Quel modèle de développement économique pour la Tunisie de Kais Saïed?
L’auteur de cet article, un économiste universitaire ayant enseigné différentes disciplines de l’économie pendant vingt ans et l’ayant pratiqué en tant que consultant international pendant vingt autres années, se livre à un exercice inédit : associer à chacun des présidents qui ont gouverné la Tunisie depuis son indépendance, le nom d’un grand économiste dont lui ou son gouvernement ont appliqué les idées souvent sans le savoir. Il propose à la fin de son analyse au président Kais Saïed une école de pensée économique et les axes d’un modèle de développement qui tiennent compte de sa vision politique et de ses valeurs et lui permettront de transformer ses rêves pour la Tunisie en réalité. Un article très pédagogique et didactique à lire et à faire lire aux plus hauts responsables du pays.
Dr. Sadok Zerelli
Il est un fait connu de tout le monde qu’il est plus facile de critiquer que de proposer et plus facile de détruire que de construire.
Conscient de cela, j’ai toujours fais personnellement des efforts dans tous les articles que j’ai publiés dans Kapitalis depuis quatre ou cinq ans (une bonne trentaine) de ne pas tomber dans ce travers et de proposer toujours une voie de sortie ou une solution, que je pense est la plus adaptée aux problématiques économiques que j’analyse dans ces articles, qu’il s’agisse de la politique monétaire suivie par la BCT, ou de la décision de Kais Saïed de rompre les relations avec le FMI, ou même de cette dernière loi catastrophique sur les chèques qui s’avère non pas avant-gardiste en engendrant un moindre usage des billets de banques dans l’économie, comme le proclamaient haut et fort sur tous les médias ses auteurs et défenseurs, mais bien arrière-gardiste qui s’est traduite, au contraire, par l’accroissement des paiements en espèces dont le montant a explosé depuis la promulgation de cette loi, comme malheureusement je l’avais prédit dans quatre ou cinq articles que j’avais consacrés à ce sujet (Notamment le dernier en date ‘‘Six questions aux auteurs de la nouvelle loi sur les chèques’’).
Il est une réalité aussi relevée par l’opinion publique, tous les responsables politiques et tous les observateurs économiques, qu’alors que les plus grands défis qui se posent pour la Tunisie depuis quelques années déjà sont d’ordre économique, la démission des économistes de ce pays devant leurs responsabilités est flagrante et leur silence est assourdissant.
En effet, à part moi-même et quelques autres économistes qui se comptent sur les doigts d’une seule main, dont le Professeur Hachemi Alaya, l’un des meilleurs économistes que ce pays a enfantés et l’un des rares qui méritent de porter le titre de «Professeur des Universités» en sciences économiques, contrairement à plus de deux mille autres (dont je n’ai pas l’honneur de faire partie), dont on n’entend ni ne lit jamais les analyses, à part quatre ou cinq bien introduits dans les cercles médiatiques et qui sont d’ailleurs toujours les mêmes à occuper le devant de la scène audiovisuelle et dont la superficialité et la banalité des analyses font à mon avis honte à la profession.
Un modèle développement pour quelle Tunisie ?
J’ai tenu à préciser dans le titre de cet article que mon objectif final à travers cet essai est de proposer un modèle de développement pour la Tunisie de 2025 gouvernée par Kais Saïed, qui n’est pas celle de 1956-1987 gouvernée par Bourguiba, ni celle de 1987-2010 gouvernée par Ben Ali, ni celle de 2011-2019 gouvernée par le tandem Ghannouchi/Caïd Essebsi, suite à leur fameuse rencontre à Paris et leur entente pour se partager le pouvoir, l’un au Palais du Bardo et l’autre au Palais de Carthage.
En effet, il est clair que tant sur le plan du contexte politique international, que démographique et sociologique propres à la Tunisie ainsi que politique, il y a eu de grands changements d’une période à l’autre, dont on doit compter si on veut être réaliste et appliquer avec rigueur la maxime de l’homme le plus riche du monde et le génie du temps modernes, Elon Musk, à savoir : un problème bien posé est un problème à moitié résolu.
