En 2020, en Inde, un pays essentiellement campagnard et sous-dĂ©veloppĂ©, les paysans, pourtant politiquement rouĂ©s et encadrĂ©s par des intellectuels souvent brillants, nâont pas saisi lâopportunitĂ© dâun vĂ©ritable changement en profondeur quâils auraient pu imposer dâune maniĂšre irrĂ©mĂ©diable, avec la majoritĂ© nĂ©cessaire pour le faire.
Dr. Mounir Hanablia *
Les paysans en Chine avaient constituĂ© la base sur laquelle sâĂ©tait appuyĂ© le Parti communiste chinois pour lutter contre lâoccupation japonaise durant la seconde guerre mondiale, puis pour arracher le pouvoir au parti Kuomintang dont les dĂ©bris sont toujours rĂ©fugiĂ©s aujourdâhui sur lâĂźle de Taiwan.
En Russie en 1917, ou plutĂŽt dans lâempire tsariste, les paysans, malgrĂ© les prĂ©tentions du parti bolchevik Ă reprĂ©senter la classe ouvriĂšre dans un pays sous industrialisĂ© et largement agricole, avaient formĂ© lâossature de lâarmĂ©e rouge des ouvriers et paysans, ainsi quâon lâavait nommĂ©e, qui allait permettre aux communistes de sâinstaller Ă la tĂȘte du pays durant plus de 70 ans.
Curieusement, lâInde, un pays majoritairement constituĂ© de campagnards dont lâagriculture reprĂ©sente la principale source de revenus, nâa pas basculĂ© dans la RĂ©volution, malgrĂ© des famines cycliques, et les conflits intercommunautaires, ou bien issus de la tyrannie sociale nĂ©e du systĂšme des castes prĂ©dominant dans le pays. Les partis communistes, lĂ©galisĂ©s dans le pays, nâont jamais eu dâinfluence quâau niveau rĂ©gional dans quelques Ătats pĂ©riphĂ©riques dont ils ont remportĂ© les Ă©lections comme le KĂ©rala et le Bengal Occidental. Il y a bien eu un maquis communiste dirigĂ© par Charu Majumdar, quâon a qualifiĂ© de Naxalite, dans les forĂȘts du Jharkhand, qui a fait parler de lui un certain temps en menant des attaques contre les forces de lâordre ou leurs informateurs, mais ce maquis nâa pas bĂ©nĂ©ficiĂ© du soutien populaire qui lui aurait permis de constituer un fief, un territoire sĂ©curisĂ©, une rĂ©publique populaire, pour se lancer ensuite Ă la conquĂȘte du pays, comme cela sâĂ©tait fait en Chine ou au Vietnam.
Le morcellement issu du communalisme et des castes nâa ainsi pas pu ĂȘtre surmontĂ© par lâanalyse ou la rhĂ©torique marxiste alors que tout prĂ©disposait le pays Ă un conflit social de grande ampleur dont aurait pu naĂźtre une situation rĂ©volutionnaire.
Le mouvement paysan de 2020
Câest pourquoi le mouvement paysan de 2020 dans le pays le plus peuplĂ© au monde ne doit pas ĂȘtre considĂ©rĂ© comme un Ă©vĂ©nement marginal, le nĂ©olibĂ©ralisme et le marchĂ© global ayant le vent en poupe dans le monde entier. Câest justement pour exiger le retrait des lois instituĂ©es par dĂ©crets par le gouvernement communaliste hindou du dĂ©magogue autoritaire Modi, dans le but de soumettre lâagriculture indienne aux intĂ©rĂȘts des grands groupes commerciaux et financiers nationaux et internationaux, que le soulĂšvement paysan est nĂ© afin dâĂ©pargner Ă des centaines de millions de paysans les expropriations de leurs terres en faveur de lâagrobusiness, que les trois nouvelles lois auraient imposĂ©es.
Ces lois supprimaient les prix minimums garantis des produits agricoles, restreignant les droits des fermiers Ă se pourvoir en justice en cas de litige avec des intermĂ©diaires, qui ne seraient dĂ©sormais plus agréés par lâEtat. Les fermiers devraient traiter avec un marchĂ© sur lequel ils nâavaient aucune prise, pas mĂȘme celle de fixer les prix. Bref, ils ne seraient que de simples producteurs face Ă de puissantes corporations qui en seraient les principaux acteurs.
En lĂ©gifĂ©rant par dĂ©crets, le gouvernement Indien avait court-circuitĂ© le Parlement sans lui soumettre les projets de lois contestĂ©s pour approbation, remettant en question lâĂ©quilibre des pouvoirs dans un pays qui se qualifie de plus grande dĂ©mocratie du monde. Il Ă©tait dâautant moins fondĂ© Ă le faire que la Constitution indienne prĂ©cisait que les questions liĂ©es Ă lâagriculture relevaient des parlements rĂ©gionaux, et non du pouvoir central. Et il avait choisi de le faire en pleine pandĂ©mie de Covid pendant quâil restreignait les libertĂ©s de travailler, de circuler et de se rĂ©unir dans tout le pays.
