Si aujourd’hui on en est de nouveau au pouvoir personnel en Tunisie, c’est bien parce que les forces de gauche ont servi les pouvoirs contre lesquels elles croyaient lutter, à leur corps défendant, au détriment de leur liberté et de leur crédibilité, et que la classe politique a été incapable d’oublier ses intérêts égoïstes pour le bien du pays.
Dr Mounir Hanablia *
La solution de continuité politique qualifiée de révolution en Tunisie s’est déroulée sous nos yeux, et pourtant si les faits ne souffrent aucune contestation, leur interprétation est loin de faire l’unanimité. Par exemple, on s’accorde à dire que Ben Ali est parti le 14 janvier 2011 dans l’après-midi, mais les circonstances donnent lieu à plusieurs narrations, depuis les ambitions personnelles de Ali Seriati jusqu’aux initiatives de membres (patriotes?) de la sécurité présidentielle, en passant par les traditionnelles manipulations de l’ambassadeur américain.
Or Ben Ali en partant comptait manifestement revenir, puisque Mohamed Ghannouchi, Abdallah Kallel et Fouad Mebazaa avaient au départ parlé de «vacance provisoire» du pouvoir, alors même que le clan Trabelsi était arrêté et empêché de quitter le territoire. C’est le lendemain que, la nuit portant sans doute conseil, on s’est mis à parler de «vacance définitive» avec Fouad Mebazaa nommé président à titre provisoire selon le processus constitutionnel du moment.
La révolution de… la continuité
On ne voit pas comment des personnalités aussi timorées réduites à l’obéissance la plus totale pendant des années ont pu de leur propre chef prendre une telle décision. On est donc obligé de considérer, faute de mieux, qu’une dichotomie s’était produite au plus haut sommet de l’Etat, entre les institutions sécuritaires et politiques dans l’après-midi du 14 janvier, vite été résorbée le lendemain, avec la proclamation de la vacance définitive. Puis il y a eu le gouvernement timoré de Mohamed Ghannouchi, intenable politiquement, remplacé par celui dit provisoire de Beji Caid Essebsi.
Dans tout cela quel rôle ont joué les masses populaires? Il y a eu certes les soulèvements de l’intérieur du pays avec celui des mines de phosphate de Redeyef depuis 2008, mais on ne voit pas pourquoi menaceraient-ils l’existence du régime.
Quant à considérer qu’il s’agit d’ une manifestation de la lutte des classes exprimée par des revendications salariales non satisfaites, ou de celle des masses populaires revendiquant la liberté et la démocratie, le jugement doit être nuancé, tant que le rôle des notables locaux y compris syndicalistes dans le déroulement du conflit n’a pas été précisé.
Le sit-in sur la voie ferrée interdisant toute exportation de phosphate à partir du bassin minier immédiatement après le changement du régime prouve bien que d’autres forces étaient à l’œuvre derrière les revendications syndicales non satisfaites. Et par ailleurs la révolte du bassin minier ne s’était accompagnée d’aucun soulèvement majeur dans le pays menaçant le pouvoir de Ben Ali. Simplement un moment est arrivé après «l’immolation» de Mohamed Bouazizi, quand une partie des forces sécuritaires elles-mêmes soumises à l’influence de facebook et en contact quotidien avec les citoyens ont commencé à ne plus réprimer les manifestations organisées sur les réseaux sociaux, aboutissant à l’intervention des janissaires du régime, qualifiés de «snipers», envoyés mater la population.
Donc, si on veut évaluer le rôle des forces de la gauche qualifiées de démocratiques dans le jargon de Mr Kilani dans tout cela, force est de constater que son influence a été, avec tous les respects dus à l’écrivain, nulle, tout comme d’ailleurs celui de l’ensemble des forces de l’opposition (Mouvement du 18-Octobre, etc.).
Si cette opposition s’est réunie miraculeusement l’après-midi du 14 janvier devant le ministère de l’Intérieur, c’est simplement qu’elle avait «appris» que le dictateur était sur le départ. De là à hurler, à l’instar de ce qu’avait fait Abdennasser Aouini, seul la nuit au milieu de l’Avenue Habib Bourguiba, que Ben Ali était parti, comme s’il s’agissait d’une victoire obtenue par le peuple, il n’y a qu’un pas que beaucoup ont allègrement franchi.