Ainsi, sur le plan du contexte international et si je m’en tiens à comparer les deux périodes les plus extrêmes dans le temps, celle de Bourguiba et celle de Kais Saïed, il est évident qu’il y a une grande différence entre le contexte de la guerre froide et de la vive compétition entre les blocs Est et Ouest des années 1960/1970 et celle de la guerre d’Ukraine avec domination des Etats-Unis comme seule superpuissance mondiale qu’on vit actuellement. Même la personnalité et le charisme des principaux dirigeants du monde ne sont plus les mêmes : on ne peut pas comparer un Donald Trump à un John Kennedy ou un Emanuel Macron à un Charles De Gaulle…
Sur le plan démographique et sociologique, on ne peut pas comparer la Tunisie de Bourguiba avec des familles souvent nombreuses et une mère souvent au foyer qui s’occupent bien de ses enfants à la Tunisie Kais Saïed avec des familles de deux ou trois enfants, des mères qui travaillent et des enfants souvent livrés à eux-mêmes. Les jeunes ne sont plus les mêmes et n’ont plus les mêmes valeurs et visions de la vie : entre jouer à la toupie ou aux billes et lire Taha Hussein, comme ma génération le faisait du temps de Bourguiba, et lire Harry Potter et naviguer sur Tik-Tok ou Facebook comme le font les enfants d’aujourd’hui, il y de sacrées différences qui impactent la personnalité et les comportements des jeunes et donc des futurs consommateurs et producteurs qu’ils seront.
Sur le plan du régime politique aussi, et sans trop m’avancer sur ce terrain miné et courir le risque de détourner l’objet de cet article qui est d’ordre économique et non politique, je dirais que le type de régime présidentiel, la répartition des pouvoirs au sein d’un même type, et les dispositions des constitutions de 1958, 2014 et 2021 sont forts différentes, ce qui doit être pris en compte dans le choix du modèle de développement économique à proposer à Kais Saïed, car le lien entre l’économique et le politique n’est plus à démontrer.
Les sciences économiques, au pluriel
Ce n’est pas un hasard qu’on ne parle pas de la science économique au singulier mais des sciences économiques au pluriel, parce qu’il existe effectivement plusieurs écoles de pensée qui présentent chacune une vision différente du type de société visé, des objectifs à atteindre en matière de répartition de la richesse nationale entre plusieurs classes de la société et des politiques économiques les plus efficaces pour y arriver.
L’ objet de cet article, qui se veut pédagogique et didactique, est justement de présenter et d’expliquer dans le langage le plus simple accessible au grand public, les principales écoles de pensées économiques, d’identifier laquelle se trouve à la base des différentes politiques économiques menées en Tunisie depuis son indépendance et de «marier» chacun des Présidents qui ont gouverné notre pays au grand économiste, considéré comme le chef de file de l’école de pensée, dont ce Président ou son gouvernement a épousé les idées et les a appliquées consciemment ou pas. L’objectif final est d’identifier pour le Président Saïed, qu’on peut considérer comme encore «célibataire» dans le sens où il est manifestement encore à la recherche de l’école de pensée économique avec laquelle il pourrait «se fiancer» et qui lui permettrait de réaliser le modèle de société dont il rêve pour la Tunisie de l’après le 25 juillet 2021.
