Vers un nouveau modèle de développement pour la Tunisie
Depuis 2011, la Tunisie se cherche un modèle de développement capable de redonner souffle à une économie en transition et de répondre à la crise sociale et écologique qui s’accentue. Le modèle productiviste hérité des décennies précédentes — fondé sur la main-d’œuvre bon marché, le tourisme de masse et une agriculture dépendante des intrants importés — montre désormais ses limites. La dépendance extérieure, la fragilité du tissu industriel, la dégradation des ressources naturelles et les inégalités régionales ont rendu nécessaire une révision profonde du paradigme national.
Zouhaïr Ben Amor *

Or, la Tunisie dispose d’atouts uniques : une situation géographique exceptionnelle à la pointe nord de l’Afrique, face à l’Europe, ouverte sur la Méditerranée et connectée au monde arabe et africain; une diversité naturelle rare pour un pays de sa taille; et surtout, un patrimoine culturel et historique d’une richesse exceptionnelle. Ces éléments constituent les fondements d’un modèle alternatif, que l’on pourrait résumer par une équation simple : Environnement + Culture + Tourisme.
Ce triptyque pourrait devenir l’ossature d’un développement durable à la tunisienne — un modèle reposant sur la protection de l’environnement (y compris l’agriculture), la valorisation culturelle et un tourisme repensé dans sa dimension qualitative et territoriale.
1. La Tunisie et ses atouts naturels et humains
La Tunisie est bénie par la nature. Son climat méditerranéen tempéré, son littoral de plus de 1 300 km, ses reliefs variés, ses zones humides, ses oasis, et ses terres agricoles confèrent au pays une diversité écologique que peu de nations arabes possèdent.
Pourtant, ces richesses naturelles sont aujourd’hui menacées. La surexploitation des nappes phréatiques, l’avancée de la désertification, l’érosion des sols et la pollution côtière pèsent lourdement sur les équilibres environnementaux. Selon la Banque mondiale, la Tunisie perd chaque année près de 0,7 % de son PIB à cause de la dégradation environnementale.
Mais l’environnement ne se réduit pas à un décor; il constitue une base de production, un patrimoine vivant et une source de bien-être collectif. C’est là que l’agriculture, composante essentielle de ce pilier, trouve toute sa place. L’Office national de l’agriculture (Onagri) rappelle dans son Référentiel pour une agriculture durable en Tunisie (2015) que «la durabilité du secteur agricole passe par la préservation des ressources, la diversification des cultures et la valorisation du savoir-faire paysan».
À ces atouts naturels s’ajoute un patrimoine culturel et historique d’une densité exceptionnelle. La Tunisie est un carrefour de civilisations : phénicienne, romaine, byzantine, arabe, ottomane, andalouse, européenne. Ses médinas, ses sites archéologiques, ses traditions artisanales et musicales, ainsi que ses langues et cuisines régionales constituent une mosaïque culturelle d’une grande richesse.
Enfin, le pays dispose d’un capital humain jeune et éduqué, d’une diaspora dynamique et d’un secteur créatif en plein essor (design, photographie, cinéma, artisanat, arts plastiques). Ce potentiel humain et symbolique doit être placé au cœur du projet de développement.
2. Environnement et agriculture : socle de la résilience
Le pilier environnemental ne peut être dissocié de l’agriculture, qui reste le premier utilisateur de l’eau et un pilier social pour près d’un tiers des Tunisiens. Cependant, la pression climatique et hydrique impose une refonte totale des pratiques. La Tunisie est classée parmi les pays les plus exposés au stress hydrique dans le monde, avec moins de 400 m³ d’eau douce disponible par habitant et par an, loin du seuil de pauvreté hydrique fixé à 1 000 m³.
L’adoption de modèles agroécologiques, la modernisation raisonnée de l’irrigation, l’usage d’énergies renouvelables dans les exploitations et la revalorisation des déchets organiques constituent des priorités. Des expériences locales en permaculture, à Grombalia, Sidi Bouzid ou Tozeur, montrent qu’il est possible de produire autrement, avec des rendements stables et des sols régénérés.
Les politiques publiques doivent encourager ces transitions : crédits verts, labels bio, circuits courts entre producteurs et consommateurs, coopératives territoriales. Dans le monde, des exemples inspirants existent : l’Italie du Sud, le Maroc (plan Génération verte) ou encore le Portugal ont réussi à associer agriculture locale, tourisme rural et durabilité environnementale.
L’agriculture tunisienne peut devenir à la fois productrice de biens, de paysages et de valeurs culturelles. Le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) recommande de considérer les zones agricoles comme «systèmes écoculturels» : chaque terroir est porteur d’une identité, d’un savoir-faire et d’une biodiversité spécifique.
Ainsi, la préservation de l’environnement devient la condition de la durabilité économique : sans eau, sans sol fertile, sans paysages intacts, ni agriculture ni tourisme ne peuvent survivre.
3. Culture et patrimoine : l’âme du développement
La culture, dans ce modèle, n’est pas un supplément d’âme. Elle est la clé de la cohésion nationale et le moteur symbolique du développement. En effet, c’est la culture qui donne sens à l’espace, valeur au territoire, et attractivité à la nation.
