Les marchands du temple et les moutons de Panurge │ Vers une nouvelle éthique sociale
Abstraction faite du coût prohibitif de certains rites religieux, comme le pèlerinage à la Mecque ou le sacrifice du mouton, on ne peut que difficilement comprendre à quelles considérations morales une communauté, musulmane en l’occurrence, obéit en consacrant autant de richesses dans l’accomplissement de rites dont les revenus servent à armer ses ennemis et massacrer ses propres coreligionnaires, à Gaza ou ailleurs.
Dr Mounir Hanablia *
L’Aïd Al-Adha, la fête du mouton consacre chaque année à la Mecque la fin de la grande assemblée du , Mont Arafat lorsque deux millions de fidèles musulmans venus de tous les horizons, uniformément vêtus de blanc et réunis dans un lieu et une même adoration, se souviennent du jugement dernier, en symbolisant le caractère universel de l’islam. Certes. Néanmoins, pour les plus nombreux, ceux qui ne veulent pas ou ne peuvent pas aller à la Mecque, la fête, c’est avant tout l’obligation devenue sociale de se procurer la viande nécessaire pour se fondre dans le troupeau.
En ces années de vaches maigres, les prix de la viande, pour ne pas dire du mouton, atteignent désormais des sommets qui la rendent inaccessible pour une partie de plus en plus importante de nos concitoyens, obligés d’acheter la précieuse denrée au détail, ou bien de se rabattre sur la dinde, le poulet, ou même le poisson.
Un phénomène de société
Ainsi, comme bien souvent les nécessités économiques sont en train de transformer un phénomène de société et des pratiques de consommation. Est-ce une bonne ou une mauvaise chose ?
Les économistes diront que le pays n’a pas besoin chaque année de la saignée massive qui en frappant le cheptel favorise l’ascension vertigineuse des prix d’une denrée de plus en plus inaccessible pour le commun des mortels.
Les puristes, que l’esprit de la religion étant d’unir, du moins en principe, l’abattage du mouton devient paradoxalement un facteur de discrimination sociale entre ceux qui peuvent et les autres. Tout comme le fait d’aller en pèlerinage à la Mecque d’ailleurs, dont ainsi que le spécifie le Coran, seuls ceux qui le peuvent ont l’obligation de le faire.
Néanmoins, rite du pèlerinage, le sacrifice du mouton est devenu une obligation pour tous les musulmans. Ce n’est pas une mauvaise chose que les riches, ceux qui peuvent abattre, fournissent de la viande à ceux qui, la plupart des jours de l’année, n’ont pas les moyens d’en manger. Ainsi la fête pourrait devenir un facteur de cohésion sociale, ou de réconciliation nationale.
Un instrument de pouvoir
Néanmoins, le mouton est quelquefois devenu un instrument de pouvoir. On se souvient comment il n’y a pas si longtemps, l’un des gendres d’un ancien président distribuait les moutons pour acquérir le soutien populaire nécessaire à son entrée en politique, en s’assurant une réputation de religiosité que rien dans la réalité ne justifiait. Un parti politique venu nous apporter la Piété en même temps que la démocratie, lui avait plus tard emboîté le pas afin de consolider la base électorale nécessaire à sa réélection. En l’occurrence, il prenait ses électeurs pour des pigeons. Et en effet, comment qualifier autrement tous ceux qui refusent de voir que les fêtes et les manifestations religieuses sont devenues des manifestations soumises aux lois de l’offre et de la demande ?
Tout cela démontre que la religion n’est pas un ensemble de pratiques issues d’un autre âge, mais une réalité vivante qui se transforme. Si on en revient aux religions anciennes du bassin méditerranéen et du Moyen-Orient, le rite principal en était le sacrifice des animaux, en offrande au Dieu. On a sacrifié aux idoles. Puis Israël a sacrifié à un Dieu qu’il ne voyait pas, sans doute parce qu’un peuple nomade ne peut pas s’embarrasser de statues. Et quand il est devenu sédentaire, il lui a consacré un temple, réinvesti un certain temps par le culte des idoles, et surtout par les prêtres et les sacrificateurs, qui tiraient leur business si on peut appeler cela ainsi des offrandes offertes par les fidèles ; ainsi que les marchands qui les leur vendaient, et qu’un nouveau prédicateur chasserait avant de finir sur la croix.
Tout cela s’est terminé lorsque les Romains ont détruit le temple de Jérusalem et que les Juifs, privés de sacrifice, l’ont remplacé par la lecture des textes sacrés.
C’est bien entendu la version des pharisiens, des rabbins, autrement dit des prêtres juifs auxquels l’Eglise chrétienne a plus tard emboîté le pas.
En réalité, l’avènement du papyrus égyptien et du parchemin grâce à la conquête de l’Egypte et du Moyen-Orient par les armées d’Alexandre de Macédoine, avait fait entrer par l’écriture la communication dans une ère nouvelle où les idées pouvaient voyager, alors qu’auparavant, elles étaient irrémédiablement fixées sur des stèles et des blocs de pierres immobiles.
Le phénomène est que la diffusion de l’écriture se soit accompagnée de la transformation de l’offrande constituée par le sacrifice sanglant, d’un animal, ou d’un être humain, en un rite de prières fait de lectures de textes consacrés. Et ce qui s’est passé en Egypte et au Moyen-Orient a inévitablement entraîné l’Arabie dans son sillage, dont l’islam a constitué l’entrée dans la sphère de l’hellénisme, l’avènement de l’individu et des droits individuels.
L’islam a investi le paganisme pré-existant basé sur le culte des idoles, le sacrifice sanglant, les rites de fertilité. Il s’en est parfois accommodé en lui conférant un sens nouveau faisant place, à travers la prière, à la lecture et à la réflexion sur les mystères de la vie et de la mort.
Des moutons de Panurge
On peut encore se demander sur l’utilité de l’instauration de la fête du mouton dans un contexte de disparition des rites sanglants et de consécration de la prière par la lecture.
Il se peut que la nouvelle communauté musulmane ait voulu contester à sa rivale, la communauté juive, déjà installée depuis longtemps, l’exclusivité de l’héritage du monothéisme issu d’Abraham, en consacrant la prééminence de sa légitimité à travers la célébration de cette fête.
Le pèlerinage a également été investi par les marchands, et il faut désormais plusieurs milliers de dinars pour l’accomplir. Mais abstraction faite de son coût prohibitif, on ne peut que difficilement comprendre à quelles considérations morales une communauté obéit en consacrant autant de richesses dans l’accomplissement d’un rite dont les revenus servent à armer ses ennemis et massacrer ses propres coreligionnaires, à Gaza ou ailleurs. N’est-ce pas là se comporter comme des moutons de Panurge?
* Médecin de libre pratique.
L’article Les marchands du temple et les moutons de Panurge │ Vers une nouvelle éthique sociale est apparu en premier sur Kapitalis.