La capacité de mobilisation des fermiers
Le fait dĂ©montre suffisamment la capacitĂ© de mobilisation de plusieurs centaines dâassociations de fermiers et leur dĂ©termination dans des conditions aussi dĂ©favorables. Le noyau de la contestation sâest situĂ© au Punjab, un des Ătats les plus prospĂšres de la FĂ©dĂ©ration Indienne, considĂ©rĂ© dans les annĂ©es 70 comme le grenier Ă blĂ© de lâInde aprĂšs ce quâon a appelĂ© la RĂ©volution Verte. Le cĆur en a Ă©tĂ© la communautĂ© Sikhe dont, outre les rĂ©seaux de solidaritĂ© autour dâune croyance monothĂ©iste commune, lâHistoire est celle dâune lutte ininterrompue contre lâoppression et lâinjustice du pouvoir, et dont lâidĂ©al est le service de la communautĂ©.
Ainsi les temples sikhs disposent tous de cuisines animĂ©es par des fidĂšles volontaires, afin de distribuer des repas gratuits Ă tous ceux qui se prĂ©senteraient, indĂ©pendamment de leurs race, sexe, ou conviction religieuse. Ce haut idĂ©al humaniste a facilitĂ© la mobilisation des milliers de paysans du Punjab dont la capacitĂ© dâorganisation et lâidĂ©al communautaire Ă©taient si on peut dire rodĂ©s depuis des siĂšcles. Des milliers dâhommes, de femmes, de vieillards venus dans leurs tracteurs, camions, et camionnettes, ont ainsi Ă©tabli des camps mobiles le long des routes convergeant vers la capitale, dont tous les jours ils se rapprochaient encore plus.
Le gouvernement indien, tout comme ceux qui lâont prĂ©cĂ©dĂ©, nâĂ©tant nullement dĂ©sireux de voir sa capitale envahie par une contestation jugĂ©e menaçante, envoya les unitĂ©s centrales de la police Ă©pauler les unitĂ©s rĂ©gionales afin dâempĂȘcher les contestataires de passer, si possible de les disperser. Les manifestants furent donc confrontĂ©s Ă la brutalitĂ© policiĂšre, mais ils persistĂšrent.
Il vint donc un moment, dĂ©but dĂ©cembre, alors que le froid de lâhiver se faisait sentir, oĂč les paysans se trouvĂšrent bloquĂ©s en rase campagne par les forces de lâordre avec les routes vers la capitale coupĂ©e. Des camps permanents furent ainsi montĂ©s avec entre autres bibliothĂšques, gymnase, cinĂ©mas, ravitaillement quotidien en provenance des campagnes, cuisine, voirie, et mĂȘme des dispensaires, animĂ©s par les centaines de volontaires venus apporter leur aide. Et le mouvement a fait tache dâhuile dans les autres Etats de la fĂ©dĂ©ration dont les fermiers Ă©taient aussi intĂ©ressĂ©s par le retrait des lois contestĂ©es.
Toujours est-il, au moment oĂč les paysans entamaient des nĂ©gociations avec le gouvernement, quâils dĂ©cidaient de mettre la pression en bloquant le chemin de fer au niveau rĂ©gional, entraĂźnant lâĂ©puisement rapide des stocks de charbon, et la fermeture de plusieurs centrales Ă©lectriques nĂ©cessaires au fonctionnement de lâindustrie.
Le louvoiement du gouvernement
En un peu plus dâun mois, il y eut environ six rĂ©unions entre les reprĂ©sentants des fermiers et du gouvernement, qui nâaboutirent pas, les premiers exigeant les retraits des lois, et les seconds sâobstinant Ă ne discuter que dâamendements. Naturellement le gouvernement entama une campagne de propagande de grande ampleur, relayĂ©e par des mĂ©dias aux ordres appartenant aux grands groupes commerciaux dĂ©sireux de voir les lois appliquĂ©es Ă leur bĂ©nĂ©fice. Ils prĂ©sentaient les fermiers comme des naxalites, guĂ©rilleros communistes, ou bien Punjab oblige, des khalistanis.
En effet, dans les annĂ©es 80, lâarmĂ©e indienne avait dĂ©truit le Temple dâOr dâAmritsar, le lieu le plus saint du sikhisme, parce que sây Ă©taient rĂ©fugiĂ©s des sĂ©paratistes exigeant la crĂ©ation dâun Etat sikh indĂ©pendant, le Khalistan. Une actrice de Bollywood devenue dĂ©putĂ©e appuyait les thĂšses du premier ministre Modi.
Face Ă cette campagne de dĂ©sinformation, les contestataires rĂ©pliquaient par un usage intensif de lâInternet afin dâinformer rĂ©guliĂšrement leurs propres partisans tout en acquĂ©rant la sympathie de leurs compatriotes, Ă©mus par la mort dâune cinquantaine de manifestants, souvent ĂągĂ©es, de froid, ou de maladie. Il y eut mĂȘme un suicide de protestation, afin de rappeler que les suicides de fermiers, endettĂ©s irrĂ©mĂ©diablement, reprĂ©sentaient plus de 11% du total dans le pays, sur 25 ans.
