Si l’on distingue la publication des œuvres littéraires iraniennes à l’étranger en deux catégories — la littérature persane et la littérature iranienne en d’autres langues — c’est la première qui a connu un destin tragique, surtout dans les premières années qui ont suivi la révolution iranienne. Cependant, grâce aux nouvelles générations d’Iraniens persanophones vivant à l’étranger et à des outils tels qu’Internet, cette situation est en train de se transformer. (De haut en bas et de gauche à droite :Kader Abdolah – Shahrouz Rashid – Reza Daneshvar – Mahmoud Dowlatabadi – Houshang Golshiri).
Mostafa Khalaji
Le persan, langue officielle de l’Iran, est également une langue riche d’une longue histoire. Malgré les évolutions qu’elle a connues au cours des cent dernières années, les Iraniens continuent de comprendre sans difficulté les œuvres des poètes et écrivains qui ont vécu il y a mille ans.
En dehors de l’Iran, les Afghans et les Tadjiks parlent aussi le persan. Autrefois, ils partageaient tous un même espace culturel. Mais à la suite des délimitations politiques et géographiques entre l’Iran, le Tadjikistan et l’Afghanistan — et en particulier après la Révolution constitutionnelle persane — le lecteur iranien s’est principalement tourné vers les œuvres littéraires persanophones produites à l’intérieur des frontières actuelles de l’Iran.
Méfiance envers la littérature en exil
De nos jours, à quelques exceptions près, les lecteurs iraniens, et même les écrivains iraniens, n’accordent que peu d’attention aux œuvres persanophones publiées à l’étranger par des Iraniens.
L’avis de Houshang Golshiri, écrivain célèbre qui vivait en Iran, à propos de la littérature persanophone en exil, est bien connu. Il avait déclaré que les récits persans publiés par les écrivains iraniens exilés n’avaient que peu de valeur littéraire et relevaient surtout de la «catharsis émotionnelle».
Ou encore Mahmoud Dowlatabadi, considéré comme le plus grand écrivain iranien vivant, qui réside en Iran, n’a jamais accepté que son roman ‘‘Le Colonel’’ soit publié en persan à l’étranger, malgré l’absence d’autorisation de publication en Iran.
Dowlatabadi a permis que les traductions de ce roman important de la littérature persane soient publiées dans d’autres langues à l’étranger, Il n’a jamais donné son accord pour la publication de ce livre dans sa version originale à l’étranger. La soif des lecteurs iraniens pour lire le texte original a poussé certains trafiquants de livres à le retraduire du français ou d’autres langues vers le persan et à le publier illégalement !
De tels cas illustrent la méfiance persistante qui règne en Iran à l’égard de la littérature persanophone produite en exil. Cette suspicion n’existe pas à l’encontre des œuvres d’Iraniens ou de personnes d’origine iranienne qui écrivent en langues étrangères (notamment européennes) à l’étranger.
Cette frange d’écrivains, dont la plupart ont pris la nationalité du pays qui les héberge, est de plus en plus reconnue et leurs œuvres de plus en plus lues. Cependant les écrivains iraniens en exil qui persistent à écrire dans leur langue maternelle demeurent isolés. Que ce soit en Iran ou dans la diaspora, leurs œuvres ne sont ni lues ni reconnues à leur juste valeur.
En refusant aux écrivains iraniens de l’étranger la possibilité d’être publiés en Iran, le gouvernement de la République islamique a érigé un mur tel que, près de quatre décennies après la Révolution, il est toujours difficile aux lecteurs iraniens d’accéder aux œuvres des auteurs en exil, malgré Internet et l’édition numérique. Là-dessus viennent se greffer les clichés en vigueur en Iran concernant la littérature iranienne en exil, entre autres, cette critique récurrente selon laquelle «cette littérature ne produit pas des chefs d’œuvre».
La langue en exil
La Révolution islamique de 1979 a déclenché une vague d’émigration, y compris chez les écrivains, dont la plupart ont connu de grandes difficultés dans les premières années ou étaient étroitement surveillés par le régime, soit en raison de leurs activités politiques, soit à cause de leurs œuvres. Leur sort, comme celui de milliers d’autres Iraniens, a été l’exil. Mais parmi ces écrivains, ceux qui étaient enseignants, journalistes, fonctionnaires ou professeurs d’université, ont dû en exil choisir d’autres métiers, généralement d’un niveau inférieur pour assurer leur subsistance.
