au risque de premiĂšre espĂšce Ă subir, on peut ainsi conclure quâelle est nulle aussi et quâau contraire, lâEtat a perdu une occasion dâassainir les finances publiques une fois pour toutes.
Risque de premiÚre espÚce associé à la suppression de la compensation
Le systĂšme de compensation des prix en Tunisie, destinĂ© Ă stabiliser les coĂ»ts des produits de base et Ă©nergĂ©tiques, reprĂ©sente une charge financiĂšre notable pour le budget de lâĂtat. En 2024, les dĂ©penses de compensation sont estimĂ©es Ă 11 337 millions de dinars (MD), en lĂ©gĂšre baisse par rapport aux 11 475 MD de 2023. De plus, lâaugmentation des prix du pĂ©trole et la dĂ©prĂ©ciation du dinar ont entraĂźnĂ© des dĂ©passements budgĂ©taires, notamment en 2017, oĂč une dĂ©rive de 900 millions de dinars a Ă©tĂ© enregistrĂ©e pour la compensation Ă©nergĂ©tique.
Ces fluctuations rendent le systĂšme de compensation vulnĂ©rable aux variations des marchĂ©s internationaux et aux facteurs Ă©conomiques internes. En particulier, la compensation des prix de lâĂ©nergie exerce une pression notable sur le budget de lâĂtat : en 2024, une enveloppe de 7,086 milliards de dinars a Ă©tĂ© allouĂ©e Ă la compensation des hydrocarbures et de lâĂ©lectricitĂ©, contre 7,030 milliards en 2023. Cette situation limite la capacitĂ© de lâĂtat Ă investir dans dâautres secteurs essentiels tels que lâĂ©ducation, la santĂ© et les infrastructures.
De plus, la volatilité des prix internationaux du pétrole des cours des produits alimentaires (blé, orge, sucre, riz etc.) et les fluctuations du taux de change du dinar rendent difficile la prévision et la gestion efficace de ces dépenses.
Face Ă ces dĂ©fis, le gouvernement tunisien doit tĂŽt ou tard procĂ©der Ă des rĂ©formes pour rationaliser le systĂšme de subventions des prix des produits de consommation de base et Ă©nergĂ©tiques, avec pour objectif de rĂ©duire le fardeau financier sur le budget de lâĂtat tout en protĂ©geant les populations vulnĂ©rables contre les hausses des prix de lâĂ©nergie. Une des solutions que jâavais proposĂ© dans mon avant-dernier article est de crĂ©er une caisse autonome de compensation financĂ©e par des taxes «pigurrienes » telles quâun impĂŽt sur le capital oisif ou un impĂŽt sur le patrimoine, afin de dĂ©charger le budget de lâEtat du poids de la compensation et sans en priver les catĂ©gories sociales les plus vulnĂ©rables.
Si on tient compte du fait que le FMI nâa jamais exigĂ© la suppression immĂ©diate et dâun seul coup de la compensation mais lâĂ©laboration dâune stratĂ©gie et dâun programme Ă©talĂ©s sur plusieurs annĂ©es pour arriver Ă cet objectif, on peut considĂ©rer que la perte maximale associĂ© au risque de premiĂšre espĂšce de cette rĂ©forme est faible .
Risque de premiÚre espÚce associé à la perte de la souveraineté nationale
Câest le principal argument avancĂ© par notre PrĂ©sident pour justifier non seulement le rejet des conditions de FMI mais mĂȘme la rupture de toute collaboration avec lui.A ce sujet, il faut bien quâon ouvre les yeux et quâon ne prenne pas nos rĂȘves pour de la rĂ©alitĂ©. En effet, de quelle souverainetĂ© nationale parle notre PrĂ©sident lorsquâon doit importer 87% du blĂ© dur et 73% de lâorge que nous consommons chaque annĂ©e, que lâon doit taper Ă la porte du FMI ou dâautres bailleurs de fonds pour obtenir des prĂȘts en devises pour rembourser notre dette et payer nos importations, ou que lâon doit demander lâaumĂŽne au Roi de lâArabe Saoudite pour quâil veuille bien nous accorder 87 millions de dollars pour financier la construction dâun hĂŽpital Ă Kairouan ou Ă lâĂmir du KoweĂŻt pour quâil nous accorde 100 millions de dollars pour construire quatre autres hĂŽpitaux, des sommes qui constituent des miettes pour ces Rois et Ămirs?
