Carthage, la «Tunisienne» ! (1-2)
Un Ă©norme manque dâintĂ©rĂȘt pour lâhistoire de notre pays, de la part dâune grande frange de nos concitoyens, est constatĂ© par de nombreux observateurs. Une «distraction» qui serait due peut-ĂȘtre aux difficultĂ©s immenses que les Tunisiens endurent pendant des annĂ©es. Cette apathie teintĂ©e de lassitude incite des parties Ă©trangĂšres Ă se permettre de retoucher des faits historiques et de sâarroger des figures emblĂ©matiques de notre patrimoine, dans lâindiffĂ©rence gĂ©nĂ©rale. Ce sujet peut paraitre assez anodin Ă la base, mais il joue un rĂŽle crucial dans la formation et la cohĂ©sion de la conscience nationale tunisienne, qui nâest certes pas figĂ©e, elle est Ă la fois ancrĂ©e Ă un hĂ©ritage et reprĂ©sente un processus dynamique en constante Ă©volution.
Ridha Ben Slama *

Chaque nation se dĂ©finit tant par ses caractĂ©ristiques identitaires que par les territoires qui sont les siens. Il arrive que la toponymie doublĂ©e ou redondante, qui est un phĂ©nomĂšne ordinaire liĂ© Ă lâHistoire, survient et bouleverse la pertinence de ces dĂ©terminants. On pourrait Ă©voquer Ă ce titre la problĂ©matique concernant lâemplacement de Cirta, pour le situer Ă lâactuelle El Kef ou bien Ă Constantine. Plusieurs chercheurs soutiennent que les descriptions de Cirta dans les textes anciens correspondent incontestablement Ă la topographie du Kef, au nord-ouest de la Tunisie actuelle. Dâautres, guidĂ©s par une approche plutĂŽt «sĂ©lective», considĂšrent que Cirta Ă©tait situĂ©e sur lâemplacement de lâactuelle ville de Constantine, au nord-est de lâAlgĂ©rie actuelle. Dâautres encore pensent que le site de Sicca, nom antique du Kef, pourrait ĂȘtre le mĂȘme que celui de CirtaâŠ
Fausses controverses toponymiques et géographiques
Somme toute, la plupart des historiens situent Cirta sur le site de lâactuelle ville du Kef, qui sâappellera dâailleurs plus tard Sicca Veneria et Colonia Iulia Veneria Cirta Nova.
Ce dĂ©bat autour de la localisation gĂ©ographique de Sica (Sicca Veneria) et Cirta persiste encore. En dâautres termes, la controverse perdure pour prĂ©ciser si elles sont deux villes distinctes ou si elles dĂ©signent la mĂȘme citĂ© Ă diffĂ©rentes Ă©poques ou sous diffĂ©rents noms dans lâAntiquitĂ©, ainsi que sur lâhistoire de ces deux villes au temps de Carthage et de Rome. Les interactions entre Cirta et Sicca sont Ă©tudiĂ©es, ainsi que leur rĂŽle dans un contexte plus large et sur lâhistoire des deux.
A. Berthier, J. Juillet et R. Charlier estimaient que ce qui est appelĂ© «la Numidie de Jugurtha», reposait sur lâidentification, par ces auteurs, du fleuve Mulucha Ă lâoued MellĂšgue, principal affluent de la Medjerda, et de Cirta Ă la ville que les Romains appellent Cirta nova Sicca (Le Kef). Dans une Ă©tude collective sur ââLe Bellum Iugurthinum et le problĂšme de Cirtaââ, parue en 1950, A. Berthier revient Ă la charge et procĂšde Ă une dĂ©monstration, faisant du Kef la Cirta de Salluste et non pas Constantine. Cette thĂšse a Ă©tĂ© approfondie dans son livre, paru en 1981, intitulĂ© ââLa Numidie, Rome et le Maghrebââ (1), qui se traduit essentiellement par une localisation du domaine du royaume massyle vers lâEst. Elle apporte de nouveaux Ă©lĂ©ments sur les controverses toponymiques de la gĂ©ographie dĂ©crite par Salluste, relative Ă son Ă©poque.
