Entretien avec Tahar Bekri | Évocations poétiques et espaces numériques
Entretien avec le poète Tahar Bekri réalisé en marge du colloque international «La littérature et les arts à l’ère du numérique» organisé par le Département de français de la Faculté des lettres et sciences humaines de Kairouan, les 10, 11 et 12 avril 2025.** Bekri joint poésie et prose, carnets de voyage, réflexions, livres d’art, traductions, continue à multiplier les médiums et utiliser des voi(x)es diverses pour dépasser les frontières et élargir le champ géopoétique de l’œuvre.
Entretien réalisé par Mohamed Amine Kacem *
Considérez-vous le réseau social Facebook comme «baromètre» permettant de mesurer l’ampleur de ce que vous écrivez sur cet espace virtuel ou encore de votre œuvre poétique par les lecteurs ?
Non, plutôt comme écriture de l’urgence, être dans l’actualité, avoir une emprise sur les événements comme auteur, citoyen du monde, cela ne m’empêche pas d’écrire l’œuvre ailleurs, réécrite, qui sera publiée, imprimée sur papier, mais un recueil c’est tous les deux ou trois ans, mon mur sur Facebook, me permet un contact direct avec certains lecteurs, réduit l’isolement du poète, sa solitude. J’ajoute que je publie également et presque régulièrement des textes et des poèmes dans des médias numériques, magazines d’actualité ou revues littéraires.
Choisir un format bref, abrégé, parfois intime ou amical est-il un moyen de joindre le poétique au numérique, à l’instantané qui est le propre de la poésie, mais aussi de se contenter du «Comment» puisqu’elle (la poésie) ne cherche pas le «Pourquoi» ?
J’écris sans me soucier du format, c’est le genre qui l’exige, je joins aussi bien la poésie que la prose, toutes sortes d’écritures littéraires, évocations, souvenirs, réflexions théoriques, carnets, commentaires sur l’actualité, liens à d’autres événements littéraires, à des articles, il en est ainsi de mon activité quotidienne d’écrivain, écrire est une charge, parfois lourde, en partager une partie, allège. Rien n’est instantané. Chaque mot est réfléchi, chaque métaphore, chaque allusion, je ne m’oublie pas sur Facebook, qui exerce sa censure. Je m’arrange pour que mes textes gardent leur éthique et déontologie, avec la responsabilité morale et surtout ne pas accepter les commentaires excessifs ou qui versent dans le discours haineux. Ce qui semble intime est mon visage humain, dans un monde brutal et chaotique que je refuse.
Y a-t-il un projet ou une proposition de publication qui regroupe une partie ou la totalité de ce que vous produisez sur les réseaux sociaux ? Si oui, ce sera quel format ; numérique ou version papier, chez le même éditeur et en gardant cet art de l’illustration qui traverse vos recueils de poésie, peut-être ?
Il ne s’agit pas de proposition, mais comme je l’ai dit au début, un manuscrit sera soumis à un éditeur deux ou trois ans après, en vue d’une publication papier. Certains textes sur Facebook, seront choisis, retravaillés, en fonction de la thématique du projet. Malheureusement pour les illustrations, cela rendrait la publication impossible, tant cela deviendrait onéreux pour l’éditeur, mais cela n’est pas impossible pour les livres d’art…
Avez-vous pensé à une mauvaise parodie, au plagiat ou encore au détournement de votre pensée au moment où vous créez votre contenu digital. Un contenu faisant le cœur d’une pensée qui puise non seulement dans l’histoire littéraire mais aussi dans l’héritage tunisien, maghrébin, méditerranéen, dans un croisement de cultures, de traditions, de rives ?
Oui, cela n’est pas sans risque, mais cela arrive aussi dans la version papier, il y a même un site pour les plagieurs, grâce aux logiciels et l’IA, il est facile de déceler le vrai du faux mais ceci revient aux chercheurs, aux critiques, je ne peux pas m’appliquer à créer un contenu et perdre mon temps à contrôler les faussaires. C’est déjà laborieux de pouvoir écrire dans des conditions de santé bien fragiles ! Pour les dimensions géographiques dont vous parlez, j’y adhère de toutes mes forces et m’y emploie.
«Que peut la littérature» à l’ère des réseaux sociaux, surtout pour un poète et ancien professeur de lettres, contraint de quitter sa terre natale, s’éloigner de sa famille, de son «réseau» d’amis et de son cercle de militants et activistes ?
Il ne me revient pas à moi de répondre à cette question, me concernant d’un livre à l’autre, je tente de dire mon être, ma liberté, mon exil, mon amour pour ma terre natale, à laquelle j’ai consacrée au moins trois recueils, Je te nomme Tunisie (Al Manar, 2011), Chants pour la Tunisie (Al Manar, 2023), Mon pays, la braise et la brûlure (2025). Mais elle traverse presque toute l’œuvre. C’est aux lecteurs de trouver, ou le contraire, dans l’œuvre, ce qui leur parle, ce qui fait que la littérature reste digne, parole haute et crédible, émotionnellement et intellectuellement. La question que vous posez est importante mais on ne peut s’atteler à une œuvre littéraire et s’arrêter à la question «qu’est-ce que la littérature» ou «que peut la littérature» car il faut la faire la littérature, réseaux sociaux ou pas. L’écriture est en elle-même une réponse.
Enfin, peut-on parler d’un prolongement poétique, d’idées et de traces nostalgiques de ce que vous avez nommé «Tunisie» à travers vos publications récentes sur Facebook, notamment les «Digressions littéraires» ?
Les digressions me permettent une liberté thématique et formelle, sans entraves, sans frontières, elles portent mes préoccupations, mes soucis, mes vœux, mes sentiments, mes émotions, mes idées, certaines, en effet, sont marquées par la nostalgie mais aussi le regard critique, il y a un va-et-vient permanent, entre le pays de résidence et le pays natal. Les temps et les espaces se mélangent et s’enchevêtrent, parce que l’être est ainsi, objet de conflits intérieurs, d’intensité ontologique.
Cette Tunisie plurielle, méditerranéenne, africaine, nourricière d’avant, de l’instant présent est-elle omniprésente dans votre espace virtuel ou vous essayez parfois d’y échapper, de prendre du recul par rapport à tout ce qui se passe actuellement dans ce pays et partout dans les régions qui l’entourent ?
Non, pas de recul, du tout, au contraire, l’espace virtuel, pour moi, est réel, je ne le prends pas à la légère. Les mêmes préoccupations que je développe dans l’œuvre se retrouvent sur mon mur. Mes lecteurs ne sont pas que des Tunisiens, ou arabes, ils sont d’autres pays et j’essaie de leur porter une parole de paix, de fraternité, où qu’ils soient, déjouant le discours guerrier, la brutalité des agresseurs, l’arrogance des puissants, dénoncer l’injustice, où qu’elle soit. Je suis habité par la Tunisie, mais je suis aussi citoyen du monde et le poème ne se limite pas à un espace, fût-il le sien, mon désir de dépasser les frontières, de me mêler à la condition humaine est une volonté d’être du côté de respect de la vie humaine, contre la volonté de mort et ceux qui la donnent.
* Titulaire d’un doctorat en littérature française moderne et contemporaine et actuellement médiathécaire à l’Institut français de Sfax, s’est
** Cette manifestation scientifique se voulait une réflexion sur les enjeux et les nouvelles perspectives de l’introduction des formes littéraires et artistiques sur les réseaux sociaux. Elle a suscité différentes interrogations sur les changements apportés par ces réseaux en ligne, le digital, ou encore l’IA dans les domaines de la littérature et des arts.
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