Le couple Bourguiba/Keynes
John Maynard Keynes (1883-1946) est un économiste anglais qui a probablement le plus marqué l’histoire de la pensée économique, plus même que le fondateur de l’économie en tant que discipline, Adam Smith (1723-1790), qui a été anoblit par la reine d’Angleterre pour ses travaux de recherche synthétisés dans son fameux livre qui s’enseigne encore dans toutes les facultés de sciences économiques dans le monde (‘‘La Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie’’,1936). Dans ce livre, il remet en question les idées classiques et néoclassiques en vigueur à son époque, selon lesquelles l’économie s’autorégule et le marché assure naturellement et à long terme le plein emploi. Keynes montre dans cet ouvrage que l’économie peut rester bloquée à court terme en situation de sous-emploi (chômage et récession persistants) et que l’intervention de l’État est nécessaire pour relancer l’activité économique. Un de ses arguments est sous la forme d’une boutade restée célèbre qui a consisté à dire que, même si les classiques et néoclassiques avaient raison de considérer que le libre fonctionnement du marché permet d’atteindre à long terme le plein emploi, «à long terme on est tous morts», et personne ne sera encore là pour le vérifier !
La pensée keynésienne repose sur quatre idées fondamentales très novatrices à cette époque qui était dominée par la pensée néoclassique :
- la demande globale (consommation publique et privée + investissement + exportation) est le moteur de la croissance économique;
- une politique budgétaire expansionniste, qui consiste à augmenter les dépenses publiques même en recourant s’il le faut à un budget volontairement déficitaire, permet de relancer la croissance et résorber le chômage;
- il faut baisser les impôts directs et indirects pour stimuler la consommation et l’investissement, donc la croissance économique;
- il faut appliquer une politique monétaire accommodante basée sur la réduction du taux directeur de la banque centrale et de faibles taux d’intérêt bancaire pour inciter les entreprises et les ménages à emprunter et à investir.
La pensée keynésienne a été appliquée avec succès par tous les pays occidentaux à la sortie de la deuxième guerre mondiale (notamment par le ‘New Deal’ du Président Roosevelt aux Etats-Unis), et a généré ce qu’on appelle encore aujourd’hui avec nostalgie «les trente glorieuses» en référence aux trente années durant lesquelles les principaux pays occidentaux ont connu une forte croissance économique sans chômage et une nette élévation des niveaux de vie (1950-1980).
Bourguiba, un grand visionnaire comme l’était Keynes, a su épouser les idées de ce dernier et a lancé dès le début de l’indépendance un vaste programme d’emploi massif de dizaines de milliers de chômeurs sur des chantiers qu’il savait pratiquement improductifs mais qui permettaient de leur distribuer des salaires pour augmenter leur consommation et donc la demande globale.
Dans le domaine de l’investissement, autre composante de la demande finale, sa politique économique d’inspiration keynésienne s’est traduite par la création de grands pôles de développent régionaux (raffinerie à Bizerte, usine de cellulose à Kasserine, de sucre à Béja, chimique à Gabès, El-Fouledh à Menzel Bourguiba, etc.), souvent financés par le recours à l’endettement extérieur, et une politique monétaire accommandante de la part de la BCT qui se traduisait par de faibles taux d’intérêt, comme le préconisait Keynes.
Soixante ans après, on peut dire avec le recul que le couple Bourguiba/Keynes a plutôt bien réussi à relever les défis qui se posaient à l’époque et que leurs progénitures, en l’occurrence toute ma génération, en ont largement profité sous forme d’enseignement gratuit, de bourses d’études, de soins médicaux gratuits, etc.
Le couple Nouira/ Marshall
Après l’échec cuisant en 1969 de la politique collectiviste des coopératives agricoles prônée par Ahmed Ben Salah, Bourguiba en véritable «animal» politique qu’il était, a effectué un virage de 180° et a confié les rênes de la politique économique à Hedi Nouira, Gouverneur de la Banque Centrale, qui ne cachait pas ses idées libérales. Celles-ci sont basées sur les enseignements de l’école néoclassique, menée par Alfred Marshall (1842-1924) qui, par son ouvrage ‘‘Principles of Economics’’ (1890), a joué un rôle central dans la formalisation de cette école de pensée, notamment en développant les concepts d’élasticitéet de coût marginal et en structurant l’économie comme une discipline mathématisée et analytique.
