La Tunisie et l’électronucléaire
La Tunisie dispose d’une base stratégique cohérente pour intégrer progressivement le nucléaire dans son mix énergétique. Même si le projet de centrale a été interrompu, les fondements techniques, humains et institutionnels sont encore présents. Il apparaît donc pertinent de mettre à jour les études existantes et d’envisager la relance du projet dans le cadre du prochain plan de développement national, compte tenu des impératifs internationaux et du progrès réalisé au niveau de la technologie nucléaire dont notamment l’émergence d’une nouvelle catégorie de petites centrales nucléaires modulaires (de petite et moyenne taille).
Dr.Ing. M. Maksoudi (1) – Ing. T. Halila (2) – Ing. M. F. Herelli (3)

A l’instar de la plupart des pays en voie de développement dont les ressources énergétiques ne sont pas abondantes, la Tunisie a été fortement secouée par la crise énergétique de 1973 ; ce qui l’a amenée à réfléchir plus méthodiquement à la stratégie nationale à mettre en œuvre pour répondre efficacement aux besoins énergétiques du pays tout en optimisant la production et la consommation de l’énergie à l’échelle nationale. La stratégie mise en place à l’époque pour répondre aux défis générés par cette crise repose sur l’utilisation des ressources locales en pétrole et gaz naturel ainsi que sur l’importation de ressources spécifiques pour produire de l’électricité. La situation énergétique du pays a vite connu des difficultés causées par une diminution notable de la production nationale d’hydrocarbures et par l’augmentation des prix des produits importés, ce qui a nécessité des mesures plus fermes destinées à diversifier les ressources en énergies tout en maîtrisant davantage la consommation énergétique au niveau de tous les secteurs socio-économiques.
En début de la décennie 1980, la Steg s’est vu confier la mise en place de l’infrastructure humaine et matérielle pour développer le mix énergétique national en collaboration avec les ministères de l’Energie, de l’Industrie, de l’Agriculture et du Transport.
Pour mener à bien cette tâche, la Steg a mis en place une équipe multidisciplinaire composée d’ingénieurs en électronucléaire et statistiques, d’économistes et de planificateurs. Cette équipe a reçu de la part de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) une formation soutenue, du matériel informatique, des conseils et des codes spécifiques pour la planification énergétique, y compris les énergies renouvelables et l’électronucléaire.
Ainsi les énergie renouvelables et l’électronucléaire ont rejoint pour la première fois les autres options énergétiques pour jour le rôle que pourrait leur confier les objectifs stratégiques de développement du pays, compte tenu des conditions spécifiques du pays, dont notamment le coût-bénéfice, la fiabilité technologique et l’état de préparation du secteur bénéficiaire.
Dans le domaine des énergies solaires, par exemple, des démonstrations ont été réalisées dans la période 1980 à 1985 pour tester la fiabilité de certaines technologies de pointe et pour collecter des données de terrain pour les besoins des études plus poussées.
Ainsi le village isolé de Hammam Biadha a été intégralement électrifié grâce à un système photovoltaïque, y compris le pompage photovoltaïque, alors qu’une éoliennea été installée au Cap Bon pour produire de l’électricité.
La Steg a aussi mis en place une compagnie pour produire et commercialiser des chauffe-eaux thermiques solaires.
Les données collectées de ces démonstrations pilotes ont été exploitées pour raffiner davantage les objectifs stratégiques en matière d’énergies renouvelables et pour préparer les plans directeurs de la seconde phase.
En ce qui concerne l’électronucléaire, l’exploitation de cette option dans la période 1980-2000 n’était pas envisageable en raison de la faible capacité installée du réseau Steg, la taille des centrales nucléaires commercialement disponibles à l’époque dont la plus petite taille économiquement fiable remonte déjà à 700 MW ; et surtout l’expérience peu concluante de plusieurs pays avec l’électronucléaire.
En effet, plusieurs pays dans le monde se sont dotés de la première centrale nucléaire, souvent de la taille de 700-900 MW, et ont par la suite arrêté ce programme pour diverses raisons dont notamment les problèmes de sûreté-sécurité, le faible taux d’intégration locale des composants dans la mise en œuvre du programme électronucléaire et/ou une faible croissance économique. Seule un petit nombre de pays ont pu poursuivre la mise en œuvre de leur programme électronucléaire d’une manière soutenue ; tels que la Corée du Sud et la Chine.
