Le langage politique ou l’ambiguïté au service de la manipulation
Les mots ont un poids, et leur agencement dans une phrase peut en modifier profondément le sens. En politique et en diplomatie, cet art de la nuance linguistique est une arme redoutable, utilisée pour esquiver des responsabilités, orienter l’opinion publique et masquer des positions réelles derrière des formulations soigneusement calculées.
Khémaïs Gharbi *

Un responsable politique peut ainsi donner l’illusion d’un engagement fort tout en s’assurant que son message reste assez flou pour ne pas le contraindre à des actions concrètes. C’est une stratégie efficace, qui repose sur la maîtrise subtile du langage et qui exploite l’inattention du public face aux détails grammaticaux et syntaxiques.
Des formulations qui trompent l’opinion
Prenons un exemple récent : la déclaration du président Emmanuel Macron concernant la situation au Proche-Orient. Il affirme : «Tout déplacement forcé ou annexion irait contre la perspective de la solution de deux États.»
Une telle phrase semble anodine, mais une lecture attentive révèle une stratégie rhétorique subtile. Plutôt que de condamner explicitement ces actes, le président se contente de constater qu’ils iraient à l’encontre d’une solution politique. Il ne dit pas que la France s’y oppose, ni qu’elle prendra des mesures si ces événements se produisent. Une reformulation plus directe et sincère aurait été : «La France s’oppose à tout déplacement forcé ou annexion qui irait contre la perspective de la solution de deux États.»
La différence est majeure. Dans la première formulation, il s’agit d’un constat neutre, qui n’implique aucune action ni position ferme. Dans la seconde, l’opposition de la France est affirmée, ce qui engagerait la responsabilité politique du pays.
Un autre exemple illustre cette manipulation du langage : «J’ai appelé le Premier ministre israélien à mettre fin aux frappes sur Gaza et à revenir au cessez-le-feu que le Hamas doit accepter.»
Cette phrase est habilement construite. D’un côté, elle donne l’impression d’une prise de position en faveur de la cessation des bombardements, mais de l’autre, elle laisse entendre que le cessez-le-feu dépend avant tout du Hamas. Or, en réalité, ce cessez-le-feu avait déjà été accepté et signé sous l’égide des médiateurs internationaux et des États-Unis et il a été accepté par le Hamas qui l’a respecté en procédant aux échanges de prisonniers avant qu’Israël ne rompe unilatéralement l’accord. Une déclaration plus fidèle aux faits aurait été : «J’ai appelé le Premier ministre israélien pour lui dire que la France condamne les frappes sur Gaza et exige un cessez-le-feu que le Hamas a déjà accepté.»
Dans la formulation choisie par Macron, le verbe «condamner» est soigneusement évité, et l’inversion des responsabilités est subtile mais efficace : il n’est pas dit que c’est Israël qui doit cesser ses frappes immédiatement, mais que le cessez-le-feu dépend d’un autre acteur.
L’ambiguïté stratégique
Cette utilisation du langage pour entretenir des zones grises ne date pas d’hier. Un cas emblématique de manipulation linguistique en diplomatie est celui de la résolution 242 du Conseil de sécurité de l’Onu, adoptée après la guerre de juin 1967 entre Israël, l’Égypte, la Syrie et la Jordanie. Cette résolution, rédigée en anglais, exigeait : «Withdrawal of Israeli armed forces from occupied territoriese».
Or, en français, cette phrase peut être traduite de deux manières : 1. «Retrait de territoires occupés» (interprétation israélienne : un retrait partiel, laissant place à une négociation sur les territoires à évacuer). 2. «Retrait des territoires occupés» (interprétation arabe et internationale: un retrait total de tous les territoires occupés en 1967).
Cette différence, qui repose sur l’absence de l’article défini «the» en anglais, a donné lieu à des décennies de disputes diplomatiques. Israël a défendu une lecture minimaliste, considérant que la résolution n’imposait pas un retrait total, tandis que les pays arabes et de nombreux juristes ont insisté sur l’obligation de restituer l’ensemble des territoires occupés.
Cet exemple montre que le langage diplomatique est souvent conçu pour être ambigu, permettant à chaque partie d’y voir ce qui l’arrange. Il illustre aussi comment la langue elle-même peut être un outil de pouvoir, où chaque mot, chaque article, chaque tournure grammaticale devient une arme stratégique.
Pourquoi ces nuances importent-elles ?
Ces formulations ne sont pas qu’un jeu d’experts: elles façonnent la manière dont nous percevons les événements et influencent directement les décisions politiques et diplomatiques. Si des gouvernements, des organisations internationales et des médias jouent sur les mots, c’est bien parce qu’ils savent que la manière dont une idée est formulée peut en modifier profondément la portée.
L’usage de phrases au conditionnel ou à la tournure passive est une technique fréquente pour diluer la responsabilité :
• «Des civils ont perdu la vie dans les frappes.» (Qui les a tués ? L’agent de l’action disparaît.)
• «Nous espérons que la situation s’améliorera.» (Mais quelles actions concrètes sont entreprises ?)
• «Nous appelons à la retenue de toutes les parties.» (Une équivalence implicite entre un État surarmé et un peuple sous blocus, l’agresseur et l’agressé.)
Appel à la vigilance citoyenne
Les nuances linguistiques ne sont pas qu’une question académique : elles influencent directement notre perception du monde et notre capacité à exiger des comptes de nos dirigeants. Lorsqu’un responsable politique utilise des formules vagues, détourne subtilement une phrase ou exploite l’ambiguïté d’un mot, ce n’est jamais anodin.
Dans un monde où l’information circule en continu, où les déclarations politiques sont souvent reprises sans analyse critique, il est essentiel de ne pas se laisser piéger par les artifices du langage. Cela ne signifie pas tomber dans la suspicion permanente, mais développer un regard affûté, une capacité à décoder les discours et à en questionner les sous-entendus.
Alors, la prochaine fois que vous entendrez un dirigeant dire «Nous appelons à la retenue des deux parties», «Nous espérons que la paix reviendra» ou «Nous condamnons toute forme de violence», demandez-vous : est-ce une véritable position ou une manière d’éviter d’en prendre une?
Parce que les mots ne sont jamais neutres, et que comprendre leurs nuances, c’est refuser d’être manipulé.
* Ecrivain et traducteur.
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