L’idée à la base de cette théorie est que les marchés sont efficaces et que l’offre et la demande déterminent naturellement le niveau des prix et le volume de la production. Son hypothèse de base est qu’il existe un «Homo œconomicus», un être imaginaire parfaitement rationnel et bien informé, qui cherche toujours à maximiser sa fonction d’utilité tandis que les entreprises cherchent toujours à maximiser leurs bénéfices.
Contrairement à l’école keynésienne, l’école néoclassique préconise que l’Etat ne doit pas intervenir dans la vie économique d’un pays et qu’il doit juste assumer ses fonctions régaliennes de puissance publique (justice, police, diplomatie, armée, etc.).
Un des enseignements de cette théorie est que tous les facteurs de production (travail et capital) doivent être rémunérés selon leur productivité marginale (supplément de production) en particulier les travailleurs, justifiant ainsi l’inégalité des salaires entre les cadres et les ouvriers et la distribution inégale du revenu national entre les travailleurs et les capitalistes et entre les classes sociales.
Avec l’élection de Margaret Thatcher au Royaume-Uni et de Ronald Reagan aux États-Unis au début des années 1980, deux dirigeants mondiaux conservateurs, cette école de pensée néoclassique, qui date du XIXe et du début du XXe siècle, est redevenue à la mode.
Ce sont les idées de cette école de pensée, qu’on appelle aussi l’école marginaliste, qui ont inspiré Hedi Nouira pour promulguer la fameuse loi de 1972 qui ouvre largement les portes de la Tunisie aux investissements directs étrangers (IDE), en tablant sur les bas salaires des ouvriers qui doivent être payés, conformément à la théorie néoclassique, selon leur productivité marginale qui est faible en raison de leurs faibles qualifications.
Le couple Ben Ali / Lucas
L’économiste American Robert Lucas (1937-2023) a expliqué dans son célèbre livre ‘‘Les anticipations rationnelles’’ (1970), que les individus anticipent les décisions économiques du gouvernement, ce qui rend inefficaces les politiques de relance keynésiennes.
L’idéologie néolibérale, dont il est considéré comme le chef de file, est une idéologie à la fois politique et économique, qui applique certaines idées néo-classiques mais va plus loin en prônant des réformes structurelles pour libéraliser l’économie, supprimer les régulations qui entravent le marché, réduire les barrières douanières pour ouvrir davantage l’économie au marché international, privatiser les entreprises publiques etc.
Cette idéologie, qui est à l’origine de l’apparition dans les années 1990 du phénomène de la mondialisation, se retrouve encore aujourd’hui dans le type de réformes structurelles que le FMI et la Banque Mondiale exigent des pays qui leur demandent des prêts, comme conditions préalables pour leur en accorder (c’est ce qui a justifié la dernière décision de Kais Saïed de rompre les relations avec le FMI).
C’était le cas pour Plan d’Ajustement Structurel (PAS), appliqué par la Tunisie dans les années 1990 qui avait pour but de stabiliser l’économie et de réformer les finances publiques après la crise économique et la forte dette accumulée durant les années 1980.
Les objectifs et mesures du PAS étaient :
- stabilisation macroéconomique : réduction des déficits budgétaires et maîtrise de l’inflation;
- libéralisation de l’économie : suppression de certaines subventions, privatisations, ouverture aux investissements étrangers;
- réduction du rôle de l’État : privatisation d’entreprises publiques et baisse des dépenses publiques;
- réforme monétaire et fiscale : dévaluation du dinar, encouragement des exportations et modernisation du système fiscal;
- déréglementation du marché du travail : réforme des codes du travail pour favoriser la flexibilité.
Force est de reconnaitre qu’avec le PAS, le couple Ben Ali/Lucas a obtenu un succès relatif dans le sens où :
– une certaine stabilisation macroéconomique a été obtenue (réduction de l’inflation et des déficits budgétaires);
– la Tunisie a connu une croissance économique soutenue dans les années 1990 à 2010 grâce à l’investissement aussi bien public que privé, l’industrialisation et au développement des exportations;
– le pays est devenu plus attractif pour les investissements étrangers.
