‘‘Le tissu des souvenirs’’… ou le voile des omissions
L’auteur est une grande figure du barreau, un grand patriote, du combat pour l’indépendance jusqu’à l’État issu de la Révolution, en passant par la guerre interne dans le Destour, il n’a cessé d’être présent aux grandes heures de l’Histoire du pays, parfois en tant qu’acteur, d’autres comme témoin.
Dr Mounir Hanablia *
Je demeure personnellement reconnaissant à Lazhar Karoui Chebbi pour l’assistance juridique qu’il a bien voulu m’apporter à un moment dramatique de ma vie, en 1988, il y a 37 ans. Il n’a pas hésité au temps du protectorat à hisser le drapeau tunisien sans le drapeau français au sommet du minaret d’une grande mosquée; et c’est peu dire. Il a été enlevé par les comités de vigilance de Bourguiba. Il en a été à tort accusé de meurtre.
D’emblée, dans son récit, le militant se situe comme un fils du sud profond arabo-musulman, Zitounien par accident pour cause de seconde guerre mondiale, sans se renier, et il choisit lors de la décolonisation le camp de sa famille et de ses aînés, celui du secrétariat général du Destour derrière «le Grand Leader» Salah Ben Youssef.
Le premier hiatus dans le récit est l’amalgame rapporté chez les Bourguibistes entre les étudiants Zitouniens et le «Grand Leader», que l’auteur situe en 1950, lorsque ce dernier, devenu ou en passe de devenir ministre de la Justice du second gouvernement Chenik, vient haranguer les premiers lors de leur grève générale, ce qui aurait déclenché leur répression. Par qui? A cette époque, le Destour ne contrôlait en effet pas les organes répressifs du protectorat.
La querelle Bourguibistes/Youssefistes
Cet amalgame ne se fera donc que quelques années plus tard lorsque le conflit fratricide ravagera les rangs du parti et le pays et que les Zitouniens deviendront suspects après les harangues enflammées à la mosquée Zitouna du secrétaire général, converti du passage graduel à l’indépendance que sous-tendait sa participation à un gouvernement sous l’autorité du protectorat, au panarabisme intégral.
L’auteur prend la défense de Ben Youssef: il ne s’est pas enfui de Tunisie parce qu’il était un lâche, mais parce qu’il était soucieux que les Tunisiens ne s’entretuent pas, et que l’appareil répressif du protectorat sous la férule du ministre de l’Intérieur Mongi Slim «le leader bien-aimé» appuyait Bourguiba. Le récit de la grande manifestation Youssoufiste de la Marsa demandant la destitution de ce dernier par le Bey qui n’avait aucune autorité à le faire, acquiert ainsi un côté démagogique qui ne plaide pas en faveur du sérieux de ses organisateurs.
On apprend néanmoins que la majorité des cellules du parti avaient fait allégeance au secrétariat général [dirigé par Ben Youssef, Ndlr], ce que l’on croit volontiers, abstraction faite des télégrammes faisant foi, que l’auteur déclare avoir eu en mains, sans en conserver de listes ni de copies. Pas plus qu’il ne conservera bien plus tard aucune trace écrite du projet des accords de Carthage qui auraient dû écarter Youssef Chahed du Gouvernement, et cela laisse dubitatif. Mais, gage d’objectivité, il prend soin de préciser que son cousin, le grand avocat Abdelaziz Chebbi, le père de Ahmed Nejib, qui s’était enfui avec Ben Youssef à Tripoli, décide de rompre avec lui et de rentrer en Tunisie à l’indépendance, en estimant qu’il n’y avait plus aucun contentieux entre lui même et Bourguiba, pour reprendre sa profession d’avocat. Il se verra néanmoins retirer l’affiliation à la cour de cassation d’une manière parfaitement arbitraire et offensante.
Par ailleurs, le grand militant, le Docteur Slimane Ben Slimane, le seul avant son exclusion du Destour à oser contredire Bourguiba sans encourir ses foudres, se voit cité en tant qu’exemple d’engagement politique sincère, et ce n’est que justice. Néanmoins, c’est le Maroc qui a tiré bénéfice du combat des deux chefs du Destour en se voyant accorder l’indépendance sans le passage par l’autonomie interne.
Le combat des avocats pour l’indépendance de la justice
Le livre est d’autre part très instructif sur le développement de la Justice en Tunisie, depuis les Capitulations, jusqu’à la première Constitution de 1861 par Ahmed Bey et le premier système judiciaire moderne, reniés par son successeur.
Enfin, la profession d’avocat apparaît comme le cheminement d’un long processus qui part du Défendant, passe par le Mandataire, la distinction entre les avocats détenteurs de diplômes français et tunisiens, avant d’aboutir à l’unification du titre. Cela met évidemment en exergue la rivalité professionnelle traduite sur le plan politique, qui a opposé à certains moments aux francophones des facultés françaises les arabisants issus de la Zitouna, dont le mari de feu ma tante paternelle Alya, le regretté Mohammed Kablouti, qui fut une figure marquante du Youssefisme, chose que j’ignorais complètement.
Ainsi l’affrontement fratricide dans le Destour avait eu comme bien souvent ailleurs des fondements économiques aussi importants. Mais l’auteur prend bien soin de souligner que l’indépendance de l’ordre des avocats a été instaurée en 1952 par Salah Ben Youssef alors ministre de la Justice de M. Chenik, ce que évidemment Bourguiba n’a eu de cesse de remettre en question.