La Tunisie possède une trentaine de sites classés au patrimoine mondial de l’Unesco, et des centaines d’autres en attente de reconnaissance. Pourtant, beaucoup de ces trésors sont sous-exploités ou laissés à l’abandon. La restauration des médinas (Tunis, Kairouan, Sousse, Sfax) et la mise en réseau de leurs artisans pourraient devenir un puissant levier économique et social.
Au-delà du patrimoine bâti, le patrimoine immatériel (chants, gastronomie, savoir-faire, mémoire populaire) doit être valorisé.
L’expérience de Djerba, récemment classée à l’Unesco (2023), montre qu’un territoire peut être reconnu pour la coexistence de ses traditions, de ses religions et de ses architectures vernaculaires.
La culture, lorsqu’elle s’ouvre à la création contemporaine, devient aussi un facteur d’innovation et de différenciation internationale. Le tourisme culturel, qui attire une clientèle curieuse et respectueuse, est une alternative durable au tourisme balnéaire de masse.
De plus, la culture ancre le développement dans la dignité. Elle valorise l’artisan, le musicien, le conteur, la potière ou le tisserand, en leur offrant reconnaissance et débouchés. Cette dynamique, soutenue par des circuits culturels (routes du patrimoine, festivals, musées vivants), peut revitaliser les régions intérieures et réduire les fractures territoriales.
4. Tourisme durable : catalyseur du modèle
Le troisième pilier, le tourisme, représente historiquement un moteur de devises et d’emplois, mais son orientation vers le «tout balnéaire» a fragilisé sa durabilité. Le tourisme tunisien a longtemps misé sur le volume plutôt que sur la qualité. Cette approche a généré des effets pervers : saisonnalité extrême, faibles marges, pression sur les ressources naturelles, dégradation du littoral et homogénéisation culturelle.
Aujourd’hui, un tournant s’impose. La stratégie nationale du tourisme durable à l’horizon 2035, élaborée avec l’appui de la Banque mondiale, recommande une diversification profonde : écotourisme, tourisme culturel, rural, saharien, sportif et médical.
L’écotourisme est un levier prometteur. Il repose sur la valorisation des parcs nationaux (Ichkeul, Bou Hedma, Chaambi), des zones montagneuses (Kef, Zaghouan), et des oasis (Douz, Tozeur, Nefta). Ces espaces, gérés de manière participative, peuvent devenir des laboratoires de durabilité.
Le tourisme rural et agricole, quant à lui, permet d’intégrer les populations locales : hébergement en gîtes, dégustation de produits du terroir, initiation aux pratiques agricoles, découverte des savoir-faire artisanaux. Cette approche, déjà expérimentée à Takrouna ou dans le Cap Bon, crée un lien humain et économique entre visiteurs et habitants.
L’exemple du projet BioTED (Tunisie-Belgique) est emblématique : il a permis de développer des circuits agrotouristiques bio, valorisant les petits producteurs et les paysages ruraux.
Enfin, le tourisme doit devenir un espace de responsabilité. Les visiteurs d’aujourd’hui recherchent l’authenticité, la nature et le sens. Le pays qui saura leur offrir cela gagnera en notoriété et en respect. La Tunisie a les moyens de devenir cette destination méditerranéenne durable, entre mer, désert et culture.
5. Les défis à surmonter
Ce modèle intégré, aussi séduisant soit-il, se heurte à plusieurs obstacles.
Le premier est le changement climatique : la diminution des précipitations, la montée du niveau marin, l’érosion côtière et la salinisation des sols sont des menaces existentielles. La Tunisie doit urgemment moderniser la gestion de l’eau : récupération des eaux pluviales, dessalement, réutilisation des eaux usées traitées, et tarification rationnelle.
Le deuxième défi est institutionnel : les politiques publiques restent fragmentées. L’environnement, l’agriculture, la culture et le tourisme dépendent de ministères différents, rarement coordonnés. Une approche intégrée nécessite une gouvernance territoriale, des agences régionales, et des compétences transférées aux collectivités locales.
Le troisième obstacle est économique : le financement de la durabilité. Or, les outils existent. Le Fonds vert pour le climat, la Banque européenne d’investissement et de nombreuses institutions internationales proposent des lignes de crédit pour les projets verts et culturels. La Tunisie pourrait en bénéficier à condition de présenter des projets cohérents et bien évalués.
Enfin, le quatrième défi est culturel au sens civique : il faut réhabiliter la conscience collective de la valeur de la nature et du patrimoine. La durabilité ne se décrète pas, elle s’éduque. Les écoles, les médias, les associations doivent inculquer une culture écologique et patrimoniale, un sens du bien commun.
6. Pour une gouvernance intégrée et participative
L’un des points faibles chroniques des politiques tunisiennes est la fragmentation administrative. Pour que ce modèle fonctionne, il faut une structure de gouvernance transversale — une Agence nationale du développement durable territorial — chargée d’orchestrer les actions entre les ministères, les collectivités et les acteurs privés.
