La derniĂšre visite de Donald Trump en Arabie saoudite, aux Emirats arabes unis et au Qatar â au cours de laquelle il a Ă©tĂ© surtout question de la relance des Accords dâAbraham visant Ă liquider dĂ©finitivement la cause palestinienne â aurait dĂ» ĂȘtre reportĂ©e. Ce nâĂ©tait ni le moment ni lâendroit appropriĂ© pour renforcer des liens diplomatiques ou promouvoir des intĂ©rĂȘts Ă©conomiques, alors quâun gĂ©nocide des Palestiniens, les nĂŽtres, Ă©tait perpĂ©trĂ© par IsraĂ«l avec des armes⊠amĂ©ricaines. Ceux qui sâempressent de normaliser les relations avec lâEtat hĂ©breu, trop tĂŽt, trop brusquement, construisent sur des sables mouvants irriguĂ©s par le sang encore chaud des victimes.
Khemais Gharbi
Il arrive parfois que des incomprĂ©hensions profondes surgissent entre des personnes pourtant sincĂšres. Ce nâest pas toujours la mauvaise foi qui les anime, mais plutĂŽt un cruel manque de sens du moment, une dĂ©faillance du calendrier intĂ©rieur. Elles se trompent de date, de contexte, de lecture des Ă©vĂ©nements. Elles cĂ©lĂšbrent, elles festoient, pendant que dâautres pleurent et enterrent. Et sous les critiques quâelles reçoivent, elles ne voient quâun malentendu injuste, alors quâen rĂ©alitĂ©, il sâagit dâune question de regard â ou plutĂŽt de cĂ©citĂ©.
Serrer la main au protecteur des bourreaux
Câest comme vouloir commenter un Ă©vĂ©nement heureux, cĂ©lĂ©brer un anniversaire ou danser de joie au sein dâune communautĂ© qui enterre ses proches massacrĂ©s par centaines. Câest comme esquisser un sourire ou applaudir devant un meurtre. Pire encore : câest comme serrer la main aux bourreaux en invoquant une normalisation des relations avec lâagresseur que rien ne justifie, ni nâimpose dâurgence â bien au contraire. Cela ne relĂšve pas de la simple insensibilitĂ©, mais dâune forme dâinconscience coupable. Voire dâinhumanitĂ©.
Pendant que le peuple palestinien est martyrisĂ©, exterminĂ© Ă grand feu dans un silence complice, les dirigeants des pays du Golfe ont trouvĂ© encore le moyen de se rĂ©jouir, de publier des images de festivitĂ©s, de convier Ă des cĂ©lĂ©brations. Et cela, sans mĂȘme rĂ©aliser que leur bonheur apparent devient une offense insupportable pour ceux qui comptent leurs morts par milliers, leurs blessĂ©s par dizaines de milliers, leurs dĂ©placĂ©s par millions.
Le problĂšme ne rĂ©side pas seulement dans lâaction elle-mĂȘme, mais dans lâabsence totale de discernement. On mĂ©lange tout, on confond les Ă©motions, on met sur le mĂȘme plan la peine et la joie, la justice et lâoubli, la mĂ©moire et lâindiffĂ©rence. Et comme toujours, ce sont les plus lucides qui doivent porter la responsabilitĂ© de remettre un peu dâordre dans ce chaos Ă©motionnel. Ils doivent rĂ©veiller les consciences, rappeler quâil y a un temps pour chaque chose ; que mĂȘme dans la souffrance, on peut rester digne ; mais quâon ne peut pas, sans heurts, festoyer pendant que nos proches enterrent leurs morts.
Cela dit, il serait injuste de jeter lâopprobre sur toute personne qui, de bonne foi cherche Ă traiter de sujets acadĂ©miques ou culturels en dehors de toute considĂ©ration politique. Il peut y avoir erreur de jugement, maladresse, manque de sensibilitĂ© ou de timing â mais cela ne suffit pas Ă les cataloguer parmi les traĂźtres. Le discernement vaut dans les deux sens : dĂ©noncer les silences coupables sans condamner aveuglĂ©ment les intentions sincĂšres.
Manque de respect à la mémoire des victimes
Ce qui se passe aujourdâhui en Palestine nâest pas une question dâopinion : câest un drame humain, un gĂ©nocide Ă ciel ouvert. Voir des personnes continuer Ă normaliser les relations avec les bourreaux israĂ©liens, tenir des rĂ©unions, afficher une lĂ©gĂšretĂ©, câest manquer de respect aux morts. Câest ignorer les larmes des vivants. Et câest affronter des peuples entiers au nom dâune neutralitĂ© illusoire, en prĂ©tendant que cela nâa rien Ă voir.
