À l’heure où la Tunisie s’interroge sur ses choix stratégiques face à la transformation numérique et à l’instabilité géopolitique mondiale, l’Économiste Maghrébin a organisé, le mardi 20 mai 2025 à l’hôtel Radisson Blu (Avenue Mohamed V, Tunis), la 26ème édition de son Forum annuel international. Placé sur le thème « La Tunisie face à la nouvelle donne mondiale : Quelles options stratégiques à l’heure de l’Intelligence Artificielle ? », cet événement, organisé en partenariat avec la Fondation Friedrich Naumann pour la Liberté et la délégation de l’Union Européenne à Tunis, a réuni près de 400 participants venus débattre des défis et opportunités liés à l’intelligence artificielle. Experts, décideurs publics et chefs d’entreprise échangeront sur la modernisation des secteurs clés tels que l’automobile, la pharmacie et la finance, pour renforcer la position de la Tunisie comme hub d’innovation régional.
Selon Mustapha Mezghani, Directeur général de la Société de Gestion de la Technopole de Sfax (SGTS) l’enjeu de l’intelligence artificielle réside dans le fait qu’elle constitue un outil d’augmentation des capacités humaines, à l’image des outils qui permettent de soulever des charges plus lourdes ou d’avancer plus rapidement. L’intelligence artificielle va permettre de développer les capacités cognitives de l’homme, d’accélérer sa manière de raisonner et d’obtenir des résultats plus rapides en prenant en compte une quantité considérable d’informations, ce qu’un individu seul ne pourrait pas faire avec ses seules capacités.
Il précise dans ce contexte: « Aujourd’hui, on peut synthétiser des millions de documents ou traiter un sujet en considérant le contenu de millions de livres, de documents, d’images ou de photos, ce qu’il était impossible de faire auparavant. C’est donc le côté positif de l’intelligence artificielle. Cependant, l’intelligence artificielle peut aussi introduire des biais dans les raisonnements. Le fait de prendre en compte, de manière aveugle, les résultats fournis par un moteur d’intelligence artificielle peut conduire à ce que ce moteur introduise des biais dans le raisonnement. On peut alors se retrouver avec des résultats qui ne sont pas conformes à la réalité, ou qui sont entachés d’erreurs ou de biais. Il est donc essentiel de comprendre comment le raisonnement de l’intelligence artificielle est construit. »
Il ajoute : « Il faut voir que l’intelligence artificielle est composée de deux grandes parties : d’une part, les données qui vont être traitées ou à partir desquelles on va extraire les connaissances, et d’autre part, la manière dont le raisonnement va être conduit. Cette dernière partie est très importante. À long terme, on risque de se retrouver face à deux grandes écoles de pensée, deux manières de réfléchir. »
Il poursuit : « C’est-à-dire? L’école américaine et l’école chinoise. À trop se baser sur l’intelligence artificielle, ceux qui l’utilisent deviennent de plus en plus dépendants de cet outil. Cette dépendance est telle que, même lorsqu’ils font un raisonnement pour aboutir à un résultat, ils vont directement poser la question à l’intelligence artificielle pour comparer s’ils sont arrivés au même résultat ou non. Aujourd’hui, ceux qui utilisent l’intelligence artificielle s’en servent pour acquérir de l’expertise et remplacer principalement le travail des juniors. Or, l’intelligence artificielle est construite par des seniors. Pour avoir des seniors, il faut des juniors. À terme, si tout le monde se base sur l’intelligence artificielle, on n’aura plus de juniors pour faire le travail. Donc, on ne pourra plus avoir de seniors puisqu’on n’aura plus de juniors. »
Dans ce cas, il y a un problème : l’intelligence artificielle va réfléchir pour tout le monde. Peut-on alors parler d’une pensée unique, d’un prêt-à-penser? Quelle sera cette pensée? Si tout le monde se contente d’un prêt-à-penser, c’est un seul grand système qui pensera pour tous. Dans ce cas de figure, il y a un fossé, des obstacles, et on peut se demander quel sera l’avenir.
A cet effet, Mustapha Muzghani revient sur le risque même de créer de la bêtise humaine. Il souligne : « Car si l’on n’apprend plus aux gens à construire leur raisonnement et qu’on leur enseigne seulement à se baser sur celui d’une machine, on perdra l’intelligence humaine. Le raisonnement se construit progressivement, avec l’expérience, les différents cas rencontrés, etc. Si l’on n’a pas l’occasion de bâtir et d’apprendre à construire son raisonnement, on finira par de la bêtise humaine, avec, selon moi, deux grandes écoles de pensée : l’école chinoise et l’école américaine, et rien entre les deux. Il arrivera peut-être un moment où l’une de ces écoles l’emportera sur l’autre. C’est une guerre technologique. »
Il évoque l’exemple concret de Cambridge Analytica, aux États-Unis. Lors du premier mandat de Trump. Cambridge Analytica a été accusée d’avoir influencé les votes de certaines personnes sur la base des réseaux sociaux. Elle a récupéré des informations sur les tendances politiques de ces personnes, sur ce qu’elles souhaitaient entendre et a adapté des messages conçus pour influencer leurs choix. Cela a été rendu possible grâce à l’intelligence artificielle.
Et de conclure : « Aujourd’hui, certains veulent être dépendants de l’intelligence artificielle. Parce qu’ils le veulent. Le résultat sera donc pire que si cela était imposé à des gens qui ne le souhaitaient pas. Il n’y a plus de questionnement, plus de réflexion. On est là pour suivre. À trop travailler avec les réseaux sociaux, à être trop dépendant, l’esprit est toujours occupé et ne se libère pas. On ne cherche plus à innover, à créer de nouvelles solutions ou de nouvelles situations. Dans certains cas, on est encore obligé de réfléchir, mais si l’on ne se repose que sur l’intelligence artificielle, on ne développera plus ses capacités de réflexion et de raisonnement. L’intelligence vient de la capacité à raisonner, à réfléchir, et des nombreux exercices que l’on fait chaque jour, volontairement ou non, selon les situations rencontrées. Si l’on ne cherche plus à trouver des solutions par soi-même, mais que l’on se base sur l’intelligence artificielle pour les obtenir, on tuera notre intelligence humaine. »
L’article Pensée unique ou intelligence augmentée : le piège de la dépendance à l’IA est apparu en premier sur Leconomiste Maghrebin.