Avec son nouveau recueil, ââMon pays, la braise et la brĂ»lureââ, composĂ© de 53 brefs poĂšmes, Tahar Bekri nous livre des fragments se rapportant Ă diffĂ©rents Ă©pisodes de sa vie, allant de lâenfance jusquâĂ lâĂąge adulte. Ils tournent autour de lâexil, lâattachement Ă la terre qui lâa vu naĂźtre et grandir, une terre quâil a dĂ» quitter, suite Ă diffĂ©rents alĂ©as quâil Ă©voque en filigranes, qui demeurent, nĂ©anmoins, toujours prĂ©sents dans sa mĂ©moire. TantĂŽt dâune maniĂšre directe, tantĂŽt suggĂ©rĂ©e. Ainsi, le pays quittĂ© est prĂ©sentĂ© comme un paradis perdu ressenti avec la mĂȘme intensitĂ©, la mĂȘme charge dâamour et de tendresse. Un pays qui nâa jamais cessĂ© de lâhabiter.
Moncef Machta *
Le recueil est inaugurĂ© par le verbe «porter» conjuguĂ©, ici au prĂ©sent «Je te porte pays», lĂ , au passĂ© «Je te portais pays», une patrie Ă laquelle il sâadresse tout le long de ce pĂ©riple, dâune maniĂšre intime, en la tutoyant, une patrie qui se caractĂ©rise par le brassage des diverses civilisations qui lâont traversĂ©e. Un pays «arc-en-ciel», «mosaĂŻque solidaire», un paysage lumineux, dans lequel il se reconnait Ă travers les visages avenants des gens aimĂ©s quâil a dĂ» quitter Ă un moment crucial de sa vie et qui constituent le fondement mĂȘme de son ĂȘtre.
Lâexil vĂ©cu comme une dĂ©chirure
Son exil est dâabord vĂ©cu comme une douleur, une dĂ©chirure, celle dâĂȘtre sĂ©parĂ© de sa terre, des siens. Il se prĂ©sente comme un moyen de dĂ©jouer une situation sans issue lorsque les portes de la facultĂ©, oĂč il Ă©tudiait, lui ont Ă©tĂ© fermĂ©es, Ă la suite du mouvement estudiantin auquel il avait participĂ©.
Dans les affres de lâexil, il ne trouve meilleur remĂšde que de sâadresser Ă son pays comme Ă un ĂȘtre cher. Le seul Ă mĂȘme de le consoler, de le protĂ©ger, de compatir Ă sa souffrance :
«Dans la dĂ©chirure jâemportais ta voix
Baume contre la froidure
Je te cherchais.
Je cherchais ta Méditerranée
Sur lâAtlantique
Mâarrivaient les cigognes
Me parvenait ta complainte».
Un exil qui va rendre encore plus fort son amour pour le pays. Son attachement est tel quâil se compare Ă un oiseau qui cherche Ă survoler les longues distances qui lâen sĂ©parent afin de le retrouver :
«Avais-je des ailes pour survoler
Ce qui nous sépare
Et te rejoindre, pays?»
La sĂ©paration ne fait que raffermir le cordon ombilical qui le rattache Ă la mĂšre patrie. Cette derniĂšre va exacerber le dĂ©sir de rejoindre le pays quâil aime, dâoĂč la mĂ©taphore de la «brĂ»lure» et de la «braise» annoncĂ©e dans le titre du recueil.
«Nous guettions tes nouvelles
Dans les convictions juvéniles
Comme les aiguilles dâune boussole».
LâĂ©vocation du pays est assimilĂ©e Ă une musique harmonieuse qui le berce :
«Jâentendais tes luths
Je libérais tes cordes
Pour faire vibrer tes sons».
Le pays devient ensuite un livre ouvert, une fontaine qui abreuve celui qui a soif de sa terre :
«Je lisais tes pages ouvertes
Comme des fontaines
Et mâabreuvais Ă toutes les sources
Les racines jamais satisfaites
De rester sous terre»
Enfance
Le passĂ© vĂ©cu dans sa terre natale remonte Ă sa prime enfance, oĂč il se revoit sur «les bancs de lâĂ©cole», la nouvelle Ă©cole de la rĂ©publique, frĂ©quentĂ©e par des Ă©lĂšves de condition modeste, aux «corps menus» qui se tiennent «en rang» et auxquels le nouvel Etat indĂ©pendant offrait pendant les rĂ©crĂ©ations du lait en poudre, servi dans des «tasses dâaluminium».
Le poĂšte est reconnaissant Ă lâinstruction quâil a eue, il fait partie de ces enfants qui ont soif de connaissances, apprenant les mots nouveaux qui disent lâamour du pays.