Il est prĂ©conisĂ© de considĂ©rer que lâarchĂ©ologie fonde ses dĂ©ductions sur un terrain variable et les donnĂ©es quâon a aujourdâhui peuvent ĂȘtre demain contestĂ©e, surtout lorsque les sources historiques anciennes sont Ă©crites majoritairement par des Ă©trangers qui constituent par consĂ©quent des tĂ©moins indirects.
Pour «agrĂ©menter» encore les diffĂ©rentes dĂ©monstrations, le nom de «Sarim Batim» avait Ă©tĂ© Ă©voquĂ© aussi comme ancien nom de Constantine. Câest une hypothĂšse formulĂ©e et dĂ©fendue par Ph. Berger lors du onziĂšme congrĂšs des Orientalistes tenu Ă Paris en 1897. Il sâĂ©tait demandĂ© si «lâexpression Sarim Batim, que lâon trouve sur quelques inscriptions nĂ©o-puniques de Constantine, nâest pas un nom de lieu dĂ©signant Cirta», et aussi par AndrĂ© Berthier qui proposait la dĂ©nomination de Sarim Batim pour dĂ©signer Constantine.
La recherche dans les sources lexicales des langues anciennes affirme que Sarrim, signifie en akkadien «roi, prince, seigneur, maitre» et Batim, signifie «maison»(2). Il a Ă©tĂ© Ă©tabli que la langue punique adopte un systĂšme consonantique, câest-Ă -dire, quâelle se base sur la transcription des «consonnes». DâoĂč la difficultĂ© dâavoir une seule et unique prononciation. Ainsi, il y a lieu de ne considĂ©rer que la racine des deux vocables Ă savoir SRM et BTM renvoient à «maison royale, maison du prince, ville royaleâŠÂ».
Il convient de souligner que les centaines de fragments trouvĂ©s Ă Constantine portent des inscriptions avec la dĂ©coration habituelle de stĂšles trouvĂ©es Ă Carthage. DâaprĂšs M. Berthier, parmi les objets lâimage de Tanit se rencontre trĂšs frĂ©quemment.
Des atteintes au récit historique
Cette controverse, connue sous le nom de «problĂšme de Cirta», fait lâobjet de publications et de discussions continues, interminables. Sâil ne sâagissait que dâune recherche acadĂ©mique sur la localisation de deux citĂ©s et sur leur dĂ©nomination, personne ne trouverait rien Ă en redire. Mais, cette dĂ©marche acadĂ©mique Ă lâorigine a eu pour consĂ©quence indirecte une posture Ă©quivoque de certains milieux, dont le dessein est de sâattribuer des figures historiques, de sâapproprier ou dâutiliser leur image ou leur hĂ©ritage indument, ce qui implique des atteintes Ă la conscience nationale et Ă la construction du rĂ©cit historique.
Ainsi, on observe depuis quelques temps que les explorations fondĂ©es en vue dâĂ©tablir la vĂ©racitĂ© historique a ouvert le champ Ă des tentatives de dĂ©formation et de falsifications des faits historiques, dâune maniĂšre inqualifiable, qui tĂ©moignent dâune vision fantasmĂ©e de lâHistoire.
Ces assertions anachroniques qui circulent dans certains médias et réseaux sociaux trahissent une volonté de présenter un récit construit, sélectif et qui sert les visées de ceux qui les promeuvent.