Ces contraintes dont souffrent aussi l’Algérie et le Maroc étaient à la base de la décision prise par les trois pays du Maghreb central pour mener à bien une étude commune en vue de définir les perspectives et les conditions propres à l’inclusion de l’option électronucléaire dans un réseau électrique interconnecté au niveau du Maghreb.
Cette étude a été menée par une équipe formée de spécialistes de la Sonatrach (Algérie), de l’One (Maroc) et de la Steg (Tunisie), et a bénéficié de l’assistance de l’AIEA au même titre que les programmes nationaux.
Dans le cas d’un réseau électrique interconnecté, l’horizon de l’électronucléaire devient économiquement envisageable vers le début du nouveau millénaire, ce qui laisse en principe assez de temps aux trois pays pour finaliser l’étude et pour passer à la phase de mise en œuvre.
Ce passage à l’acte ne s’est pas concrétisé pour plusieurs raisons propres à chaque pays. Il résulte de ce coup d’arrêt une perte significative de connaissance ainsi que de ressources humaines formées, ce qui a affecté le processus de planification énergétique en Tunisie.
Il faut noter toutefois que tout au long de cette période et en dehors du domaine de l’électronucléaire, les applications de l’énergie atomique à des fins pacifiques ont continué à se développer en Tunisie pour couvrir certains besoins dans des secteurs socio-économiques clefs, tels que l’agriculture, la santé, l’industrie, l’environnement et la gestion de la connaissance nucléaire, y compris les ressources humaines. Ces activités sont coordonnées à l’échelle nationale par le Centre national des sciences et techniques nucléaires (CNSTN) depuis sa création en 1993, alors que les activités réglementaires sont du domaine du Centre national de radio protection (CNRP).
Le contexte actuel
Le contexte mondial dans lequel évolue aujourd’hui l’électronucléaire a été façonné par les événements très graves qui ont affectés ce secteur tout au long de la période 1980-2020. En premier lieu, l’explosion de la centrale de Tchernobyl, survenue le 26 avril 1986, fut une catastrophe nucléaire majeure due à une combinaison d’erreurs humaines et de défauts techniques lors d’un test sur le réacteur n°4, provoquant deux explosions (vapeur et hydrogène) qui projetèrent le couvercle de l’enceinte de confinement et exposèrent le cœur du réacteur, libérant ainsi massivement de la matière radioactive dans la plupart des pays européens.
Cet événement a entraîné des décès immédiats, des maladies graves (notamment cancers de la thyroïde) et l’évacuation de millions de personnes, créant une zone d’exclusion et marquant l’histoire nucléaire mondiale. Il est à noter que même des pays aussi loin du lieu de l’accident que la Tunisie ont été touchés par la radioactivité libérée par la centrale, puisqu’on avait décelé quelques semaines après l’accident des doses de rayonnement du césium 137 à Makthar et à Ain Draham provenant de Tchernobyl.
La catastrophe nucléaire de Fukushima représente aussi un accident majeur causée par le tsunami qui a frappé le Japon le 11 mars 2009. Cette catastrophe combine les effets d’un accident nucléaire et d’un séisme ; et a eu des répercutions sévères sur l’industrie nucléaire mondiale, ainsi que des conséquences majeures au Japon et notamment au niveau de la population locale, du programme nucléaire japonais et surtout l’économie de la zone touchée.
Avec le temps, on s’est rendu compte que les conséquences de Fukushima sont multiples, allant d’une crise environnementale et industrielle à des crises sanitaires et sociales complexes, dont la gestion est loin d’être terminée.
Aujourd’hui, la centrale de Fukushima représente un chantier colossal avec des défis majeurs comme le retrait du combustible fondu et la gestion de l’eau radioactive. L’environnement montre des signes de rétablissement, mais des restrictions majeures demeurent encore sur la pêche.
Bien qu’ils ont durement affecté l’industrie nucléaire mondiale, ces deux accident graves ont aussi permis aux industriels du nucléaire et aux autorités réglementaires de s’entendre sur des mesures concrètes visant à améliorer la fiabilité et à augmenter la sûreté/sécurité des centrales nucléaires, ce qui a redonné confiance en ce moyen de production de l’électricité surtout que la communauté internationale exige aujourd’hui des pays de s’acquitter de leurs obligations vis-à-vis des émissions de gaz à effet de serre.