Cette agence pourrait, par exemple, piloter des projets intégrés sur des territoires pilotes : un gouvernorat côtier, un territoire oasien, une médina restaurée. Ces expériences locales serviraient de laboratoires avant leur généralisation.
L’implication des citoyens est cruciale. La durabilité se construit à partir des communautés locales. Les municipalités, les associations, les coopératives, les universités doivent être associées à la conception et à l’évaluation des projets. Une gouvernance ascendante, fondée sur la concertation, garantit la continuité et l’appropriation.
De plus, la Tunisie pourrait mettre en place un système de paiement pour services environnementaux : les acteurs économiques qui profitent des paysages (hôtels, agences, promoteurs) devraient contribuer à leur préservation. Une telle mesure, déjà appliquée au Costa Rica et au Maroc, permet d’allier économie et écologie.
7. Comparaisons internationales et inspirations
Dans la région méditerranéenne, plusieurs pays ont engagé des transitions similaires. Le Portugal, après avoir connu un tourisme de masse, a réorienté sa stratégie vers la durabilité en misant sur la culture, la nature et la gastronomie. Résultat : un allongement de la saison touristique, une hausse du revenu par visiteur et une meilleure répartition régionale.
Le Maroc a intégré la culture et le tourisme durable dans son Plan Vision 2020, créant des circuits culturels et ruraux (Routes des kasbahs, du safran, des oasis). La Jordanie a développé le tourisme communautaire autour de Petra et de Dana, en impliquant directement les habitants dans la gestion et les bénéfices.
Ces exemples montrent que la durabilité n’est pas une utopie. Elle est économiquement rentable à moyen terme et politiquement valorisante. La Tunisie, par son histoire et sa position géographique, a toutes les conditions pour devenir une référence méditerranéenne du développement intégré.
8. Perspectives et impacts attendus
Si la Tunisie met en œuvre une stratégie cohérente articulant environnement, culture et tourisme, plusieurs effets vertueux peuvent être anticipés.
Sur le plan écologique, la restauration des milieux naturels, la reforestation, la rationalisation de l’eau et la réduction de la pollution amélioreraient la qualité de vie et la résilience climatique.
Sur le plan économique, la diversification des activités rurales, la création d’emplois dans la restauration patrimoniale, l’agrotourisme et les industries créatives pourraient absorber une partie du chômage des jeunes diplômés.
Sur le plan social et culturel, la revalorisation des savoir-faire traditionnels et la reconnaissance des cultures locales contribueraient à la cohésion nationale et au sentiment d’appartenance.
Enfin, sur le plan international, une image renouvelée de la Tunisie — moderne, durable et authentique — renforcerait son attractivité et sa crédibilité dans les circuits touristiques et environnementaux mondiaux.
9. Conclusion : un souffle pour la Tunisie de demain
L’équation Environnement + Culture + Tourisme n’est pas un slogan, mais une voie stratégique. L’environnement représente la base matérielle et biologique de la vie ; la culture en incarne l’âme et la mémoire ; le tourisme, s’il est durable, devient le moteur économique qui fait circuler les deux.
La Tunisie doit désormais passer de la parole à l’action :
- investir dans l’agriculture durable et l’économie circulaire ;
- restaurer et valoriser son patrimoine matériel et immatériel ;
- repositionner son tourisme sur la qualité, l’expérience et la responsabilité.
Ce modèle intégré, soutenu par une gouvernance décentralisée et des financements verts, pourrait être le levier d’une renaissance nationale. Il offrirait à la Tunisie non seulement un nouvel horizon économique, mais aussi une identité réconciliée avec elle-même : un pays où le respect de la nature, la fierté culturelle et la dignité sociale se conjuguent pour bâtir un avenir durable.
Ainsi, la Tunisie pourrait redevenir ce qu’elle a toujours été au fil des siècles : un pont entre les civilisations, un jardin fertile au cœur de la Méditerranée, et un exemple pour les nations qui cherchent à conjuguer progrès et humanité.
* Universitaire.
Références bibliographiques (sélection):
- Onagri, Référentiel pour une agriculture durable en Tunisie, 2015.
- Banque mondiale, Toward Sustainable Tourism in Tunisia, 2024.
- Pnud, Rapport sur le développement humain en Tunisie, 2023.
- Arab Reform Initiative, Tunisia’s Climate Justice Movement, 2023.
- Eco-Conseil Belgique, Projet BioTED, 2022.
- Agenda 21 Culture, Cultural Policy for Sustainable Development in Tunis, 2022.
- FAO, Agriculture, eau et changement climatique en Méditerranée, 2020.
- World Tourism Organization (UNWTO), Sustainable Tourism Indicators for the Mediterranean, 2022.
- Le Monde, Les producteurs tunisiens face au manque d’eau, 2024.
- Institut Tunisien des Études Stratégiques (ITES), Tunisie 2030 : modèle de développement durable, 2022.
L’article Vers un nouveau modèle de développement pour la Tunisie est apparu en premier sur Kapitalis.