Reza Daneshvar, auteur de romans et de pièces de théâtre qui émigra à Paris en 1982 où il vécu jusqu’à sa mort en 2015, a gagné sa vie pendant des années comme chauffeur de taxi tout en écrivant son œuvre qui compte parmi les plus importantes de la langue persane. Il a comparé la situation de nombreux Iraniens en exil à celle des Russes exilés après la Révolution de 1917 : «Dans les taxis parisiens, on trouve comme au temps des Russes blancs des princes, des comtes, des architectes, des ingénieurs exilés et moi-même j’ai suivi ce drôle de chemin.»
Il considérait avoir choisi ce métier parce qu’il n’était pas capable d’écrire parfaitement en français : «Pour communiquer avec le monde, vous avez besoin de la langue ; lorsque vous ne maîtrisez pas une langue, votre monde se réduit aux quelques mots que vous connaissez et ceci affecte vos relations sociales et le choix de votre métier.»
Pourquoi l’écrivain iranien en exil cherchait-il à écrire dans une autre langue ? Peut-être que la principale raison de l’absence de véritable connexion entre lui et le lecteur persanophone en exil réside là.
Plus de cent écrivains iraniens ont été exilés après la révolution. Aujourd’hui, après 45 ans, leur nombre a considérablement augmenté. Cependant, en raison de la censure en Iran, des difficultés liées à l’édition à l’étranger et des coûts de distribution, ces écrivains ne parviennent pas à faire parvenir leurs œuvres facilement aux lecteurs persanophones en Iran et même dans d’autres régions du monde.
De plus, l’absence de librairies iraniennes dans la plupart des villes d’Europe et d’Amérique, et même dans les grandes métropoles où il n’y en a qu’une seule, empêche les lecteurs intéressés de trouver les livres qu’ils recherchent.
Il existe également un mur invisible entre l’écrivain iranien en exil et le lecteur persanophone en Iran.
Les lecteurs vivant en Iran estiment que les écrivains de l’exil ne peuvent pas ressentir les conditions de vie actuelle du pays et qu’ils ont perdu à l’étranger la maîtrise de leur langue maternelle. Par conséquent, ils n’éprouvent pas d’intérêt pour leurs écrits. Selon eux, tant que ces auteurs vivaient en Iran, ils pouvaient être de bons écrivains, mais du moment où ils sont partis loin de leur pays et de leur langue maternelle, ils ne sont plus à même de créer une littérature digne d’intérêt.
Shahrouz Rashid, poète iranien qui a fui l’Iran pour des raisons politiques après la Révolution et est décédé en 2019, conteste ce point de vue : «La littérature de l’exil n’est absolument pas l’expression de ce qui ne peut pas être dit en Iran. Ce qui n’a pas été dit en Iran n’a pas été dit et ne le sera pas. En vérité, la littérature de l’exil n’exprime pas les non-dits de l’Iran, elle a, au contraire, une valeur propre.»
Mais les quelques écrivains iraniens en exil qui ont appris la langue du pays où ils vivent suffisamment bien pour écrire dans cette langue ne sont plus confrontés à ces critiques. Non seulement ils ne sont pas l’objet de jugements acerbes de la part des critiques littéraires des pays hôtes, mais ils sont beaucoup mieux considérés par les lecteurs et les revues littéraires en Iran que les écrivains de l’exil qui continuent à écrire dans leur langue maternelle.
Kader Abdolah, écrivain et réfugié politique iranien qui vit aux Pays-Bas depuis des années, écrivait en persan durant ses premières années d’exil, mais a rapidement publié son premier roman en néerlandais. Tant qu’il écrivait en persan, il n’était pas un écrivain connu, mais dès qu’il a commencé à écrire dans une langue étrangère, il est devenu un écrivain à succès. Cet écrivain iranien a lui-même déclaré à propos des écrivains iraniens qui écrivent leurs œuvres en persan en exil qu’ils ont un «sort tragique».
Un destin en pleine évolution
Dans ce contexte, les éditeurs iraniens à l’étranger ont intensifié leurs efforts ces dernières années pour faire connaître les œuvres des écrivains exilés aux lecteurs iraniens de l’étranger.
Par exemple, le «Salon du livre de Téhéran non censuré», qui se tient chaque année en mai dans plusieurs villes d’Europe et des États-Unis en même temps que le Salon international du livre de Téhéran, concrétise ces efforts. L’objectif de ce salon est de permettre aux lecteurs persanophones de l’étranger d’accéder aux livres non censurés.
Les éditeurs participants à ce salon affirment que la continuité de cet événement, année après année, est un signe de son succès. Certains éditeurs persanophones en exil tentent également, par la création de nouvelles applications, de rendre leurs œuvres accessibles en Iran aux personnes intéressées.
Ces éditeurs disent que, malgré toutes les difficultés et obstacles, préserver la littérature persanophone à l’étranger est important pour la vitalité de la culture des Iraniens à l’étranger et pour réduire leurs crises identitaires.
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