Dans une dĂ©cision qui a suscitĂ© une large controverse et a Ă©tĂ© dĂ©crite comme un exemple flagrant de censure institutionnelle, le Groupe dâĂ©dition Ă©ducative de lâUniversitĂ© de Harvard a annulĂ© un numĂ©ro spĂ©cial de la Harvard Educational Review (HER) consacrĂ© Ă lâĂ©ducation en Palestine. Au «gĂ©nocide humain» perpĂ©trĂ© par IsraĂ«l contre les Palestiniens Ă Gaza rĂ©pond le «gĂ©nocide acadĂ©mique» perpĂ©trĂ© par lâadministration Trump contre la cause palestinienne aux Etats-Unis. ( Thea Abu El-Haj, professeure palestino-amĂ©ricaine Ă lâuniversitĂ© Barnard, chez elle dans le Vermont, le 16 juillet. Photographie : John Tully/The Guardian).
Imed Bahri
Ce nouvel acte de censure peut paraĂźtre contradictoire avec lâattitude de lâuniversitĂ© de Harvard quand elle avait refusĂ© au mois dâavril dernier de se plier aux diktats de lâadministration Trump afin de prĂ©server les financements fĂ©dĂ©raux contrairement Ă lâuniversitĂ© de Columbia qui avait capitulĂ©. Sauf quâon y voyant de plus prĂšs, les choses sont bien plus ambiguĂ«s.
Selon lâenquĂȘte de la journaliste indĂ©pendante Alice Speri publiĂ©e dans le Guardian , lâannulation du numĂ©ro spĂ©cial est intervenue quelques semaines seulement avant la date prĂ©vue de sa publication. Cette dĂ©cision a Ă©tĂ© vivement condamnĂ©e par les universitaires qui y ont vu une grave atteinte Ă la libertĂ© de recherche universitaire aux Ătats-Unis, notamment sur les sujets liĂ©s Ă la Palestine.
Cette annulation intervient dans un contexte de conflit croissant entre lâUniversitĂ© de Harvard et lâadministration Trump. Le numĂ©ro spĂ©cial sur lâĂ©ducation en Palestine avait Ă©tĂ© prĂ©parĂ© dans le contexte de la guerre israĂ©lienne contre Gaza qui a entraĂźnĂ© la destruction partielle ou totale des 12 universitĂ©s de la bande de Gaza et la transformation dâĂ©coles en abris.
La pression croissante des censeurs
Face Ă cette catastrophe, la Harvard Educational Review , prestigieuse revue universitaire centenaire, a invitĂ© des chercheurs du monde entier Ă rĂ©diger des articles sur lâĂ©ducation sous occupation, le rĂŽle de lâĂ©ducation dans les mouvements de libĂ©ration et la maniĂšre dont la question palestinienne est abordĂ©e dans les Ă©tablissements dâenseignement amĂ©ricains.
AprĂšs la signature des contrats officiels par les chercheurs et la finalisation des articles, les Presses Ă©ducatives de lâUniversitĂ© Harvard ont brusquement interrompu la publication du numĂ©ro spĂ©cial le 9 juin invoquant «un certain nombre de problĂšmes complexes» ce qui a choquĂ© les auteurs et les rĂ©dacteurs ayant participĂ©s au numĂ©ro.
Cependant, des documents internes obtenus par le journal britannique rĂ©vĂšlent une tout autre histoire. Les auteurs et les rĂ©dacteurs ont dĂ©clarĂ© avoir subi une pression croissante de la part de la maison dâĂ©dition notamment une demande tardive et inhabituelle de soumettre tous les articles Ă un examen par le conseiller juridique de Harvard, une procĂ©dure rare gĂ©nĂ©ralement appliquĂ©e Ă des cas individuels et Ă un stade prĂ©coce plutĂŽt quâaprĂšs la finalisation du processus de rĂ©vision et de contractualisation.
La crainte de répercussions politiques
De nombreux universitaires estiment que ces pressions dĂ©coulent de la crainte de rĂ©percussions politiques ou juridiques dans le contexte de lâintensification de la campagne menĂ©e par lâadministration Trump contre les universitĂ©s amĂ©ricaines accusĂ©es de tolĂ©rer lâantisĂ©mitisme sur les campus.
De nombreuses universités ont réagi en imposant des restrictions aux manifestations, en sanctionnant les étudiants et les professeurs qui défendent les droits des Palestiniens et en examinant de prÚs les programmes universitaires traitant de la question palestinienne.
Dans une lettre collective, les auteurs ont qualifiĂ© lâobligation dâexamen juridique de «dangereux prĂ©cĂ©dent» , arguant que lâannulation du numĂ©ro entier «envoie un message dangereux aux chercheurs du monde entier, leur indiquant que les contrats universitaires sont annulables et sujets Ă des calculs politiques» .
Le comitĂ© de rĂ©daction de la revue, composĂ© de doctorants de Harvard, a soulignĂ© quâil nâĂ©tait pas impliquĂ© dans la dĂ©cision et quâil nâen avait Ă©tĂ© informĂ© que 30 minutes avant les auteurs. Dans une dĂ©claration officielle, il a Ă©crit que cette dĂ©cision «est totalement contraire aux valeurs qui guident la revue depuis plus dâun siĂšcle» .
La censure des discours pro-palestiniens
Du point de vue du Guardian , lâannulation dâun numĂ©ro entier dâune revue universitaire âqui nâavait pas Ă©tĂ© divulguĂ©e auparavantâ constitue une Ă©volution sans prĂ©cĂ©dent dans la liste croissante des cas de censure des discours pro-palestiniens.