LâidĂ©ologie, dans son orientation pĂ©jorative, se glisse pour dĂ©former lâhistoire en prĂ©sentant une version biaisĂ©e du passĂ©, souvent pour servir des agendas politiques et des arriĂšre-pensĂ©es suprĂ©matistes. Cette dĂ©viation peut prendre la forme dâomissions, de distorsions, de simplifications excessives ou de reconstructions idĂ©ologiques du passĂ©. Il faut bien le prĂ©ciser, il sâagit tout simplement dâune forme de spoliation, Ă lâinstar du transfert illicite dâobjets dâart et de biens historiques. Cette action est rĂ©cupĂ©rĂ©e par des milieux allogĂšnes qui lâinstrumentalisent, elle peut avoir des consĂ©quences graves pour lâaffirmation de notre conscience nationale et la mĂ©moire de notre pays.
Il est donc essentiel de «remettre les pendules Ă lâheure» comme on dit, de clarifier et de mettre fin Ă toute ambigĂŒitĂ© Ă ce sujet, en se rĂ©fĂ©rant Ă la rigueur scientifique autant que faire se peut.
Au commencement Ă©tait CarthageâŠ
Il convient tout dâabord de rappeler ce que reprĂ©sentait Carthage sur le continent et pour toute la MĂ©diterranĂ©e.
DĂšs lâantiquitĂ©, Aristote (384-322 av. J.-C) inclut lâexemple de Carthage parmi ceux des meilleures constitutions dans son livre II et au livre V de sa Politique (335 av. J.-C. environ). Le mĂ©rite de cette constitution aurait Ă©tĂ©, dâaprĂšs Socrate, celui de lâĂ©quilibre entre les pouvoirs. Dâautres auteurs anciens font Ă©galement allusion Ă son organisation(3).
LâĂtat carthaginois Ă©tait une puissance maritime, il Ă©tendit sa prééminence en Ă©tablissant des comptoirs et en exerçant un contrĂŽle commercial le long des cĂŽtes, maintenant une influence politique souvent indirecte dans lâintĂ©rieur des terres, notamment en sâappuyant sur ses relations avec les chefs tribaux. Vers 510Av. J-C, Rome reconnaissait par traitĂ© le monopole commercial de Carthage dans la MĂ©diterranĂ©e occidentale. Le caractĂšre maritime et commercial de la puissance carthaginoise nâa pas pour autant attĂ©nuĂ© son assise terrienne. La ville continentale prise par les troupes carthaginoises (GĂ©nĂ©ral Hannon, IIIe siĂšcle av. J.-C.) est lâancienne Theveste (Tebessa) qui appartenait aux GĂ©tules.
Ă Carthage, diffĂ©rentes populations ont non seulement cohabitĂ©, mais un vĂ©ritable brassage humain sâĂ©tait effectuĂ© : carthaginois Ă©videmment, tribus autochtones (massyle, gĂ©tule, musulameâŠ), grecs, italiens et ibĂšres, ce qui a contribuĂ© au rayonnement de la civilisation punique. Elle est renommĂ©e notamment par son navigateur-explorateur Hannon, par son agronome Magon et par ses grands militaires et stratĂšges de gĂ©nie Hamilcar Barca et son fils Hannibal. Elle est connue par lâĂ©crivain ApulĂ©e, fondateur de la littĂ©rature latine africaine, par Saint-Cyprien et par Saint-Augustin qui y fit sa formation et de frĂ©quents sĂ©jours.
GrĂące Ă sa rĂ©sonance historique et littĂ©raire, la civilisation de Carthage a toujours nourri lâimaginaire universel. En substance, lâĂtat tunisien est sans conteste le prolongement historique et culturel de lâĂtat carthaginois, alors que dâautres entitĂ©s Ă©tatiques rĂ©gionales nâont vu le jour que trĂšs rĂ©cemment.
* Ăcrivain.
A suivreâŠ
Notes :
1- PrĂ©face dâAndrĂ© Wartelle; Paris: Picard, 1981; in-8°, 224 pages, 12 figures, 8 cartes.
2- Hein Bernd et All. Les langues africaines. Ed. Karthala. 2004. en p.110.
3- Diodore de Sicile, Trogue Pompée/Justin, dont la source est encore une fois Timée, Polybe, Appien, et Tite-Live surtout.
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