Face à une impasse financière annoncée, la Tunisie a choisi la rupture. En 2023, alors que le recours au FMI semblait inévitable, le pays a opté pour une stratégie souverainiste audacieuse, fondée sur le financement direct et la rationalisation de la dette. Résultat : une amélioration de sa notation financière, une stabilisation de l’endettement, et une démonstration de résilience économique.
Analyse d’un virage assumé avec l’universitaire et expert financier Zied Ayoub.
La Tunisie a vu sa notation financière s’améliorer modestement, signe d’une résilience certaine et d’une capacité à honorer ses engagements malgré les difficultés économiques persistantes. Que révèle cette évolution ? Est-elle le fruit de choix politiques efficients ?
La notation reflète, avant tout, la capacité d’un pays à rembourser ses dettes et à respecter ses engagements. Plus un État se montre apte à faire face aux aléas et à honorer ses créances, plus sa note s’améliore.
En 2023, la Tunisie se trouvait dans une impasse financière reconnue par tous : au bord de la faillite, incapable de faire face à ses obligations. Plusieurs voix s’étaient alors élevées pour appeler à un renforcement du recours au FMI, déjà sollicité en partie. L’idée était simple : obtenir un prêt du Fonds, qui servirait de signal positif aux autres bailleurs de fonds.
Mais en 2023, nous avons choisi une voie radicalement différente. Une rupture totale avec les injonctions du FMI et une politique axée sur la souveraineté monétaire. Dès le second semestre, la Tunisie a clarifié sa position : elle ne suivrait plus les prescriptions du Fonds, et s’engagerait dans une stratégie de financement souverain.
« En 2023, la Tunisie a rompu avec les prescriptions du FMI pour privilégier un financement souverain. Cette bascule a permis d’honorer les échéances et de stabiliser l’endettement. »
Ce choix a-t-il été pertinent selon vous ?
Cette orientation s’est traduite par une rationalisation du recours à la dette extérieure, et par un financement direct, tel que nous l’avions préconisé. Ce choix, contesté par certains, s’est concrétisé par une mobilisation de 7 milliards de dinars en 2024, puis de 7 autres milliards en 2025. Sur les 14 milliards prévus, près de 12 ont déjà été utilisés, soit environ 9 % du PIB — un montant significatif.
Ce recours au financement direct nous a permis de sortir de l’impasse. Nous avons évité la cessation de paiement, honoré nos dettes, et trouvé une solution viable. De fait, une amélioration du rating s’imposait : nous n’étions plus en situation de blocage.
Mais ce qui a véritablement pesé dans la révision de la note, c’est que le mécanisme choisi n’a pas provoqué les désastres économiques annoncés par ses détracteurs. Au contraire, nous avons pu produire localement des biens qui manquaient sur le marché.
Certes, il y a eu un impact sur certaines importations — sucre, céréales — mais il n’a pas été paralysant pour la population. Il faut le dire clairement : il n’y a aucune corrélation entre la baisse des importations et le choix du financement souverain. La concomitance temporelle relève sans doute de la coïncidence.
« Une amélioration, même modeste, indique une résilience accrue et une meilleure maîtrise du risque, malgré des fragilités persistantes. »
Pensez-vous que le fait d’emprunter directement à la BCT, peut servir en tant que mécanisme anti-inflationniste et peut stabiliser la dette ?
Le financement direct, loin d’être inflationniste, pourrait au contraire alléger la pression fiscale et stabiliser la dette. Le mécanisme adopté repose sur un accord à long terme entre le Trésor public et la Banque centrale, permettant de puiser dans les réserves en devises sans affecter la masse monétaire (M3), qui reste stable. Ce procédé n’engendre donc pas d’inflation.
J’ose même affirmer que l’amendement de la loi sur la BCT contribuera à réduire l’inflation. En 2024 comme en 2025, la Tunisie paie près de 7 milliards de dinars d’intérêts sur sa dette. Pour financer ces intérêts, l’État augmente la pression fiscale sur le secteur productif, notamment les entreprises, qui se retrouvent en difficulté.
