Lors de la 26ᵉ édition du Forum de l’Économiste Maghrébin tenu le 25 mai 2025, un panel a été dédié au thème : « L’intelligence artificielle au service de la compétitivité dans l’industrie automobile ». Les experts présents ont dressé un état des lieux du secteur et exploré les opportunités pour la Tunisie face à la triple révolution qui bouleverse l’industrie : électrification, numérisation et intelligence artificielle.
Le modérateur Serge Degallaix a introduit le panel en présentant des chiffres clés du secteur automobile tunisien : 3,5 milliards d’exportations de composants automobiles en 2024 qui devraient atteindre 4,5 milliards en 2030, représentant 80% des exportations industrielles du pays et 30% des exportations générales, avec un taux d’intégration d’environ 50%. Le secteur emploie 110 000 personnes dans 300 entreprises. Il a présenté les cinq intervenants et structuré le débat autour des mutations technologiques qui touchent la chaîne de valeur automobile et des recommandations pratiques pour améliorer la position de la Tunisie dans ce secteur. Degallaix a souligné l’importance de l’intelligence artificielle dans cette transformation et a orienté les questions vers les implications pour la Tunisie et sa capacité à s’adapter à cette révolution technologique dans l’industrie automobile.
Électrification et repositionnement stratégique : la Tunisie à la croisée des chemins
Hajer Chekir, directrice commerciale chez BYD Tunisie a présenté une analyse détaillée de la reconfiguration du secteur automobile mondial, articulée autour de trois révolutions majeures : l’électrification, la numérisation et l’intelligence artificielle. Elle a souligné le déplacement du centre de gravité mondial vers l’Asie, particulièrement la Chine, en citant l’exemple de BYD qui a vendu plus de 10 millions de véhicules électrifiés depuis 2021, dont 4 millions en 2024. Au niveau de l’électrification, elle a décrit une croissance spectaculaire du marché, passant de 2 millions de véhicules électriques (2,5% du marché mondial) en 2019 à 17 millions (22%) en 2024, avec une projection de 45 à 50 millions (40%) d’ici 2030.
Chekir a insisté sur la transformation profonde que cela implique pour la chaîne de valeur automobile : un véhicule thermique contient environ 40 000 pièces contre seulement 4 000 pour un véhicule électrique, entraînant un déclin de la mécanique au profit de l’électronique, des batteries, du logiciel et de l’intelligence artificielle. Pour la Tunisie, bien que des mesures incitatives existent (exonérations fiscales pour les véhicules électriques), elle a appelé à un repositionnement stratégique autour de trois piliers : modernisation industrielle et digitalisation, développement d’un écosystème technologique et diversification des marchés vers le Maghreb, l’Afrique et le Moyen-Orient. Elle a conclu en proposant de s’inspirer du modèle BYD pour développer en Tunisie des projets de recyclage et de stockage d’énergie liés aux batteries de véhicules électriques, tirant parti des 3000 heures d’ensoleillement annuel du pays.
L’IA frugale : une opportunité pour la Tunisie dans la mobilité intelligente
Imène Khanfir CTO Exypnos, a abordé le rôle crucial de l’intelligence artificielle dans l’industrie automobile, présentant cette technologie comme une réalité tangible et non plus une simple promesse. Elle a détaillé l’impact de l’IA sur toute la chaîne de valeur automobile, de la conception à l’expérience utilisateur. Au niveau de la conception, elle a expliqué comment l’IA remplace les simulateurs physiques coûteux par des modèles prédictifs et permet l’exploration de millions de formes et matériaux, citant l’exemple de Microsoft Azure Quantum Elements qui a identifié un matériau réduisant de 70% l’utilisation du lithium dans les batteries.
Concernant la conduite autonome, elle a souligné que l’IA est au cœur des systèmes d’aide à la conduite, combinant capteurs, caméras et données cartographiques pour doter le véhicule d’une compréhension de l’environnement supérieure à celle de l’humain.
Pour la maintenance, elle a mentionné la capacité de l’IA à anticiper les pannes avant qu’elles ne surviennent. Khanfir a présenté le produit développé par Exypnos, « Iris », un système biométrique d’identification du conducteur qui permet non seulement le démarrage du véhicule mais aussi l’ajustement automatique des équipements selon le conducteur, la détection de fatigue, de stress ou de malaises, et l’analyse du style de conduite. Face aux défis liés à cette révolution technologique, notamment la cybersécurité et l’éthique dans l’utilisation des données personnelles collectées, elle a préconisé pour la Tunisie de s’orienter vers une « IA frugale », moins consommatrice de ressources et adaptée aux environnements aux ressources limitées, plutôt que de chercher à concurrencer les géants mondiaux de l’IA. Elle a expliqué qu’Exypnos développe depuis quinze ans des technologies basées sur les théories de l’incertitude et de fusion de l’information, permettant de créer des modèles légers mais performants dans la mobilité intelligente, la biométrie et la cybersécurité.
