Il était une fois un économiste ressuscité dans un monde qu’il n’avait jamais prévu, un monde où l’oracle du marché libre se réveille, non dans une salle de conférence feutrée à l’Université de Chicago, mais en plein hackathon Web3, sponsorisé par Binance.
Milton Friedman, le prophète du monétarisme, revient d’entre les morts, les yeux encore embués d’idéalisme néolibéral, pour découvrir qu’il est devenu une icône… d’un système qui ne parle plus économie, mais tokenisation de l’attention.
Il tente, dans un dernier sursaut d’humanité académique, de murmurer une phrase qui fut jadis sacro-sainte : « Le seul rôle légitime du gouvernement est de faire respecter les règles du jeu… »
Mais déjà, une version boostée de lui-même, Friedman 4.0, avatar NFT, lunettes AR intégrées lui tape sur l’épaule et, avec ce sourire digitalement parfait, lui glisse : « Les règles ? Elles sont dans la blockchain maintenant. Et le gouvernement ? C’est un bug, Milton. On bosse dessus avec une DAO. »
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Un débat entre les deux Friedman : « État vs Protocole »
Les deux Milton se toisent, comme deux versions d’un même rêve en pleine désynchronisation. Le décor se métamorphose en une table ronde virtuelle, sponsorisée par une start-up de café décentralisée dont personne ne sait si elle vend vraiment du café ou juste des whitepapers.
Milton 1.0, costumé en bon professeur des années 80, campé dans ses certitudes : « Le marché est l’expression la plus pure de la liberté individuelle. Il faut libérer l’homme de l’État pour qu’il puisse exercer ses choix en paix. »
Milton 4.0, avatar premium avec animation en temps réel : « Milton, c’est mignon, mais aujourd’hui, les gens ne choisissent plus. On leur suggère. On les prédit. On les capte. Le marché n’est plus une arène : c’est une interface. C’est fluide, gamifié. L’API de la volonté, si tu veux. »
L’ancien fronce les sourcils, visiblement troublé : « Et… la rationalité ? La transparence ? Le consentement éclairé ? »
Le nouveau ricane, un brin cruel : « Tu veux dire… les cases à cocher qu’on met pile là où les gens cliquent sans lire ? Ce « consentement », c’est juste du design, Milton. Un dark pattern déguisé en libre arbitre. »
Le vieil économiste blêmit : « Tu es en train de me dire que la liberté individuelle a été transformée en… piège à clics ? »
Le Friedman augmenté désigne alors un écran rempli de graphes dynamiques : « Regarde ça : 97 % de taux de rétention. 84 % de taux de clics. Le marché fonctionne à merveille. »
Et l’autre, les lèvres tremblantes, ne peut que balbutier : « Fonctionne, oui… mais pour qui ? La concurrence ? Les monopoles ? Les inégalités ? »
Et la réponse tombe, tranchante comme un code minifié : « La concurrence est algorithmique, Milton. Invisible. Comme ta main. Mais la mienne s’appelle AWS. »
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Deux Friedman pour un seul capitalisme ?
Milton l’ancien rêvait d’un monde peuplé de consommateurs rationnels, comparant, choisissant, optimisant leur panier dans un grand supermarché moral. Une humanité qui vote avec sa carte bleue, éduquée par le prix, disciplinée par l’offre et la demande.
Mais son clone numérique n’a que faire de ces naïvetés. Il sait pertinemment que l’humain n’est pas rationnel, juste scroll-addict et dopé à la dopamine transactionnelle. Il ne le laisse pas choisir : il l’anticipe, le pilote, l’enferme dans des modèles prédictifs si précis qu’ils en deviennent prophétiques. Le libre arbitre ? Juste un résidu statistique dans un dashboard de machine learning.
Là où l’un croyait en la souveraineté du consommateur, l’autre parle d’optimisation du « temps de cerveau disponible », et il a les heatmaps pour le prouver.
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La liberté ? Oui, mais version bêta
Autrefois, la liberté signifiait choisir sa retraite, sa banque, son école quitte à se tromper.
Aujourd’hui, la liberté, c’est de connecter son wallet Metamask à une plateforme de micro-tâches rémunérées 0,0004 centimes, en cryptomonnaie instable, pour valider des captchas qui entraînent une IA de surveillance. Loin de protester, l’utilisateur clique, se connecte, se conforme. La liberté a changé de camp : elle s’est faite UX.
Milton 1.0 aurait vu dans le capitalisme de surveillance une perversion insupportable de son rêve libéral.
Friedman 4.0, lui, l’automatise, le monétise, le benchmarke, et l’A/B teste sur des panels comportementaux.
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Ils ne parlent plus la même langue
Le vieux cite Adam Smith, parle de responsabilité fiscale, évoque la Constitution avec la gravité d’un homme pour qui les textes fondateurs comptent encore.
Le jeune, lui, balance des threads X sur l’ubérisation des émotions, partage des mèmes de Hayek en pixel art, et publie des e-books sur la souveraineté numérique… écrits par une IA brésilienne, puis traduits automatiquement avec Google Translate pour le SEO.
Quand l’un s’inquiète du déficit public, l’autre distribue des tokens de gouvernance pour voter sur la roadmap d’une Constitution version open-source.
Quand l’un parle de taux d’intérêt, l’autre parle de staking.
Quand l’un rêve de réduire l’État, l’autre rêve de le convertir en smart contract.
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Constat de rupture épistémologique
Il n’y a pas eu transition, évolution, adaptation. Il y a eu bascule brutale, glissement d’époque, mutation de l’espèce économiste.
Friedman 1.0 voulait libérer les marchés du poids de l’État. Friedman 4.0 a bien libéré les marchés, mais en y enfermant les individus dans des silos d’optimisation algorithmique.
Le premier parlait de choix éclairé, le second de funnels de conversion.
Le premier pensait la liberté comme absence de contrainte, le second la pense comme absence de friction ce qui revient, ironiquement, à la rendre insaisissable.
L’école ? Elle n’a pas été privatisée, elle a été mise dans une app avec abonnements mensuels, upsells pédagogiques, et NFT de diplôme.
Le marché ? Ce n’est plus une agora d’échanges libres, mais une marketplace dopée aux prédictions, aux émotions trackées, livrée en drone avec supplément réalité augmentée.
Et la liberté ? Elle est là, toujours affichée, bien en évidence, mais comme un sticker promotionnel sur l’interface : belle à regarder, inutile à toucher.
Friedman 1.0 se rêvait en architecte d’un capitalisme émancipateur.
Friedman 4.0 a fait mieux : il a mis le capitalisme dans le cloud, activé un plugin de dérégulation, codé une API d’austérité, et appliqué un filtre AR de « liberté » pour que tout cela passe crème sur les réels Instagram.
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Friedman 1.0, dans un dernier souffle, regarde autour de lui
Il voit un monde où les individus ne votent plus qu’avec des likes, où la pensée est un flux, et où l’économie se vit comme une interface : esthétique, rapide, fermée.
Il sent que la démocratie n’est plus qu’un bouton « je participe », que l’opinion s’affiche avec des étoiles, et que l’existence elle-même est devenue un score.
Alors, les yeux levés vers ce ciel bleu synthétique d’un métavers fiscalement optimisé, il murmure presque à lui-même, presque à nous tous : « Ce n’était pas… ce que j’avais prévu ».
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Mahjoub Lotfi Belhedi
Chercheur en réflexion stratégique optimisée IA // Data Scientist & Aguilleur d’IA
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