Le récit met donc en exergue cet affrontement souvent héroïque de la profession refusant de renoncer à ses franchises avec le régime, ayant abouti à la détention du bâtonnier Chedli Khalladi en 1961, la répartie de Azzouz Rebai pourtant bourguibiste face au doyen parachuté Abdennabi sur les «têtes du marché de Halfaouine» à envoyer à Bourguiba pour satisfaire sa demande , les machinations de Ezzedine Chérif préférant être investi par le pouvoir que par ses collègues, et l’audace de Said Chebbi face au juge militaire Hamzaoui, qui sans l’intervention du Premier ministre Mohammed Mzali, aurait pu lui coûter la prison.
Chaque grand procès du régime, celui du complot de Lazhar Chraiti, de Perspectives, de l’UGTT, du Mouvement de la tendance islamique, met ainsi aux prises les cours spéciales symboles de l’arbitraire du régime avec l’Ordre des Avocats, dont la marge de manœuvre s’avère souvent étroite.
L’article 17 régissant la Cour Spéciale est ainsi une véritable épée de Damoclès suspendue sur la tête de la défense puisqu’il permet au régime de se substituer à la structure ordinale pour sanctionner ceux des avocats par qui elle estime avoir été offensée. Maître Noureddine Boudali reçoit ainsi un blâme. Un autre de ses collègues est suspendu d’activité professionnelle pour une année, sanction non suivie d’effet car non communiquée par écrit. Il avait osé transmettre le blâme adressé par son ordre professionnel à la Cour spéciale pour avoir menacé en début de procès d’user de l’article décrié contre les défenseurs.
Les avocats sont donc astreints à s’accrocher à des vices de procédure ou à étudier la jurisprudence… égyptienne, ainsi que le rapporte l’auteur lors du procès du 26 Janvier 1978, en compagnie de son stagiaire Maître Mondher Trad, un cousin de ma mère, pour démontrer le caractère inéquitable de ces procès, ce qui a surtout des répercussions à l’extérieur du pays, l’opinion publique locale n’étant que peu sensible aux arguties juridiques.
La muraille infranchissable des non-dits
Il me semble que là s’est située et de loin la partie la plus intéressante de l’ouvrage. La suite, celle de la participation contre son gré de l’auteur au gouvernement en tant que ministre de la Justice, soulève en effet plus de questions qu’elle n’apporte de réponses.
On n’apprend en effet pas par qui les dizaines de postes de police ont été brulés, ou les 15 000 détenus libérés, ou les voies de chemin de fer du phosphate interrompues. Aucune hypothèse n’est émise. On en parle comme s’il s’agissait d’une catastrophe naturelle. La question des snipers n’est pas abordée. L’affaire Farhat Rajhi est ignorée, tout comme celle des jeunes envoyés se battre via la Turquie, en Syrie et en Irak. Le seul sujet dont il a daigné parler est celui de l’Indépendance de la Justice qui semble avoir été sa principale préoccupation durant son mandat et des problèmes rencontrés avec les Juges ou les gardiens des prisons. Sinon le passage sur les assassinats de Chokri Belaid ou Mohamed Brahmi, ou bien sur le parti Nidaa ne confirment que ce que l’on savait déjà. Idem pour le mandat du président Béji Caid Essebsi (BCE) auquel l’auteur semble vouer une dévotion sans bornes au point de s’abstenir de le critiquer sur la nomination de Habib Essid, puis sa révocation, puis le choix de Youssef Chahed, un homme dénué d’expérience, comme Premier ministre malgré son échec au congrès de Sousse, enfin l’apparition de nulle part des manigances de son fils Hafedh.
BCE est ainsi dépeint comme ayant pris ses distances avec Bourguiba du fait de son exercice autoritaire du pouvoir; cela ne l’avait pas empêché d’occuper de hautes fonctions sous Ben Ali, qui n’était pas moins autoritaire. Et c’est Rached Ghannouchi qui l’aurait empêché de rétablir par le renvoi de Youssef Chahed la situation économique et financière compromise par l’injection de 120 000 Nahdhaouis dans l’administration publique.
Enfin, la mort de BCE est abordée d’une manière autocentrée, ignorant complètement le contexte à l’ARP, en particulier la participation supposée de certains députés à un complot visant à priver Mohammed Ennaceur de la succession intérimaire du président.
Le livre se termine d’ailleurs avec la démission de l’auteur de son poste de conseiller à la présidence, et aucun commentaire n’est fait sur le nouveau président ni les changements considérables qui ont anéanti le régime instauré auparavant et auquel il avait lui-même contribué en instaurant l’indépendance de la justice. L’ancien ministre semble ainsi s’être imposé un devoir de réserve et sans doute de fidélité qui l’a réduit à une rhétorique vide de sens sur sa participation au pouvoir, un parler pour ne rien dire, et à un mutisme sur l’avenir de son pays que son passé de militant et de grand avocat eût dû nous épargner.
On a ainsi la curieuse impression d’une remontée des souvenirs à contre-courant : les mieux conservés sont les plus anciens, les plus altérés en sont les plus récents; ceux portant sur l’actualité sont purement et simplement effacés. Entre l’avocat de l’histoire et le ministre sans histoires se dresse la muraille infranchissable du non-dit, celle de la politique.
* Médecin de libre pratique.
‘‘Le tissu des souvenirs’’ (en arabe نسيج الذكريات), de Lazhar Karoui Chebbi, éd. Atabesques, Tunis 2023, 363 pages.
L’article ‘‘Le tissu des souvenirs’’… ou le voile des omissions est apparu en premier sur Kapitalis.