«Le Liban est ce pays oĂč les Ă©trangers sont autant heureux dâarriver que de repartir», disait, dĂšs en 1976, un chrĂ©tien citĂ© par Robert Fisk dans son livre de mĂ©moires ââNight of Power : The betrayal of the Middle Eastââ. Il nâest pas dĂ©raisonnable de penser que ce constat sâapplique Ă lâensemble du Moyen-Orient et du monde arabe, devenu le cimetiĂšre autant de ses populations que des hallucinations occidentales et sionistes.
Dr Mounir Hanablia *
Lâauteur synthĂ©tise dans cette Ćuvre testamentaire le constat dĂ©sabusĂ© issu de sa carriĂšre de journaliste au Moyen-Orient.
Dans sa recherche du contrĂŽle gĂ©ostratĂ©gique dâune rĂ©gion vitale Ă la prĂ©servation de sa prééminence dans le monde, lâOccident (et la Russie) a soutenu militairement des rĂ©gimes arabes corrompus et meurtriers, oblitĂ©rĂ© lâavenir politique de leurs peuples, et prĂ©parĂ© son intervention militaire, au nom de lâĂ©tablissement de la dĂ©mocratie et du respect des droits de lâhomme. Le rĂ©sultat, ou le moyen, en ont Ă©tĂ© la guerre civile, la dislocation des Etats, la destruction des villes et des campagnes, et le «terrorisme» islamiste.
Afin de sâassurer le soutien de sa population dans cette entreprise (nĂ©ocoloniale) de grande ampleur, lâOccident use dâune rhĂ©torique sâapparentant plus Ă un discours de propagande quâĂ une information objective rapportant des faits, Ă laquelle les journalistes se plient sous peine pour les rĂ©calcitrants dâĂȘtre exclus et de perdre leurs emplois. Câest cela quâon appelle ailleurs la libertĂ© de la presse.
Dans ce maelstrom, il nây a factuellement ni bons ni mauvais. Les diffĂ©rents protagonistes usent des mĂȘmes horreurs, qui sont Ă lâextrĂȘme celles que les AmĂ©ricains ont utilisĂ©es Ă Falloujah en Irak, les IsraĂ©liens Ă Gaza et au Sud Liban, Assad pĂšre et fils Ă Alep et Ă Hama, et Saddam au Kurdistan; et dont Sarkozy aurait empĂȘchĂ© Kadhafi de faire usage Ă Benghazi afin dâempĂȘcher «un autre Srebrenica», dixit Bernard Henry Levy.
Des politiques meurtriĂšres
Autrement dit, dans lâarc de cercle sâĂ©tendant des frontiĂšres de la Chine en Afghanistan jusquâĂ lâOcĂ©an Atlantique au Maroc, les clans au pouvoir ont Ă©tĂ© au mieux rĂ©pressifs, ne tolĂ©rant aucune opposition, au pire, terroristes, semblables aux pires colonialistes amĂ©ricains et israĂ©liens. Mais ces derniers se sont rĂ©servĂ© le beau rĂŽle. A la diffĂ©rence de leurs adversaires, leurs gouvernements sont issus dâĂ©lections dĂ©mocratiques et prĂ©tendent Ă ce titre lutter pour la libertĂ© et les droits de lâHomme contre le terrorisme, dâEtat ou islamiste, quâils ont eux-mĂȘmes contribuĂ© Ă lĂ©gitimer par leurs politiques meurtriĂšres (embargo contre lâIrak des annĂ©es 90), quand ils ne lâont pas eux-mĂȘmes créé de toutes piĂšces ou soutenu, directement, ou par le biais de leurs alliĂ©s (Turquie).