La position de la Tunisie sur l’électronucléaire
Concrètement, l’électronucléaire a été réhabilité par plusieurs pays pour les raisons suivantes : un regain d’intérêt à l’échelle mondiale pour les énergies moins polluantes dont notamment les énergies renouvelables et l’électronucléaire afin de répondre aux obligations imposées par la communauté internationale en vue de réduire les émissions de gaz à effet de serre, d’une part, et par l’épuisement progressif des ressources énergétiques fossiles d’autre part.
Cette situation a amené beaucoup de pays en voie de développement dont la Tunisie, à renouveler leur intérêt pour l’exploration des options énergétiques nucléaires tout en tenant compte des conditions spécifiques de leurs priorités en matière de développement socio-économique.
Face à la volatilité des marchés internationaux en matière d’offres et demandes d’hydrocarbures, et à la nécessité de renforcer sa sécurité énergétique, le Tunisie voit dans l’électronucléaire une option stratégique pour diversifier son mix énergétique, soutenir son développement socio-économique et aussi se conformer avec ses obligations relatives aux émissions de gaz à effet de serre.
Compte tenu de cette perspective, la Tunisie s’est inscrite pleinement dans cette dynamique en développant les applications pacifiques de l’énergie nucléaire, un domaine dans lequel elle entretient depuis longtemps une coopération solide avec l’AIEA. Cette orientation traduit une vision globale alliant sécurité énergétique, progrès technologique et montée en compétence des ressources humaines nationales.
La demande énergétique tunisienne continue d’augmenter alors que les réserves de gaz et de pétrole continuent à diminuer, dans un contexte de tensions géopolitiques sévères qui rendent les approvisionnements incertains. Dans cette situation, la diversification énergétique s’impose comme une nécessité vitale. La Tunisie a d’ailleurs réaffirmé son intérêt pour l’énergie nucléaire lors de la réunion ministérielle du World Fusion Energy Group tenue à Rome en 2025, en soutenant les initiatives internationales liées à la fusion et la fission nucléaires ainsi qu’à la recherche et à l’innovation dans ce domaine.
La Tunisie participe activement aux programmes de coopération technique soutenus par l’AIEA, notamment pour le renforcement des cadres réglementaires, l’amélioration des normes de sûreté et la formation de spécialistes.
L’Agence arabe de l’énergie atomique, basée à Tunis, joue également un rôle important en promouvant une vision régionale de la sécurité énergétique et en encourageant la mise en place d’une plate-forme dédiée à la formation des cadres et à la recherche, initiative à laquelle la Tunisie contribue pleinement.
La politique nucléaire tunisienne repose sur quatre principes fondamentaux : la sûreté, la sécurité, la non-prolifération et l’usage exclusivement pacifique de la technologie nucléaire. Le pays fait d’ailleurs partie des pionniers africains ayant intégré le nucléaire civil dans le développement des secteurs clefs ; tels que la santé, l’industrie et l’agriculture.
Entre 2006 et 2010, plusieurs études menées par la Steg avec l’appui de l’AIEA avaient envisagé la construction d’une centrale électronucléaire d’une puissance de 1000 à1200 MW. Le coût estimé à l’époque variait entre 770 millions et 1,2 milliard de dollars. Cependant, le projet a été suspendu après 2011, au profit d’une stratégie nationale orientée davantage vers les énergies renouvelables. Malgré cela, les acquis institutionnels et les partenariats internationaux sont restés solides, et des centaines d’experts tunisiens ont continué à être formés dans divers domaines liés au nucléaire civil, touchant la santé, l’environnement, l’agriculture et l’industrie.
Aujourd’hui, la Tunisie dispose d’une base stratégique cohérente pour intégrer progressivement le nucléaire dans son mix énergétique. Même si le projet de centrale a été interrompu, les fondements techniques, humains et institutionnels sont encore présents. Il apparaît donc pertinent de mettre à jour les études existantes et d’envisager la relance du projet dans le cadre du prochain plan de développement national, compte tenu des impératifs internationaux et du progrès réalisé au niveau de la technologie nucléaire dont notamment l’émergence d’une nouvelle catégorie de petites centrales nucléaires modulaires (de petite et moyenne taille).