Ce transfert de fonds — 7 milliards de dinars — du secteur productif vers un secteur rentier, non créateur de valeur ajoutée, est en lui même inflationniste. L’inflation naît quand les ressources sont allouées à des postes improductifs.
Verser des intérêts à des détenteurs de bons du Trésor ne crée aucune richesse. C’est une ponction annuelle sur la masse monétaire, orientée vers des usages stériles. Le mécanisme actuel de recours à la dette est donc inflationniste, bien plus que le financement direct que nous proposons. Ce dernier permettrait de réduire significativement le coût des intérêts, et par ricochet, la pression fiscale. Il ne s’agit pas d’un allègement marginal, mais d’une diminution substantielle.
« La dette consolidée se stabilise, la dette extérieure recule et le rating s’améliore : la dynamique de désendettement est engagée. »
La solution que vous avez proposée et qui, nous le précisons, reste ponctuelle et tributaire de l’ARP, doit-elle devenir le recours automatique à chaque fois que l’État traverse une détresse financière ou est incapable de rembourser ses dettes?
Jusqu’en 2023, la Tunisie était prise dans une spirale : emprunter pour rembourser les dettes précédentes. Le service de la dette est passé de 3,6 milliards de dinars en 2011 à près de 25 milliards en 2024-2025, soit une explosion de moins de 4 % à près de 14 % du PIB.
Cette dynamique exponentielle, sans solution apparente, justifiait pleinement la dégradation de notre notation. D’autant que 80 % des emprunts contractés servaient à rembourser les dettes anciennes, et non à financer le déficit primaire. C’était une logique d’auto-endettement. Mais à partir du second semestre 2023, nous avons brisé ce cercle vicieux. Un processus de désendettement a été engagé. La dette globale commence à se stabiliser, surtout si l’on considère la dette consolidée — celle qui exclut les créances entre institutions publiques.
En chiffres : la dette globale est passée de 226,5 milliards en 2023 à 135 milliards en 2024. Le financement entre la BCT et le Trésor est passé de 1,4 milliard en 2023 à 8,1 milliards en 2024, puis à 11,2 milliards en 2025.
La dette nette consolidée reste stable : 125 milliards en 2023, 127 en 2024, et 125 en juin 2025. Quant à la dette extérieure, elle a chuté de 66,9 milliards en 2023 à 62,3 en 2024, puis à 58,1 en juin 2025. C’est une réalisation majeure, qui a pesé pour près de 80 % dans l’amélioration du rating.
Le recours à la Banque centrale s’est donc avéré nettement positif. Il n’y a aucune raison de suspendre ce dispositif qui a permis à la Tunisie de rompre avec la logique d’endettement circulaire et amorcer un processus de désendettement inédit. En misant sur un financement direct non inflationniste et en réduisant la pression fiscale sur le secteur productif, elle redonne du souffle à son économie tout en affirmant sa souveraineté monétaire.
Si cette trajectoire se confirme, elle pourrait redéfinir les rapports entre États émergents et institutions financières internationales. Le pari est risqué, mais les premiers résultats parlent d’eux-mêmes.
Entretien conduit par Amel Belhadj Ali
CHIFFRES CLES
- 14 Md TND : enveloppe de financement direct prévue sur 2024–2025, dont près de 12 Md déjà mobilisés, apportant une liquidité décisive pour honorer les échéances.
- 7 Md TND/an : charge d’intérêts estimée en 2024 et 2025 ; sa réduction allégerait la pression fiscale sur le secteur productif et limiterait l’inflation.
- 125–127–125 Md TND : stabilisation de la dette nette consolidée (2023, 2024, juin 2025), signal de discipline et de soutenabilité.
- 80 % : part attribuée à la trajectoire de dette dans l’amélioration de la note, selon l’analyse présentée.
L’article Financer sans s’endetter : le pari tunisien est apparu en premier sur WMC.