Il restait Ă faire la distinction, digne de Tony Blair, lâex-Premier ministre britannique, ou de Barak Obama, parmi les bourreaux et les tortionnaires qui nâont pas dĂ©truit leurs propres villes, entre les bons, ceux qui torturent et assassinent mais uniquement dans les locaux de leur police politique dirigĂ©e par des Britanniques et des AmĂ©ricains (BahreĂŻn); les moins bons, comme le marĂ©chal Sissi qui quoique fĂ©al de lâOccident fait tirer dans le tas sur la foule Ă Rabaa devant les camĂ©ras des journalistes du monde entier; et les mauvais, comme Kadhafi, qui aprĂšs ĂȘtre devenu bon pour avoir dĂ©mantelĂ© son programme nuclĂ©aire et chimique, a mĂ©ritĂ© dâĂȘtre tuĂ© comme un chien, ou encore les Iraniens, qui tuent les femmes et les hommes indiffĂ©remment dans la rue ou Ă lâabri des regards dans leurs sinistres geĂŽles, mais qui ont surtout le tort de soutenir Bachar, le Hezbollah, les Chiites irakiens, et ces mĂȘmes Houthis qui ces jours derniers, et lâauteur nâa pas vĂ©cu assez longtemps pour le voir, constituent dĂ©sormais un dĂ©fi stratĂ©gique majeur pour lâEtat dâIsraĂ«l grĂące aux missiles iraniens en leur possession, aprĂšs que Donald Trump sây soit cassĂ© les dents.
Ainsi, le tort des Iraniens, ce nâest pas dâavoir les mains ensanglantĂ©es, mais de sâopposer Ă lâentreprise amĂ©ricano-israĂ©lienne, et dâavoir les moyens de le faire, du moins jusquâĂ un certain point.
Pour tout rĂ©sumer, les civilisĂ©s sont ceux qui tuent les autres, les sauvages exterminant leurs propres peuples. Et parmi ces derniers, il y aurait, selon lâexpression de Franklin Roosevelt, «our sons of bâŠ.», ceux de lâOccident, et les autres.
Le dernier chapitre du livre, Ă©difiant, a trait Ă la Syrie, dont lâauteur, sâĂ©tant fixĂ© au Liban, fait naturellement une obsession, jusquâĂ soulever la question de la survie du rĂ©gime de Bachar, assurĂ©e selon lui pendant au moins quelques annĂ©es. Son pronostic se rĂ©vĂ©lera juste. Seul le repli russe imposĂ© par les revers essuyĂ©s dans le conflit ukrainien ont conduit Ă lâeffondrement de lâarmĂ©e syrienne, si on peut appeler cette derniĂšre ainsi, et Ă la conquĂȘte de Damas par les membres de Jibhat Ennosra, autrement dit Daech et Al-Qaida «United», armĂ©s, financĂ©s, et opĂ©rant pour le compte dâErdogan et de la Turquie.
Des puissances impérialistes
Robert Fisk qui estimait le dĂ©membrement de la Syrie, dĂ©jĂ amputĂ©e du Liban, dâAlexandrette, et du Kurdistan syrien (Haut Euphrate), comme une consĂ©quence de la politique des puissances impĂ©rialistes depuis lâaccord Sykes-Picot de 1916, se demandait si le pays survivrait Ă la chute du clan Assad. Il nâavait pas prĂ©vu que la guerre entre les Etats-Unis et lâIran par IsraĂ«l et le Hezbollah interposĂ©s en serait la cause. Mais qui lâaurait imaginĂ© ?
Abstraction faite de lâavenir obĂ©rĂ© du Moyen-Orient (et du Maghreb), que le pessimisme malheureusement raisonnĂ© de lâauteur met en Ă©vidence, il reste Ă se remĂ©morer le commentaire ironique de ce chrĂ©tien qui en 1976 lors de lâarrivĂ©e au Liban de lâarmĂ©e syrienne, et rĂ©pĂ©tĂ© en 2005, prĂšs de 30 ans aprĂšs, lors de son Ă©vacuation contrainte et forcĂ©e aprĂšs lâassassinat de Rafik El-Hariri: «Le Liban est ce pays oĂč les Ă©trangers sont autant heureux dâarriver que de repartir».
En fait, aprĂšs lâĂ©vacuation amĂ©ricaine de Beyrouth en 1983, dâAfghanistan, et dans une certaine mesure, dâIrak, il nâest pas dĂ©raisonnable de penser que ce constat anecdotique sâapplique Ă lâensemble du Moyen-Orient et du monde arabe, devenu le cimetiĂšre autant de ses populations que des hallucinations occidentales et sionistes.
* Médecin de libre pratique.
ââNight of Power: The Betrayal of the Middle Eastââ, de Robert Fisk, Ă©d. Fourth Estate, 8 octobre 2024, 672 pages.
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