Bien que lâUniversitĂ© Harvard poursuive lâadministration amĂ©ricaine en justice pour sa menace de rĂ©duction du financement fĂ©dĂ©ral, ses actions internes, selon ses dĂ©tracteurs, contredisent sa position publique.
Paul Belsito, porte-parole de la Harvard Graduate School of Education, a confirmĂ© dans une dĂ©claration au Guardian que la dĂ©cision dâannulation intervenait aprĂšs neuf mois de discussions et une «absence de consensus interne gĂ©nĂ©ral» sur la question.
Les auteurs, cependant, ont un point de vue diffĂ©rent. Thea Abu El-Haj, anthropologue palestino-amĂ©ricaine au Barnard College de lâUniversitĂ© Columbia, co-auteure de lâun des articles les plus marquants du numĂ©ro, a dĂ©clarĂ© que cette dĂ©cision «reprĂ©sente un abandon institutionnel de la mission de lâuniversitĂ© de dĂ©fendre la connaissance et la critique» . Elle sâest interrogĂ©: «Si les presses universitaires elles-mĂȘmes ne dĂ©fendent pas la libertĂ© de pensĂ©e, quel est leur rĂŽle alors?»
Dans le mĂȘme contexte, Speri estime dans son enquĂȘte que lâannulation sâinscrit dans une stratĂ©gie plus large, ajoutant que lâUniversitĂ© Harvard a rĂ©cemment rĂ©trogradĂ© deux directeurs de son Centre dâĂ©tudes sur le Moyen-Orient âdont lâun a rĂ©digĂ© la prĂ©face du numĂ©ro annulĂ©â et a mis fin Ă son partenariat avec lâUniversitĂ© de Birzeit en Palestine tout en gelant une initiative de la FacultĂ© de thĂ©ologie sur le conflit israĂ©lo-palestinien.
En janvier dernier, lâuniversitĂ© a adoptĂ© une dĂ©finition controversĂ©e de lâantisĂ©mitisme dans le cadre dâun accord juridique avec des Ă©tudiants juifs, largement perçue comme confondant antisĂ©mitisme et critique dâIsraĂ«l.
Le numĂ©ro sur la Palestine devait comprendre une douzaine dâarticles de recherche, dâopinions et dâautres Ă©crits sur lâĂ©ducation en Palestine, en IsraĂ«l et dans la diaspora palestinienne ainsi que sur la libertĂ© acadĂ©mique aux Ătats-Unis.
Le «génocide académique» en marche
Parmi les articles, il y avait des Ă©tudes sur le «gĂ©nocide acadĂ©mique» , terme inventĂ© lors de lâinvasion israĂ©lienne de la bande de Gaza en 2008. Le Guardian rapporte que ce terme dĂ©crit la destruction systĂ©matique des Ă©tablissements dâenseignement palestiniens, des analyses amĂ©ricains de la rĂ©pression du discours acadĂ©mique sur les campus et des tĂ©moignages de premiĂšre main dâenseignants palestiniens travaillant dans des zones de conflit.
Rabee Ighbaria, doctorant palestinien Ă la facultĂ© de droit de Harvard, a Ă©tĂ© invitĂ© Ă rĂ©diger la postface du numĂ©ro mais a refusĂ© de signer le contrat car la revue ayant refusĂ© en avril dâinclure une clause garantissant sa libertĂ© acadĂ©mique.
Il a dĂ©clarĂ©: «Il est honteux quâune revue universitaire rejette une clause protĂ©geant la libertĂ© acadĂ©mique. La postface que jâai Ă©crite portait sur le dĂ©ni de la Nakba et la manipulation des faits pour affirmer le sionisme et contrĂŽler le discours scientifique sur la Palestine. Il est ironique quâelle ait Ă©tĂ© interdite de publication» .
Selon le journal, des chercheurs tentent dĂ©sormais de republier ces travaux dans dâautres revues universitaires mais nombreux sont ceux qui craignent que cet incident ne dĂ©courage dâautres personnes de faire des recherches ou dâĂ©crire sur la Palestine Ă un moment oĂč ce domaine subit une pression sans prĂ©cĂ©dent.
Chandni Desai, collaboratrice de ce numĂ©ro et chercheuse Ă lâUniversitĂ© de Toronto, a dĂ©clarĂ© que lâarticle quâelle a coĂ©crit avec trois universitaires palestiniens dont lâun est doyen de lâUniversitĂ© Al-Azhar de Gaza constituait un tĂ©moignage essentiel sur lâexpĂ©rience de lâenseignement pendant le gĂ©nocide. Elle a ajoutĂ©: «Nous avons perdu des collĂšgues et des Ă©tudiants au cours de ces recherches. Il ne sâagit pas dâun exercice acadĂ©mique thĂ©orique mais plutĂŽt dâune action urgente face Ă la catastrophe».
Les critiques voient dans cet incident un exemple de ce qui est dĂ©sormais appelĂ© «lâexception palestinienne» en matiĂšre de la libertĂ© dâexpression acadĂ©mique selon laquelle les normes et pratiques acadĂ©miques habituelles sont suspendues dĂšs lors quâil est question de la Palestine.
Cependant, Abu El-Haj a indiquĂ© avec un optimisme prudent quâun rĂ©el changement est dĂ©jĂ en cours: «Nous constatons un intĂ©rĂȘt sans prĂ©cĂ©dent parmi les Ă©tudiants pour lâĂ©tude de la question palestinienne. Une nouvelle prise de conscience Ă©merge et les institutions tentent dĂ©sespĂ©rĂ©ment de contrĂŽler le discours mais elles commencent Ă perdre» .
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