Mais depuis toujours, lâhumanitĂ© a su faire la diffĂ©rence entre les jours de deuil et les jours de fĂȘte. MĂȘme les animaux, dit-on, ont des gestes de silence et de respect quand lâun des leurs meurt. Alors pourquoi certains humains oublient-ils cela? Le respect des morts, câest le dernier lien entre notre monde et notre humanitĂ©. Si ce lien se brise, que restera-t-il de nous?
Il y a un exemple historique qui illustre puissamment cette nĂ©cessitĂ© de respecter les moments de deuil collectif : celui du massacre de Sabra et Chatila, en 1982. Alors que les camps de rĂ©fugiĂ©s palestiniens Ă Beyrouth Ă©taient plongĂ©s dans lâhorreur â des centaines, peut-ĂȘtre des milliers de civils massacrĂ©s en quelques jours â, certains dirigeants internationaux poursuivaient leurs agendas politiques comme si de rien nâĂ©tait. Ce silence, cette indiffĂ©rence, ont Ă©tĂ© vĂ©cus comme une trahison. Cela a creusĂ© un fossĂ© qui nâa jamais Ă©tĂ© comblĂ©.
Ă lâopposĂ©, certaines sociĂ©tĂ©s savent suspendre toute activitĂ© festive par respect pour les morts ou pour un pays endeuillĂ©. Lorsque la CrĂšte a Ă©tĂ© frappĂ©e par un tremblement de terre meurtrier en 2021, causant la mort de quelques dizaines de personnes, la GrĂšce a dĂ©crĂ©tĂ© plusieurs jours de deuil national : drapeaux en berne, festivitĂ©s annulĂ©es, Ă©missions de divertissement interrompues. Un pays sâest arrĂȘtĂ©. Non par excĂšs, mais par humanitĂ©.
Ces deux exemples â lâun issu dâune catastrophe naturelle, lâautre dâune tragĂ©die humaine â montrent Ă quel point le silence ou la fĂȘte peuvent ĂȘtre lourds de sens. Ils rappellent quâil ne peut y avoir de paix durable ni de joie sincĂšre lĂ oĂč lâon mĂ©prise la douleur des autres. Savoir faire une pause, savoir pleurer ensemble, câest le minimum que lâon doit Ă la mĂ©moire des morts â face Ă ce gĂ©nocide du peuple palestinien, et Ă lâhumanitĂ© sâil nous en reste.
Construire sur des sables mouvants
Aucun dirigeant de la gĂ©nĂ©ration actuelle ne devrait ignorer les leçons de lâhistoire. Il est essentiel de relire les rĂ©cits des guerres passĂ©es, des massacres et des gĂ©nocides â non pour sây complaire, mais pour comprendre un mĂ©canisme tragique : ceux qui sâempressent de normaliser les relations, trop tĂŽt, trop brusquement, construisent sur des sables mouvants irriguĂ©s par le sang encore chaud des victimes.
Ils oublient que le temps est un acteur fondamental dans tout processus de rĂ©conciliation, quâil faut parfois des dĂ©cennies pour que les plaies se referment, que la douleur sâapaise, que les rancĆurs sâestompent, et que le dĂ©sir de vengeance cĂšde la place Ă une volontĂ© sincĂšre de reconstruire.
Les relations durables ne se dĂ©crĂštent pas et ne sâimposent pas par la force. Elles ne naissent ni de rĂ©solutions internationales ni dâaccords signĂ©s Ă huis clos. Elles se forgent lentement, Ă mesure que les sociĂ©tĂ©s meurtries pansent leurs blessures, enterrent leurs morts avec dignitĂ©, transmettent leur mĂ©moire sans la charger de haine, et permettent ainsi aux nouvelles gĂ©nĂ©rations dâavancer, libĂ©rĂ©es du poids des offenses passĂ©es.
Ce nâest quâalors quâune normalisation devient vĂ©ritablement possible â parce quâelle est naturelle, non imposĂ©e ; ressentie, non proclamĂ©e; et surtout, respectueuse du rythme intime des peuples qui ont saignĂ©.
* Ecrivain et traducteur.
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