La vĂ©ritable souverainetĂ© nationale ne viendra que le jour oĂč nous serons capables de produire nous-mĂȘmes ce que nous consommons, ou exporter nos produits pour pouvoir en importer dâautres. Tout le reste, ce sont des discours naĂŻfs, utopiques et populistes entiĂšrement dĂ©connectĂ©s de la rĂ©alitĂ© quâon peut Ă la limite tenir dans la buvette des facultĂ©s, mais pas quand on dĂ©tient le sort de 12 millions de Tunisiens entre les mains.
Pour rĂ©sumer, la perte maximale associĂ©e au risque de premiĂšre espĂšce liĂ© Ă la dĂ©cision de Kais SaĂŻed, je prendrais lâexemple dâun cancer, que Dieu nous en prĂ©serve tous. Pour moi, tant les dĂ©ficits chroniques des entreprises publiques, que le poids de la masse salariale des fonctionnaires sur le budget de lâEtat et le fardeau de la compensation, sont comme des cancers qui rongent les finances publiques: soit on choisit de les ignorer avec le risque que lâĂ©conomie nationale sâeffondre au bout de quelques annĂ©es, soit de les soigner par des chimio ou radiothĂ©rapies avec tous les dĂ©sagrĂ©ments qui en rĂ©sultent : vomissements, diarrhĂ©es, perte de cheveux,.., avec lâespoir de guĂ©rison au bout. Câest aussi simple et dramatique que cela.
Risque de deuxiÚme espÚce associé à la décision de Kais Saïed
Câest celui que reprĂ©sente la dĂ©cision de refuser les conditions posĂ©es par le FMI pour le dĂ©blocage du prĂȘt de 1,9 milliards de dollars et mĂȘme dâannoncer la rupture de toute collaboration avec lui, alors que lâavenir montrera que notre PrĂ©sident avait tort de prendre cette dĂ©cision .
Comme pour le risque de premiĂšre espĂšce, la perte maximale (au pire des cas) est la somme de plusieurs pertes probables :
â perte des 1,9 milliards de dollars qui auraient Ă©tĂ© les bienvenus dans une conjoncture aussi difficile que celle que traverse notre Ă©conomie; câest mĂȘme une perte certaine et non probable puisquâon ne verra plus la couleur de ces dollars;
â nos entreprises publiques continueront Ă ĂȘtre de plus en plus dĂ©ficitaires et incapables de rĂ©aliser les investissements nĂ©cessaires pour amĂ©liorer la qualitĂ© des services publics quâils fournissent aux usagers;
â la masse salariale des fonctionnaires continuera Ă creuser le dĂ©ficit du budget de lâEtat, avec des difficultĂ©s de financement et un dĂ©tournement plus grand des ressources des banques locales pour le financement du dĂ©ficit de lâĂtat plutĂŽt que des entreprises et des investisseurs privĂ©s;
â le budget de la compensation pĂšsera de plus en plus lourd sur le budget de lâEtat en raison de la fluctuation des cours internationaux des produits alimentaires et Ă©nergĂ©tiques et du glissement lent mais continu du taux de change du dinar;
â ces trois facteurs combinĂ©s alourdiront dâune annĂ©e Ă lâautre les dĂ©ficits budgĂ©taires de lâĂtat, augmenteront son endettement interne et externe et dĂ©trĂŽneront ses rares ressources de lâinvestissement en infrastructures, santĂ©, Ă©ducation, etc., pour amĂ©liorer la qualitĂ© des services publics, y compris pour les catĂ©gories sociales vulnĂ©rables pour la protection desquelles le PrĂ©sident a cru bon de refuser les conditions du FMI et mĂȘme rompre avec lui;
â ils accroissent aussi le risque dâune pression fiscale encore plus grande, faute de trouver dâautres sources de financement internes et externes;
â sans lâaval de FMI, les autres bailleurs de fonds nâaccepteront pas de nous accorder des prĂȘts en devises pour honorer les Ă©chĂ©ances de notre dette extĂ©rieure et importer nos produits alimentaires, mĂ©dicaments, pĂ©trole, etc. A ce sujet, il faut bien noter que nos banques commerciales ne peuvent souscrire quâĂ des emprunts libellĂ©s en dinars, et que la banque centrale ne peut crĂ©er grĂące Ă la planche Ă billets que des dinars aussi, et que ni les unes ni lâautre ne peuvent crĂ©er des dollars ou des euros qui ne peuvent provenir que de lâexportation de biens et de services, tels que le tourisme, ou des transferts effectuĂ©s par nos TRE au profit de leurs familles restĂ©es en Tunisie;
â tant que les investissements publics et privĂ©s restent faibles et que les taux de croissance Ă©conomique continuent Ă osciller entre 1% et 2% (1,4% en 2024), soient des taux nettement plus fiables que les taux dâintĂ©rĂȘt auxquels nous avons empruntĂ© souvent Ă long terme, le dĂ©faut de paiement de la dette publique est mathĂ©matiquement inĂ©luctable et le passage devant le Club de Paris nâest quâune question de temps.