Mais comme dans tout couple, le bonheur apparent cache quelque fois de profondes fissures qui finissent avec les années par apparaitre :
– la dévaluation du dinar a entraîné une perte du pouvoir d’achat pour la population;
– les privatisations ont profité à une minorité liée au pouvoir, favorisant la corruption;
– la réduction des dépenses publiques a affecté l’éducation, la santé et les services sociaux;
– le chômage est resté élevé, notamment chez les jeunes et les diplômés;
– l’augmentation des inégalités sociales et régionales a nourri un mécontentement qui a culminé avec la Révolution de 2011.
En conclusion, je dirais que le couple Ben Ali/Lucas a réussi à obtenir une bonne stabilisation macroéconomique, mais a creusé davantage les inégalités sociales et régionales et a ainsi semé les graines de la révolte de 2011, dont les répercussions bouleversent encore aujourd’hui la vie économique et politique du pays
Le couple Ghannouchi/Friedman
Il s’agit de la période entre 2011 et jusqu’à la première élection de Kais Saïed comme Président en 2019, durant laquelle on peut considérer pour ne pas tomber dans un débat de politique politicienne, que Rached Ghannouchi a effectivement gouverné le pays, soit seul à travers les gouvernements dirigés par ses disciples Hamadi Jebali et Ali Larayedh soit conjointement avec Béji Caid Essabsi au Palais de Carthage et lui-même au perchoir de l’ARP.
Les gouvernements qui se sont succédé durant cette période ont tous appliqué, probablement sans même le savoir, une politique économique monétariste, surtout après la promulgation de la loi de 2016 qui a accordé à la BCT l’indépendance de décision.
Cette école de pensée, dont le chef de fille est Milton Friedman (1912-2006), cherche à déterminer comment la monnaie influence l’économie et comment les politiques strictement monétaires peuvent être utilisées pour relancer la croissance, résorber le chômage et stabiliser l’économie.
Elle repose sur la fameuse équation quantitative de la monnaie, connue sous le nom de «Equation de Cambridge» (que j’avais exposée et expliquée dans plusieurs de mes articles très critiques à l’égard de la politique monétaire suivie par la BCT, notamment le dernier ‘‘Plaidoyer en faveur de l’amendement de la loi de la BCT’’), qui affirme qu’une augmentation de la masse monétaire entraîne mécaniquement une hausse proportionnelle des prix si la vitesse de circulation et la production restent constantes à court terme. Elle attribut la première responsabilité pour lutter contre l’inflation aux banques centrales qui disposent de trois instruments pour le faire :
– les taux directeurs qui, à travers le taux du marché monétaire (TMM) influencent le coût du crédit;
– les opérations d’«open market» qui se traduisent par l’achat/vente d’obligations et autres actifs financiers pour réguler le volume de monnaie en circulation;
– le contrôle des réserves obligatoires des banques commerciales qui déterminent leur capacité à accorder des crédits à leurs clients et à créer ainsi de la monnaie scripturale et gonfler la masse monétaire en circulation.
Il faut dire que les enseignements de cette théorie ont été appliqués souvent avec succès dans les pays développés pour maîtriser l’inflation à travers la manipulation du taux directeurs fixés par les banques centrales (BCE, FED…).
Par exemple, c’est grâce à une telle politique monétaire que des pays comme la France ou les Etats-Unis, qui ont connu des taux d’inflation à deux chiffres (supérieurs à 10%) juste après le déclenchement de la guerre en Ukraine et la flambée des cours du pétrole et des matières premières qui s’en est suivie, ont réussi à les ramener pratiquement à 2% aujourd’hui en moins de deux ans.
