Habib Karaouli, PDG de Cap Bank, donne sa vision de cette transformation quâest lâIA. A travers ses propos, il dresse un Ă©tat des lieux lucide et propose des pistes concrĂštes pour que le pays ne rate pas le train de lâinnovation. Son rĂ©cit, Ă©maillĂ© de rĂ©flexions et dâappels Ă lâaction, invite Ă repenser le rĂŽle de lâĂtat. Il trace une feuille de route ambitieuse mais rĂ©aliste, oĂč la culture, lâĂ©thique, lâagilitĂ© et la coopĂ©ration sont les maĂźtres-mots dâune rĂ©ussite tunisienne Ă lâĂšre de lâIA.
Comment la Tunisie peut-elle tirer parti de ses avantages compĂ©titifs en IA et technologies numĂ©riques pour stimuler lâinnovation et la croissance Ă©conomique ?
Lâintelligence artificielle nâest pas une nouveautĂ©, mais elle franchit aujourdâhui un cap dĂ©cisif. Cette question de lâintelligence artificielle, tout le monde le sait, cela fait plus dâune soixantaine dâannĂ©es quâon en parle. Mais maintenant, on en est Ă lâintelligence artificielle gĂ©nĂ©rative. Donc, câest Ă chaque fois une Ă©tape nouvelle. Et chaque avancĂ©e technologique apporte son lot de dĂ©fis.
Pour toute nouvelle invention, il y a des aspects positifs et des aspects nĂ©gatifs. Il y a ceux qui vont en profiter et ceux qui seront complĂštement dĂ©calĂ©s parce quâils nâauront pas su saisir lâopportunitĂ©. La question fondamentale est simple et universelle : Est-ce que câest bon pour moi ou pas ? Est-ce que je peux mâen passer ou pas ? Pour la Tunisie, comme pour toute Ă©conomie, il sâagit de ne pas rester spectateur. Un des moteurs de la croissance, câest lâanticipation et lâincitation. Il faut quâil y ait des incitations qui poussent : câest, soit une concurrence trĂšs forte dâun autre concepteur ou constructeur, soit dâun autre prestataire qui fait que vous bougez, que vous avancez.
Quelles stratĂ©gies Ă adopter en termes dâattractivitĂ© tunisienne pour attirer les investisseurs Ă©trangers Ă lâĂ©preuve de la compĂ©tition mondiale ?
Pour attirer les investisseurs Ă©trangers, la Tunisie doit avant tout offrir un cadre lĂ©gislatif et rĂ©glementaire solide et adaptĂ© aux rĂ©alitĂ©s de lâIA. Un investisseur direct Ă©tranger qui viendrait investir dans la technologie regarde dâabord le pays avant de regarder le secteur, regarde dâabord le site oĂč il va sâinstaller en termes de mise en place de cadres lĂ©gislatif et rĂ©glementaire.
Ce cadre réglementaire existe-t-il réellement ?
Non, il nâexiste malheureusement pas parce que, pour une des activitĂ©s les plus importantes, la mise en place de Data Centers, il nây a pas de lĂ©gislation spĂ©cifique.
Cette rigiditĂ© administrative freine lâinnovation. On est un pays qui fonctionne avec de la lĂ©gislation et avec de la rĂ©glementation et quand une activitĂ© nâest pas prĂ©vue par le code des investissements, il est extrĂȘmement difficile de convaincre lâadministration que câest une autre activitĂ© que celle inscrite chez eux et qui date de je ne sais combien dâannĂ©es.
Quelles sont, selon vous, les clés de la réussite dans un monde en mutation rapide ?
Lâavenir appartient aux plus agiles. Le monde, le futur va appartenir aux plus agiles, Ă ceux qui sauront sâadapter. Plus vous ĂȘtes agile, mieux vous allez garder ce qui est en votre possession et lâamĂ©liorer. Et ĂȘtre agile, cela veut dire avoir une capacitĂ© dâanticipation. Et lĂ , jâinsiste sur lâimportance de forums comme celui de lâĂconomiste MaghrĂ©bin, oĂč des keynote speakers nous Ă©clairent, balisent le terrain pour nous, nous disent oĂč va le monde, oĂč vont les principales technologies.
Toutefois, je mets en garde contre la volatilitĂ© technologique. Les gĂ©nĂ©rations technologiques deviennent de plus en plus obsolĂštes, trĂšs rapidement. LâespĂ©rance de vie des technologies peut se rĂ©duire Ă quelques mois. Et par consĂ©quent, vous ne pouvez pas dĂ©finir votre stratĂ©gie sur une base aussi fragile. Il Il vous faut des gens qui ont cette capacitĂ© dâanticipation, cette capacitĂ© de se projeter sur un horizon de 10 ans.
Cela dit, je reste confiant dans le potentiel tunisien. Car il y a une espĂšce dâunanimitĂ© parmi tous les prĂ©sents sur le fait que, incontestablement, la Tunisie bĂ©nĂ©ficie dâatouts favorables. Un des Ă©lĂ©ments les plus importants dans lâintelligence artificielle, câest la mise Ă disposition de ressources compĂ©tentes qui puissent assimiler ces nouvelles technologies. La Tunisie a la chance dâen disposer. Par consĂ©quent, il faut favoriser les autres conditions de la rĂ©ussite, câest-Ă -dire un marchĂ© qui soit ouvert, une lĂ©gislation qui soit propice pour attirer les investisseurs Ă©trangers. Pour rĂ©ussir, la Tunisie doit aussi miser sur le partenariat. Dans ce type dâactivitĂ©, nous ne pouvons pas seuls engager des investissements aussi importants. Il faut que ce soit fait dans le partenariat, dans le mix, câest-Ă -dire avec des investissements publics, privĂ©s, autres, pour financer tout cet effort-lĂ .