Dans ce cas, on risque de perdre pour de bon et dans des conditions humiliantes notre souveraineté nationale que Saïed pense avoir sauvé en rejetant les conditions du FMI et en rompant avec lui.
DĂ©jĂ sans en arriver lĂ , ce que personnellement et en tant que Tunisien je ne souhaite pas, trouver dans le communiquĂ© du FMI en date du 14 mars 2025 le nom de la Tunisie parmi les rares pays dans le monde dont les consultations en vertu de lâarticle IV avec FMI sont retardĂ©es, tels que la Syrie, le YĂ©men, le Soudan et lâAfghanistan, des pays dont le seul nom Ă©voque la famine ou la guerre civile quand ce nâest pas les deux Ă la fois, est une bien triste nouvelle et ne prĂ©sage rien de bon pour lâavenir de notre pays.
En rĂ©sumĂ© de cet exercice de transposition du raisonnement qui est la base du modĂšle du Minimax Ă la dĂ©cision que devait prendre Kais SaĂŻed en relation avec le FMI, il apparaĂźt clairement pour le commun des mortels dotĂ© du minimum de bon sens que le minimum du risque maximum, en termes dâassainissement des finances publiques y compris en termes de prĂ©servation de la paix sociale et de la souverainetĂ© nationale, se trouve bel et bien dans la dĂ©cision dâaccepter les rĂ©formes structurelles demandĂ©es par le FMI quitte Ă bien nĂ©gocier les conditions de le leur mise en Ćuvre et le planning de leur exĂ©cution.
Pour conclure cet article, jâhĂ©site entre deux conclusions possibles:
â soit rappeler quâen Ă©conomie, comme dans tous les domaines de la vie «celui qui nâavance pas recule» et que des petits pays qui nâont pas davantage de ressource naturelles ou humaines, tels que la CĂŽte dâIvoire ou le Rwanda ou lâEthiopie ou mĂȘme la petite Gambie (1,5 millions dâhabitants) arrivent Ă faire 5 ou mĂȘme 7% de croissance Ă©conomique annuelle et sont donc en train de nous rattraper et mĂȘme de nous dĂ©passer grĂące Ă leur seule bonne gouvernance Ă©conomique;
â soit parler Ă notre PrĂ©sident dans le langage quâil semble comprendre le mieux, celui du bonheur ! Etant donnĂ© quâil nâavait pas hĂ©sitĂ© Ă proposer le plus sĂ©rieusement du monde de remplacer le calcul du PIB (Produit IntĂ©rieur Brut ) par un autre PIB (Produit IntĂ©rieur du Bonheur), a-t-il pris le temps de lire, entre deux poĂšmes de Bayram Ettounsi, que, selon The World Happiness Report basĂ© sur des donnĂ©es rĂ©coltĂ©es par un sondage mondial Gallup dans plus de 140 pays au cours des trois annĂ©es prĂ©cĂ©dentes, soit de 2022 Ă 2024, la Tunisie se classe 113e , loin derriĂšre lâAlgĂ©rie (84e ) et mĂȘme la Libye (79e )?
Post scriptum : les lecteurs et lectrices, que je suis le premier Ă regretter que mes analyses Ă©conomiques pessimistes dĂ©priment, peuvent toujours aller sur mon blog «PoĂšmes de la vie » pour rĂȘver avec moi dâun monde meilleur. Avec sa politique, Kais SaĂŻed peut nous enlever beaucoup de choses, mais ne pourra jamais nous enlever la capacitĂ© de rĂȘver !
* Economiste, consultant international.
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