Lâenfance Ă©voquĂ©e dans le recueil reprĂ©sente le dĂ©but de lâĂ©veil des sens, le plaisir de dĂ©couvrir le monde Ă travers les voyages par train, Ă©voquĂ©s dans lâun des fragments oĂč nous retrouvons les sensations que tous les enfants du monde Ă©prouvent dans un voyage par train: le plaisir de contempler des paysages qui dĂ©filent Ă lâinfini. Ici câest lâadulte qui se remĂ©more, comme si câĂ©tait hier, lâĂ©merveillement quâil Ă©prouvait quand il admirait son pays «Je reconnaissais tes paysages un Ă un», «CollĂ© Ă la fenĂȘtre». Le regard de lâadulte et celui de lâenfant se superposent et sâentremĂȘlent. Evocation de «trains cahoteux» montĂ©s sur «des rails de fortune», regards «scrutant» des oliveraies sâĂ©tendant Ă lâinfini. Les voyages partrain Ă©veillent en lui des souvenirs douloureux, des souvenirs relatifs aux dĂ©parts difficiles. LepĂšre mutĂ©, du fait de son emploi de cheminot, de ville en ville, de gare en gare. Lâenfantdevait alors quitter des lieux familiers vers dâautres. Un arrachement quâil avait du mal Ă vivre, un chagrin qui marque certains Ă©pisodes de son enfance. Presque dĂ©jĂ , lâexil et ledĂ©chirement.
Lâenfance est associĂ©e Ă des Ă©lĂ©ments qui lui sont chers, Ă des sensations qui le marquent de leurs empreintes indĂ©lĂ©biles, tel ce citronnier quâil voit grandir et auquel il associe le sourire de son grand-oncle, dans la palmeraie de GabĂšs. Lâarbre semble illuminer son enfance par la couleur de ses fruits, par le parfum dĂ©licieux qui Ă©mane de ses feuilles quand il les frotte entre les mains.
Lâenfance est ainsi marquĂ©e par des moments heureux faits dâinsouciance, de lĂ©gĂšretĂ©, de plaisirs, Ă la fois, simples et intenses, Ă lâinstar de ses promenades en vĂ©los oĂč il a lâimpression que la selle se transforme en tapis volant :
«Le vĂ©lo tâemportait ou tu lâemportais»
Lâamour du pays, des siens
Dans cette poĂ©sie, lâamour du pays sâexprime Ă travers diffĂ©rents moments vĂ©cus, aussi bien durant lâenfance heureuse, que plus tard, lorsquâil il Ă©voque, par exemple, la prĂ©paration militaire, quand il Ă©tait Ă©lĂšve. Le poĂšte nous livre le regard dâun lycĂ©en qui accepte la formation Ă laquelle il Ă©tait tenu de se conformer. Il cherche Ă nous dire son sentiment dâappartenance Ă une patrie Ă protĂ©ger, Ă dĂ©fendre. Ce sentiment nâest pas, en revanche, de nature Ă lâenfermer dans un nationalisme obtus, Il est plutĂŽt lâoccasion dâexprimer trĂšs fort son pacifisme et son amour de la paix :
«Ma guerre Ă moi Ă©tait plus quâune guerre».
Lâamour du pays est associĂ© au respect et Ă lâempathie dus Ă son pĂšre et Ă tous les travailleurs.
Evocation du dur mĂ©tier du pĂšre. Il se souvient de cet homme qui passait la nuit Ă surveiller la bonne marche vers le port des trains de marchandises chargĂ©es dâalfa. Un immense respect le submerge en vis-Ă -vis de celui qui accomplit cette pĂ©nible tĂąche. Le mĂȘme sentiment est Ă©prouvĂ© Ă lâendroit des paysans aux mains rugueuses qui ramassent lâalfa, cette plante difficile des steppes.
Une ouverture sur le monde par les voyages
Dâautres souvenirs se rapportent Ă diffĂ©rents moments de sa vie dâadulte :
«Des annĂ©es plus tard», «Tu repenses», «tu revois», et le poĂšte de nous inviter Ă le suivre dans un va-et-vient dans le passĂ© lointain, ou le prĂ©sent proche, Ă travers ses activitĂ©s culturelles comme par exemple, participer Ă des rencontres dans diffĂ©rents pays, avec dâautres Ă©crivains: de la Martinique, Ă Hammamet autour du thĂšme de lâexil oĂč Rachid Mimouni, qui nâest pas nommĂ©, parle du ââFleuve dĂ©tournĂ©ââ, de lâexil rebelle.
A dâautres moments dans le recueil, le poĂšte est un voyageur qui part Ă la dĂ©couverte de lieux chargĂ©s dâHistoire, Ă lâinstar de Carthage. Le poĂšme prend de lâampleur pour exprimer, avec une profonde Ă©motion, la grandeur et la majestĂ© des sites romains ou puniques, comme rappel de lâHistoire:
«JâĂ©levais mes mots sur lâautel des sacrifices
Par-dessus les collines sentinelles
Loin des urnes funéraires loin des stÚles».
Un exil fécond, créateur
Ce qui ressort de ce recueil, est que lâexil, vĂ©cu par le poĂšte, nâest pas que source de douleur, il est aussi source dâenrichissement et dâouverture sur la beautĂ© du monde, sur la culture humaine quâil a dĂ©couverte et qui lâa marquĂ©, une culture qui nâa pas effacĂ© sa culture mĂšre.
Elle lâa plutĂŽt enrichi grĂące Ă un appel constant Ă la tolĂ©rance et Ă la fraternitĂ©. Sa poĂ©sie est un chant du monde, un hymne Ă la terre et aux ĂȘtres auxquels il est attachĂ© :
«Il y a des ĂȘtres
Comme des rayons du soleil
Nécessaires à la vie
Ouvre le jour
Pour leur dire
Le monde est une merveille».
* Universitaire.
Tahar Bekri, Mon pays, la braise et la brûlure, Ed. Edern, Bruxelles, 16 euros.
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