Mais, en Tunisie, la même politique monétaire du taux directeur appliquée depuis que la BCT est devenue indépendante en 2016 s’est avérée un échec cuisant, puisque l’inflation a atteint à un moment donné 11,3% et qu’elle reste encore élevée jusqu’à aujourd’hui (6,7%). La raison est que les deux conditions de base que Friedman lui-même a bien indiquées pour le succès d’une politique du taux directeur pour la maîtrise de l’inflation, à savoir une vitesse de circulation de la monnaie stable à court terme et l’existence d’un bon mécanisme de transmission entre l’économie réelle et l’économie monétaire, sont loin d’être remplies en Tunisie en raison de l’importance du secteur informel (qui représente jusqu’à 54% du PIB, selon certains experts) et de la faible inclusion financière (seuls 35% des ménages disposent d’un compte courant bancaire ou postal).
J’ai personnellement publié depuis trois ou quatre ans une bonne dizaine d’articles à ce sujet, expliquant de long et en large les causes structurelles de cet échec, formule mathématique de l’équation quantitative à l’appui et citant même Friedman… mais cela n’a pas empêché l’ex-gouverneur de la BCT d’augmenter à huit reprises successives le taux directeur jusqu’à atteindre 8% et le nouveau gouverneur (qui n’est même spécialiste en économie monétaire mais en économie de l’énergie) de le garder à ce niveau jusqu’à aujourd’hui, asphyxiant ainsi les ménages, les entreprises et prenant en otage les investissements et la croissance économique, sans réussir pour autant à maîtriser l’inflation.
Quant à l’excuse derrière laquelle l’ex comme le nouveau gouverneur ont l’habitude de se cacher pour échapper à leur responsabilité, à savoir que c’est le conseil d’administration de la BCT qui décide en la matière, elle est à rejeter d’un revers de la main, parce les membres de ce conseil sont des directeurs généraux dans différents départements ministériels (agriculture, commerce, industrie, transport, etc.) qui, même s’ils sont compétents dans leur domaine, n’ont aucune formation économique pour savoir quelle est la politique monétaire la plus adaptée aux spécificités de l’économie tunisienne et à quelles conditions l’équation quantitative de la monnaie de Friedman, dont ils n’ont probablement jamais entendu parler, pourrait s’appliquer avec succès. Quant aux trois économistes universitaires qu’il revient au gouverneur de nommer dans son conseil d’administration, ils le sont souvent sur la base d’affinité sinon d’amitié personnelles, compte tenu des énormes jetons de présence qu’ils touchent à ce titre.
Pourtant, il existe une autre politique monétaire beaucoup plus efficace et facile à mettre en œuvre pour lutter contre l’inflation, que tous les économistes disciples de Friedman mentionnent et que j’ai rappelée dans tous mes articles, celle des réserves obligatoires (voir plus haut). En effet, il suffit d’augmenter de quelques points le taux de réserves obligatoires que les banques commerciales sont tenues de détenir pour réduire drastiquement et mécaniquement leur capacité à créer de la monnaie scripturale (on démontre mathématiquement que le processus de création monnaie scripturale par les banques commerciales est une suite algébrique qui converge vers l’inverse du taux de réserves obligatoires).
Il ne fait pas de doute pour moi que si j’habitais le Palais de Carthage, je convoquerais, dès demain, le Gouverneur de la BCT et lui ferais signer dans mon bureau même deux circulaires à adresser aux banques commerciales de trois mots chacune : l’une stipule que le taux directeur est de la BCT est diminué de 8% à 4% (c’est son niveau dans des pays à économie similaire à la nôtre, tels que le Maroc ou la Jordanie) et l’autre stipulant que le taux de réserves obligatoires est augmenté de 4%. Si la consommation des ménages, les investissements des entreprises et la croissance économique ne reprendront pas en moins de trois mois sans produire pour autant plus d’inflation, alors je ne suis pas un économiste mais un charlatan!
Il reste une question que tous les lecteurs et lectrices se posent certainement et à laquelle je me dois de leur apporter une réponse même subjective : pourquoi les responsables de la BCT s’entêtent-ils à appliquer une politique du taux directeur pour essayer de maîtriser l’inflation plutôt qu’une politique du taux de réserves obligatoires qu’ils doivent certainement connaître (c’est du niveau d’un maîtrisard en sciences économiques)?