La gauche au service de la contre-révolution
Cela n’exonère pas la Gauche, particulièrement le Parti des Travailleurs de Hamma Hammami, de sa responsabilité ultérieure dans le mouvement pour l’Assemblée constituante, et qui a contribué d’une manière décisive à permettre au parti Ennahdha de mener le pays sur une voie de garage. En l’occurrence la préparation aux élections de cette Assemblée constituante allait fournir à Béji Caïd Essebsi le temps dont il avait besoin pour poser le pied du parti Ennahdha à l’étrier du pouvoir.
Si donc on veut parler d’une révolution trahie, c’est peut-être à cette opportunité que la gauche a ouverte à la «réaction» pour poser les jalons de la «contre-révolution» politique et sociale, que l’on doit d’abord penser.
Du reste, l’analyse faite des jeux politiques de Rached Ghannouchi et Béji Caïd Essebsi est pertinente. Ce dernier n’a joué de son fils, dont il ne pouvait pas manquer de savoir qu’il était inapte à assumer le pouvoir, qu’aux fins de démanteler son propre parti, Nidaa Tounès, et d’empêcher l’émergence d’une force dotée de la légitimité (électorale) nécessaire pour s’opposer au nom du principe démocratique aux velléités présidentielles exclusives.
Avec le terrorisme le vent en poupe, la crise économique, celle du Covid, l’affaiblissement de l’Etat, la volonté prédatrice et l’arrogance des partis, et surtout l’absence de Cour Constitutionnelle inaccessible grâce à leur jeu, le mécontentement et la piété populaires associés à la médiocrité générale ont balisé le chemin de l’ambition vers le pouvoir. Ce fut Savonarole qui en émergea.
Evidemment, tout cela doit être replacé dans une perspective plus large. La révolution en Tunisie fut l’occasion de liquider les acquis de l’État national, et d’arrimer définitivement le pays à l’économie mondialisée par le biais de la dette contractée auprès des marchés financiers internationaux durant la décennie Ennahdha-Nidaa. C’est ce legs que bon gré mal gré, nous assumons tous aujourd’hui et que nous devons rembourser.
En admettant qu’il y eût bien une révolution et qu’elle ait échoué, on ne peut en jeter la pierre ni à Ebert, ni à Liebknecht, ni à Staline. Il aurait fallu pour cela qu’il y eût d’abord une gauche, qu’elle eût mené une révolution, et qu’elle ait accédé au pouvoir ou ait été bien près de le faire. Ce ne fut évidemment jamais le cas.
Le drame véritable de la gauche en Tunisie fut que ses militants n’aient pas été emprisonnés pour leurs idées ou le danger qu’ils représentaient, qui n’a jamais existé. Autrement dit, tout comme Hamma Hammami l’a fait pour Béji Caïd Essebsi et Rached Ghannouchi en exigeant l’Assemblée constituante, ils ont servi les pouvoirs contre lesquels ils croyaient lutter, à leur corps défendant, au détriment de leur liberté et de leur bien-être pour les uns, de leur crédibilité pour les autres.
Néanmoins Mohamed Kilani dans son livre use d’une vision perspective (sans jeu de mots) jetée sur le passé, certes parfois biaisée par l’inévitable lutte des classes, mais intéressante pour une réflexion approfondie, à la lumière des derniers développements politiques dans le pays. Son évocation de l’Union des forces démocratiques républicaines en tant qu’alternative crédible à la situation politique actuelle, pour autant qu’on ignore qui elle intéresserait, a justement été démentie par l’expérience de l’Union pour la Tunisie, et plus encore par le Nidaa Tounès.
Si aujourd’hui on en est de nouveau au pouvoir personnel, c’est bien parce que la classe politique tunisienne a été incapable d’oublier ses intérêts égoïstes pour le bien du pays. C’est la quadrature du cercle.
* Médecin de libre pratique.
‘‘La révolution trahie: le dernier quart d’heure de la transition démocratique’’, de Mohamed Kilani, en arabe, éditions La Gai Savoir, Tunis, 2024.
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