Le guitariste et compositeur Hedi Fahem à La Presse : « La transmission est un volet crucial dans notre métier »
Élu «meilleur guitariste Yamaha» en 2016, Hédi Fahem multiplie les collaborations à l’échelle internationale et incarne un modèle à suivre pour de nombreux jeunes musiciens. Pourtant, le chemin vers le succès n’a pas été facile. Dans cet entretien, il revient sur les grands moments de sa carrière et les défis affrontés.
La Presse — Comment cette passion pour la musique est-elle née ?
J’ai découvert les vinyles de mon père à l’âge de 5 ans. Il avait surtout des enregistrements de rock classique : Jimi Hendrix, Pink Floyd… C’était le coup de foudre pour moi et c’est ainsi que j’ai décidé de devenir guitariste. J’ai tout fait pour apprendre en autodidacte. J’ai grandi à Gabès où il n’y avait aucun guitariste. J’ai dû alors apprendre à la télé. Quand ils passaient des émissions de musique, j’enregistrais au VHS et puis je revenais faire pause sur les positions des doigts et les autres détails. A l’âge de 16 ans, je jouais déjà comme un grand. J’étais encore au lycée quand j’ai découvert le festival de Jazz de Tabarka. Je faisais donc des économies tout au long de l’année pour y assister, quitte à dormir même à la plage. C’est grâce à ce festival que j’ai rencontré de grands noms du jazz. Ils m’ont appris, au-delà du volet technique, une approche humaine de la musique qui me marque à jamais.
Quand vous jouez sur scène, tout paraît naturel et spontané. Pourtant, il doit y avoir certaines difficultés que le public ne voit pas. Quel est le volet le plus dur à gérer ?
Le plus dur c’est de croire en soi, de percer et de passer à un niveau avancé. On peut apprendre à manipuler une guitare en quelques mois. Mais, pour devenir professionnel, c’est assez complexe. J’ai abandonné mes études de journalisme au dernier moment pour me consacrer à ma carrière de musicien. Quand j’ai été accepté à mes débuts au Conservatoire royal de Bruxelles, je n’ai pas pu m’inscrire, faute de moyens. Mais, en contrepartie, j’ai passé 6 ans à me former seul comme dans une école. Je me levais tous les jours dès 7h00 du matin pour étudier jusqu’à 14h00. J’avais même des cahiers pour apprendre le côté théorique et développer mes connaissances musicales. Il n’y a que le travail assidu qui paie. C’est ainsi que je suis passé de jeune guitariste intéressant à musicien confirmé. Maintenant, je fais les morceaux en 20 minutes alors que d’autres y mettent 3 heures.
Pourquoi n’êtes-vous pas parti dans la voie du showbiz où le gain est plus facile ?
J’ai tourné avec des artistes très célèbres, mais j’ai toujours eu un penchant pour les musiques qui ne sont pas commerciales. J’ai fait du rock, du blues, du jazz… En parallèle, j’ai collaboré avec Lotfi Bouchnak, Saber Rebai, Latifa, Majda Al Roumi, Hussein Al Jasmi… Je fais également beaucoup d’enregistrements de musiques de films et de séries sur Netflix et Shahid. Quand un musicien est vraiment passionné, on le détecte facilement. Liz McComb, la diva du gospel, a été à Hammamet, il y a quelques années, et elle a eu besoin d’un guitariste pour jouer une seule chanson. Quand son agent m’a contacté, il ne m’a pas précisé laquelle parce qu’elle n’a pas un programme préétabli pour ses shows. Elle improvise. Comme Liz McComb a à son compte plus d’une centaine de titres, à part les standards qu’elle reprend, j’ai dû les apprendre tous avant le concert et ça l’a impressionnée. Donc, au lieu d’un seul morceau, je l’ai accompagnée durant tout le concert et j’ai même joué avec elle à l’étranger. C’était un grand moment quand elle m’a présenté au public et aux journalistes. En côtoyant des artistes comme elle, j’ai appris à soutenir, à mon tour, les talents en herbe par l’encadrement, les masterclass gratuites, la direction de projets. La transmission du savoir est un volet crucial dans notre métier.
Qu’est-ce qui fait que vous soyez sollicité autant ?
D’abord, le côté humain est plus important que la maîtrise technique. On ne peut pas mener un projet à bon port sans entente entre les musiciens. De plus, il faut savoir s’adapter à différents répertoires et comprendre l’esprit et le besoin de chaque collaboration. Quand je joue avec «Erkez Hip-hop», par exemple, je n’ai pas recours à mon background de jazz. Il y a une sorte d’intelligence artistique qui vaut plus que le niveau de jeu avancé.
En 2016, vous avez été élu «Meilleur guitariste » par Yamaha. Comment avez-vous décroché ce prix ?
Je n’avais aucune idée sur le concours. Il portait sur tous les instruments et tous les genres. À l’époque, j’avais fait quelques morceaux avec Omar El Ouaer, le célèbre pianiste. C’est lui qui a déposé la participation au concours pour la catégorie piano, mais sans que je sois au courant. Les jurys ont finalement décidé de retenir notre musique pour la catégorie guitare. Quand j’ai vu le mail, j’ai cru que c’était un spam. On m’a écrit que j’étais élu «Meilleur guitariste au monde» et que le P.D.-G. en personne me recevra pour cette consécration. Ce n’est qu’on lisant des messages de félicitations et des articles publiés que j’y ai cru. Une semaine après, le P.-d.g. de Yamaha Japon est venu en Tunisie pour la cérémonie. C’était un grand push pour moi qui m’a beaucoup aidé pour mes projets à l’étranger.
Vous avez collaboré à diverses initiatives pour soutenir les jeunes talents. Pouvez-vous nous en parler davantage?
Je travaille sur un projet intitulé «Crescendo» qui réunit «Wallah We Can» et «Tunisia 88» ainsi que d’autres associations éducatives. Il s’agit de solliciter des jeunes doués sur toutes les villes tunisiennes. Je leur ai écrit et arrangé des chansons qui sortiront bientôt. C’est un projet qui me tient à cœur parce que je viens moi-même de l’intérieur du pays. Quand j’ai appris à maîtriser l’instrument, mes chances de me produire devant un vrai public étaient infimes. Je trouve que rien n’a changé aujourd’hui. Même quand on organise des événements dans les villes, on ne donne pas assez d’occasions aux artistes locaux de montrer ce dont ils sont capables et l’attention est portée sur les invités. Cette décentralisation qui fait l’esprit même de « Crescendo » offre l’occasion à ces jeunes talents de se lancer et de faire des spectacles. Ils sont encadrés dans des clubs de musique aux lycées indépendamment de leur niveau artistique. On les encourage à écrire leurs propres textes, à composer, à filmer des clips. En plus d’apprendre un instrument, cet encadrement les aide psychologiquement par rapport à la confiance en soi et ça change leur vie. J’aurais voulu voir plus d’initiatives étatiques et d’associations tunisiennes impliquées dans des projets pareils, surtout en dehors de la capitale où l’accès aux événements de qualité est réduit à des manifestations restreintes. Les jeunes en ont vraiment besoin.