La seule réponse que je trouve est que la première permet aux banques d’accroître considérablement leurs bénéfices puisque le taux de rémunération des bons du Trésor que l’Etat est obligé d’émettre pour financer son déficit budgétaire (selon un article pernicieux de la loi de 2016) sont indexés au taux directeur de la BCT, alors que la seconde réduit considérablement leur capacité à accorder des crédits, leurs chiffres d’affaires et donc leurs bénéfices. De là à déduire que la BCT est au service du lobby bancaire, je laisse à chacun(e) la liberté de franchir ou non ce pas.
Toujours est-il qu’avec l’échec pour la maitrise de l’inflation, un taux de chômage dépassant 16% de la population active et même 40% parmi les diplômés de l’enseignement supérieur et un taux officiel de croissance économique négatif de -1,8% en moyenne par an durant la période 2012 et 2021, on ne peut pas dire que le couple Ghannouchi/Friedman a laissé de bons souvenirs aux Tunisiens !
Les possibles «fiançailles» de Kais Saïed avec Arthur Pigou
On peut considérer notre Président qui, d’après ses discours, sait quel type de société il veut construire pour la Tunisie et quelles valeurs il veut défendre, comme un «célibataire» qui n’a pas encore «trouvé chaussure à son pied», dans le sens où il est encore à la recherche de l’école de pensée économique et du modèle de développement qui lui permettront de réaliser la Tunisie dont il rêve.
Compte tenu des idées qu’il développe dans ses discours que je ne rate jamais, je lui propose de «se fiancer, en vue d’un futur mariage si entente mutuelle», comme il est d’usage de le dire dans ces circonstances, avec la théorie économique du bien-être (Welfare Theory) qui a été développée par plusieurs économistes dont le chef de file est Arthur Pigou (1877-1959) dans son célèbre ouvrage ‘‘The Economics of Welfare’’ (1920).
Pigou a développé l’idée que l’État peut améliorer le bien-être économique en corrigeant les défaillances du marché et a introduit ce que les économistes appellent les «taxes pigouviennes» pour réduire les effets négatifs des externalités (exemple : taxe carbone pour lutter contre la pollution, taxe sur le capital oisif que j’avais proposée dans mon dernier article ‘‘Le président Saïed a-t-il raison de rompre les relations avec le FMI’’).
L’objectif recherché par cette école de pensée est la réalisation de l’optimum de Pareto, qui désigne une situation d’allocation des ressources matérielles et humaines disponibles optimale dans le sens où aucune amélioration du bien-être d’un individu ne peut se faire sans détériorer celui d’un autre.
En pratique, il s’agit de maximiser une fonction d’utilité collective que Paul Samuelson (1915-2009) appelle «fonction de bien-être social», qui permet d’agréger les préférences individuelles pour évaluer le bien-être collectif, et que Kenneth Arrow (1921-2017) a démontré par son «théorème d’impossibilité» qu’elle ne peut pas être construite par simple agrégation des utilités individuelles. Par exemple, si chaque individu décide pour maximiser son utilité individuelle de se rendre dans sa voiture à son travail, il en résultera un tel embouteillage sur les routes que personne n’arrivera à temps à son bureau.
Il se trouve que je suis moi-même «marié» à cette école de pensée depuis que j’avais soutenu en 1979 à la Sorbonne une thèse Doctorat d’Etat portant sur ‘‘L’investissement en infrastructures des transports selon la théorie d’allocation optimale des ressources’’, devant un jury présidé par Maurice Allais qui a reçu en 1988 le prix Nobel d’économie pour ses recherches dans ce domaine. J’en applique les enseignements depuis plus de 30 ans pour l’évaluation de la rentabilité économique d’un grand nombre de programmes projets d’infrastructures réalisés en Tunisie et dans une trentaine de pays africains pour le compte des bailleurs de fonds multinationaux tels que la BAD, la BEI, la Banque Mondiale, etc.