Mesures concrètes à envisager à cours et moyen termes
A présent, la Tunisie ne dispose pas d’une stratégie validée à l’échelle nationale pour produire l’électricité à partir de l’électronucléaire d’une façon pérenne. Le pays compte plutôt sur les énergies renouvelables ; tout en continuant à s’intéresser de près à l’évolution technologique des centrales nucléaires de petite et moyenne taille en vue de répondre à des besoins nationaux spécifiques ; tel le dessalement d’eau de mer. Cette vision a été bien reflétée dans le Programme-cadre national 2025-2029quela Tunisie a récemment adopté en collaboration avec l’AIEA pour bien orienter ses efforts présents et futurs vers les utilisations pérennes des technologies nucléaires, avec comme priorités les questions de sûreté/sécurité et de développement des compétences.
Sur le plan stratégique, la Tunisie passe actuellement par une phase cruciale, où la réussite de sa transition vers les énergies renouvelables est vitale pour réduire sa vulnérabilité énergétique et surtout pour stimuler une croissance verte. Ceci ne l’a pas empêchée de porter une attention particulière au développement durable de l’énergie nucléaire, en prenant part activement à la promotion des innovations technologiques et institutionnelles dans le domaine nucléaire et en favorisant un meilleur échange d’informations et de connaissance entre toutes les parties prenantes de la technologie nucléaire dans le pays (CNSTN, Steg, Sonede, ministères concernés).
A signaler, que la Steg a confié au Centre technique des industries mécaniques et électriques (Cetime) en 2009, une étude prospective pour définir les possibilités d’intégration/participation des capacités locales pour les besoins d’une centrale électronucléaire.
Actuellement, il y a plus de 50 concepts innovants de petits réacteurs nucléaires modulaires (PRM) qui ont été ou sont en cours de développement de par le monde dans le cadre de programmes nationaux ou internationaux. Des PMR innovants pour toutes les principales catégories de réacteurs et pour certaines combinaisons non conventionnelles. Les technologies sont diverses, et de nombreuses conceptions mettent l’accent sur la sûreté intrinsèque et les caractéristiques techniques qui influent positivement sur les coûts d’installation, les emplacements et les applications. Des percées technologiques importances ont été réalisées en collaboration avec l’AIEA, tant au niveau de la technologie que sur le plan de la sûreté et sécurité, ce qui présage un avenir prometteur à cette catégorie de réacteurs.
De nombreux réacteurs de petite taille sont conçus pour remplir de multiples fonctions, principalement la production d’électricité ainsi que de la chaleur et de la vapeur pour les procédés industriels. Parmi les applications prometteuses figure le couplage de ces réacteurs avec des usines de dessalement d’eau de mer, qui nécessitent d’importantes quantités d’électricité pour les opérations de dessalement.
Il faut noter que la majeure partie de l’électricité nucléaire actuelle est produite dans les pays industrialisés par de grandes centrales d’une puissance de 700 mégawatts et plus, ce qui dépasse de loin la capacité des pays en voie de développement. L’avenir pourrait être plus prometteur si les objectifs de mise en service de petits et moyens réacteurs (PMR) sont atteints au cours des prochaines décennies.
A cet effet, l’AIEA soutient la coopération internationale en matière de recherche et de développement sur les PMR, notamment par le biais de son Projet international sur les réacteurs nucléaires et les cycles du combustible innovants (Inpro), qui réunit 30 États.
Parmi ces applications «non électriques», le dessalement de l’eau de mer à partir du nucléaire est le domaine d’intérêt particulier pour la Tunisie en raison des problèmes actuels et futurs qui affectent aujourd’hui et affecteront plus tard les ressources hydrauliques du pays ; ainsi et pour développer ce sujet et le mettre en œuvre, nous pensons que notre pays dispose d’un savoir-faire et des compétences qui pourraient planifier à moyen et long terme l’exploitation de cette technologie pacifique, et ce en coopération entre les organismes nationaux ayant une relation avec ce sujet, les organismes internationaux en général et l’AIEA en particulier pour développer une stratégie nationale de l’eau en vue de doter le pays des moyens techniques/technologiques, juridiques, et financiers pour faire face aux problèmes futurs de la sécheresse qui aurait une influence directe sur notre économie d’une façon générale et sur notre agriculture d’une façon particulière.
1- Ancien haut fonctionnaire de l’AIEA à Vienne.
2 et 3- Conseillers du Doyen de l’Ordre des Ingénieurs Tunisiens (OIT).
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