Du physique au logiciel : saisir la nouvelle chaîne de valeur automobile
Mehdi Hadrouch directeur du développement commercial chez Focus a souligné la transformation majeure en cours dans l’industrie automobile, où la valeur se déplace des composants physiques vers le logiciel. Il a rappelé les chiffres impressionnants du secteur des composants automobiles en Tunisie, mais a insisté sur le fait que cette chaîne était désormais « physique » alors que l’industrie est en pleine mutation. Selon les études qu’il a citées, d’ici 2030, 40 à 60% de la valeur d’une voiture serait liée au logiciel, avec un développement désormais axé sur l’expérience utilisateur plutôt que sur les composants. Face à ces changements radicaux, Hadrouchi a souligné l’importance pour les petites entreprises tunisiennes spécialisées dans le développement logiciel de prendre plus de valeur dans l’offre globale pour l’automobile et de faire le lien entre l’industrie des composants et la demande future des constructeurs et équipementiers. Il a expliqué que sa société, Focus, a choisi de capitaliser sur son expertise existante tout en l’augmentant par l’IA pour développer des solutions innovantes comme l’automatisation de tests logiciels pour les systèmes d’infodivertissement, qui suscitent désormais l’intérêt des constructeurs automobiles. Hadrouchi a conclu que l’émergence de l’IA a permis de faire tomber certaines barrières à l’entrée sur le marché, créant de nouvelles opportunités pour les entreprises tunisiennes.
Semi-conducteurs et systèmes embarqués : l’atout tunisien dans l’intelligence ‘edge
Mohamed Ben Ahmed DG de STMicroelectronics a présenté STMicroelectronics comme une multinationale d’origine européenne spécialisée dans les semi-conducteurs, avec une particularité distinctive : son modèle « IDM » (Integrated Device Manufacturer) intégrant à la fois la conception et la fabrication des semi-conducteurs, ce qui permet de maîtriser toute la chaîne de valeur et de sécuriser la production pour ses clients. Il a précisé que le marché automobile représente environ 45% des activités de ST, avec également des présences dans les secteurs industriel et des objets connectés.
Concernant la présence de ST en Tunisie depuis 2001, Ben Ahmed a expliqué que les activités locales sont principalement orientées vers la conception de microprocesseurs et le développement de logiciels embarqués, un domaine stratégique où la stabilité est essentielle, contrairement au marché mobile où les technologies évoluent rapidement chaque année. Il a souligné que ST a investi depuis 20 ans dans les systèmes embarqués en Tunisie, cherchant les talents là où ils existent, notamment pour des compétences combinant matériel et logiciel. Avec environ 300 personnes, le centre tunisien possède une expérience significative et Ben Ahmed voit de nouvelles opportunités liées à la transformation de l’automobile vers l’électrification et la digitalisation avec l’IA.
Il a mentionné que les constructeurs automobiles se transforment eux-mêmes en sociétés de développement logiciel, créant des opportunités pour la Tunisie si elle parvient à adapter son écosystème de formation, notamment en accélérant certains masters spécialisés. Ben Ahmed a conclu en évoquant la stratégie « edge » de ST, qui consiste à ramener l’intelligence au niveau des composants de manière autonome sans connexion permanente, une révolution qui combine hardware et software embarqué et représente une opportunité pour la Tunisie de se positionner dans divers domaines d’application comme l’industrie, la santé ou la mobilité.
Écosystème et formation : bâtir les fondations de l’innovation automobile tunisienne
Hichem Turki CEO de Novation City a présenté la mission de Novation City en tant que technopole chargée de créer un écosystème entre l’enseignement supérieur, la recherche et les entreprises pour répondre aux besoins en talents nécessaires à l’accompagnement des transformations technologiques. Il a détaillé la mise en place de deux centres de compétences majeurs. Le premier, dédié à l’Industrie 4.0, vise à accompagner les industriels dans leur transformation digitale et l’implémentation de l’intelligence artificielle, avec trois volets : conseil, développement de briques technologiques, et mise à disposition d’une « smart factory » pour tester les composants.
Le second centre est focalisé sur l’intelligence artificielle, avec un investissement dans une capacité de calcul mise à disposition des start-ups et entreprises pour créer de l’IA. Turki a souligné l’importance de la formation, mentionnant l’organisation de formations massives certifiantes en IA pour des étudiants et professionnels – 1500 personnes formées l’année précédente et un objectif similaire pour l’année en cours. Il a mis en avant le statut de la Tunisie comme premier pays pour MCA en nombre d’ambassadeurs (58), qui deviennent à leur tour des formateurs. Bien que satisfait des progrès réalisés grâce aux financements étrangers (notamment de la GIZ), Turki a exprimé le besoin de passer à une échelle plus importante pour permettre un rayonnement au-delà des frontières tunisiennes. Il a également souligné le rôle des start-ups issues de cet écosystème qui développent des technologies utilisées localement, créant ainsi un cercle vertueux d’innovation.
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