Sans trop entrer dans des détails techniques et théoriques, je dirais à l’intention de notre Président que la théorie du bien-être cherche un équilibre entre l’objectif d’efficacité et de croissance économique et celui d’une plus grande justice sociale, une préoccupation majeure qu’on retrouve dans tous ses discours. Elle est utilisée pour justifier et analyser les interventions économiques de l’État, notamment :
– les politiques de redistribution (impôts progressifs, allocations sociales) pour corriger les inégalités;
– les politiques de régulation pour corriger les défaillances de marché (monopoles, externalités négatives comme la pollution);
– la justification des investissements publics dans l’éducation, la santé et les infrastructures de transport, qui augmentent le bien-être global.
Quel Modèle de développement économique pour la Tunisie de Kais Saïed
La Tunisie a adopté plusieurs modèles de développement économique au fil des décennies, mais aucun n’a réellement permis d’atteindre un équilibre durable entre croissance, inclusion sociale et stabilité financière. Aujourd’hui, la question du modèle de développement est au cœur des débats, car le pays peine à sortir de la crise économique persistante.
En se basant sur les enseignements de la théorie du bien-être comme cadre théorique, et face aux défis actuels (croissance faible, dette élevée, chômage, inflation, corruption…), les axes du modèle de développement que je propose à notre Président sont :
- un modèle basé sur l’économie de la connaissance et l’innovation : la Tunisie possède une jeunesse instruite et un fort potentiel en matière de numérique. Miser sur l’économie du savoir (technologies, intelligence artificielle, industrie 4.0, biotechnologies…) permettrait d’attirer des investissements et de créer des emplois qualifiés;
- une transformation vers une économie productive et diversifiée : la Tunisie doit réduire sa dépendance aux services et au tourisme en développant des industries à plus forte valeur ajoutée, comme l’aéronautique, les énergies renouvelables et l’agro-industrie. Cela implique des réformes pour améliorer l’environnement des affaires et soutenir les entreprises locales;
- un modèle axé sur le développement durable : avec la crise climatique et la rareté des ressources naturelles, une transition vers une économie verte est nécessaire. L’investissement dans les énergies renouvelables, l’agriculture biologique et l’économie circulaire pourrait permettre à la Tunisie de se positionner comme un leader régional en matière de développement durable.
- Une économie plus inclusive et équilibrée : la croissance ne peut être durable que si elle bénéficie à toutes les régions du pays. Un développement régional équilibré, avec une meilleure répartition des infrastructures et des opportunités économiques, est crucial pour réduire les inégalités sociales et territoriales.
Ce modèle nécessitera des réformes profondes pour améliorer la gouvernance, renforcer l’éducation, moderniser l’administration et attirer les investissements. Sans ces transformations, la Tunisie risque de rester dans un cercle vicieux de crises économiques et sociales, avec le risque de défaut de paiement et le Club de Paris à l’horizon
Post Scriptum 1 : Je doute fort qu’un tel article académique et didactique soit lu par notre Président, qui paraît-il, préfère la lecture des poèmes de Bayram Ettounsi… que ce genre d’articles économiques rébarbatifs. Cependant, s’il m’aurait permis d’enrichir la culture économique du public et partager avec lui un tant soit peu mes connaissances acquises au prix d’une vie d’études universitaires et de pratique de l’économie un peu partout dans le monde, je ne regretterais pas de l’avoir rédigé.
Post Scriptum 2 : Le seul bénéfice que je peux espérer retirer de la rédaction de ce genre d’article que je fais gratuitement et qui me demande beaucoup d’efforts, est quelques visiteurs de plus de mon blog «Poèmes de la vie», pour y lire mes poèmes sur ce que les poètes grecs appellent la «finitude» et que j’appelle «l’insignifiance des êtres et des choses». Ils y trouveront un dernier poème que j’ai appelé «Donne-moi la main pour traverser ensemble» (il ne s’agit pas de traverser la Méditerranée sur un bateau de fortune pour immigrer clandestinement… !).
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