Quel rĂŽle lâĂtat doit-il jouer pour accompagner la transformation digitale et lâadoption de lâIA, notamment en matiĂšre de gouvernance, de lĂ©gislation et dâinvestissement public ?
Le rĂŽle de lâĂtat est central dans cette transformation. Moi, je suis de ceux qui croient beaucoup en lâĂtat. En un Ătat stratĂšge, en un Ătat locomotive, en un Ătat qui donne lâexemple. Câest lâĂtat qui doit installer sa confiance en cette nouvelle technologie. Et il gagnerait beaucoup Ă baliser le chemin, Ă faire en sorte de laisser lâinitiative sâexprimer dans ce domaine-lĂ et de donner lâexemple lui-mĂȘme en favorisant la recherche. Mais lâĂtat ne peut pas tout ; tout seul, il ne peut pas financer la recherche. Il doit aussi sâaider du privĂ©, de fonds qui sont mis Ă la disposition de la Tunisie de lâextĂ©rieur, de maniĂšre Ă avoir un effet de levier.
Que faire pour instaurer une culture technologique et éthique ?
Au-delĂ des moyens financiers et rĂ©glementaires, jâinsiste sur lâimportance de la culture. Pour faire de la technologie, cela va vous Ă©tonner, il faut faire de la culture. Il faut que votre environnement soit technogĂšne, quâil croie en cette culture dâintelligence artificielle, en lâinnovation. Et cette culture, elle doit ĂȘtre inculquĂ©e dĂšs le plus jeune Ăąge. Cela devrait, Ă mon sens, commencer dĂšs lâĂ©cole primaire, en mettant en place les choses de maniĂšre Ă lâinsĂ©rer, mais Ă lâinsĂ©rer avec les valeurs que nous portons. LâĂ©thique est un pilier incontournable, puisque la technologie nâest pas que de la technique et que la technique seule est insuffisante. Il faut aussi que les valeurs fondamentales de notre sociĂ©tĂ© soient prĂ©sentes. Câest donc un outil dont il faut surveiller lâutilisation. On ne peut pas se permettre de tout faire avec lâintelligence artificielle. Il faut quâil y ait de lâautoritĂ© morale et Ă©thique pour cadrer tout cela.
Quelle est votre vision pour attirer, retenir et valoriser les talents ?
Pour attirer et retenir les talents, essentiels Ă la rĂ©ussite de lâĂ©cosystĂšme IA, il faut tout dâabord pouvoir avancer dans un projet. Il y a ce quâon appelle un triptyque. Et le triptyque est basĂ© sur trois choses : une vision, une stratĂ©gie et un plan dâaction. Je cite SĂ©nĂšque : « Si vous ne savez pas oĂč aller, il nây a pas de vent favorable pour celui qui ne connaĂźt pas son port ».
Et jâinsiste sur lâimportance dâun environnement agrĂ©able, de conditions de rĂ©munĂ©ration attractives et dâun cadre propice Ă lâinnovation. Les gens qui en- treprennent ne sont pas forcĂ©ment mus par la paix que leur procure le gain, ils sont mus par la paix que leur procure la rĂ©ussite, ce qui est diffĂ©rent. Ceux qui quittent la Tunisie le font souvent parce quâils nâont pas trouvĂ© ces conditions. Nous devons travailler sur lâidentification de ce qui nous manque pour les retenir, les conforter, leur offrir les conditions les plus favorables, en crĂ©ant Innovation City, en crĂ©ant un certain nombre dâautres plateformes et de centres de compĂ©tences, qui puissent les retenir un certain temps.
Faut-il adapter le financement Ă lâinnovation
Il faut repenser aussi les instruments de financement. Les startups et lâinnovation ne sont pas dans le moule et dans le cadre dâun financement bancaire classique, traditionnel. A mon avis, il est important de crĂ©er des instruments appropriĂ©s de private equity, de fonds dâinvestissement, que ce soit des fonds dâinvestissement domestiques ou internationaux, pour justement financer toutes les Ă©tapes de la crĂ©ation dâentreprises, depuis le seed money, lâidĂ©e, la semence de lâidĂ©e, jusquâĂ son aboutissement.
Le mot de la fin
Il faut une Tunisie agile, ouverte, Ă©thique et rĂ©solument tournĂ©e vers lâavenir, oĂč lâĂtat, les entreprises et la sociĂ©tĂ© civile avancent main dans la main pour faire de lâintelligence artificielle un levier de dĂ©veloppement et de rayonnement.
Cette interview a Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©e Ă lâoccasion de la 26á” Ă©dition du forum de lâEconomiste MaghrĂ©bin, dans le cadre dâune sĂ©rie de podcasts. Et elle est disponible dans le mag de lâEconomiste MaghrĂ©bin n 922 du 18 juin au 2 juillet 2025
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