MalgrĂ© cela, le gouvernement sâobstinait, arguait du bien-fondĂ© de sa politique, rĂ©cusĂ©e par les fermiers, les partis dâopposition, et de plus en plus les diffĂ©rents segments de la sociĂ©tĂ© civile que rebutaient sa dĂ©rive autoritaire remettant en cause le fonctionnement des institutions dĂ©mocratiques, tout comme les mĂ©thodes policiĂšres utilisĂ©es pour rĂ©primer les manifestants, de plus en plus soutenus par une opinion publique internationale influencĂ©e par les communautĂ©s indiennes Ă©tablies aux Etats-Unis et au Canada.
Le Canada sâinvite dans la crise
Le Premier ministre Justin Trudeau du Canada nâhĂ©sitait pas Ă monter au crĂ©neau pour exprimer sa solidaritĂ© avec ses compatriotes originaires dâInde inquiets du sort de leurs proches demeurĂ©s dans ce pays, luttant pacifiquement pour prĂ©server leurs droits. Trudeau dĂ©noncerait quelques annĂ©es plus tard lâassassinat de militants sikhs au Canada en lâattribuant aux services secrets indiens, dĂ©clenchant une crise diplomatique entre les deux pays.
Le fait le plus marquant est que le mouvement paysan, en utilisant des moyens pacifiques, Ă©tait ainsi devenu une menace pour le pouvoir parce quâil avait rĂ©ussi Ă surmonter les diffĂ©rences de castes et de religions entre Hindous et Musulmans, dont le parti suprĂ©maciste Hindou au pouvoir, le BJP, avait fait son cheval de bataille, en instaurant le fameux registre national et la rĂ©forme sur la nationalitĂ© faisant des musulmans des citoyens sans droits dans leur propre pays.
Le mouvement paysan avait fĂ©dĂ©rĂ© les diffĂ©rents mĂ©contentements contre la politique cynique dâun gouvernement qui nâhĂ©sitait pas Ă importer de lâĂ©tranger Ă des prix supĂ©rieurs les produits disponibles sur le marchĂ© intĂ©rieur, afin de casser la production locale et punir les fermiers, quand il ne les soumettait pas Ă des reprĂ©sailles fiscales.
Des personnalitĂ©s Ă©minentes et des sportifs avaient mĂȘme rendu les dĂ©corations dont lâĂtat Indien les avait honorĂ©s, en signe de protestation, un symbole fort remettant ainsi en question implicitement lâunitĂ© du pays.
Lâimpossible rĂ©volution
Le livre, Ă©crit comme un journal par une adolescente punjabi sikhe de 16 ans suffisamment cultivĂ©e pour citer des passages de piĂšces de Shakespeare, sâinterrompt en janvier 2021 alors que les deux parties nâont pas encore trouvĂ© dâaccord.
En fait, il faudra une annĂ©e au gouvernement pour cĂ©der et se rĂ©soudre Ă lâannulation des lois en question. Ce nâest pas la menace de dĂ©sintĂ©gration du pays qui lâa fait reculer, mais plutĂŽt la perspective dâune dĂ©faite Ă©lectorale sans prĂ©cĂ©dent. Et les Ă©lections de 2024 viendront confirmer le recul Ă©lectoral de M. Modi qui ne disposera plus de la majoritĂ© absolue au parlement.
Ăvidemment nul ne contestera que les fermiers indiens ont remportĂ© une grande victoire en rĂ©alisant leurs objectifs contre un pouvoir sans scrupules soutenu par le marchĂ© global et les forces de la mondialisation. NĂ©anmoins, aprĂšs cela, leur mouvement sâest immĂ©diatement auto-dissous. Et les perspectives entrevues dâune sociĂ©tĂ© libĂ©rĂ©e de la tyrannie des castes et du communalisme ne se sont pas rĂ©alisĂ©es, parce quâaucun parti politique nouveau nâa Ă©mergĂ© pour en faire programme rĂ©alisable, les partis traditionnels en Ă©tant incapables.
Ainsi dans un pays qui demeure essentiellement campagnard et sous-dĂ©veloppĂ©, avec quelques poches dâopulence autour de mĂ©galopoles surpeuplĂ©es, les paysans, pourtant politiquement rouĂ©s et encadrĂ©s par des intellectuels souvent brillants, nâont pas saisi lâopportunitĂ© dâun vĂ©ritable changement en profondeur quâils auraient pu imposer dâune maniĂšre irrĂ©mĂ©diable, avec la majoritĂ© nĂ©cessaire pour le faire. Leur victoire, obtenue par leur sens de lâorganisation, leur combativitĂ©, leur sacrifice, leur persĂ©vĂ©rance, et leur solidaritĂ©, nâest donc pas dĂ©finitive, et demeure tributaire dâune volontĂ© politique qui nâaura de cesse de la remettre en question dĂšs lors que lâopportunitĂ© pour le faire se prĂ©sentera.
* MĂ©decin de libre pratique. â
âInquilab-2020 : The United Indian Peasant Movementââ, de Amarveer Kaur, Ă©d. Notion Press, 14 fĂ©vrier 2021, 270 pages.
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