Tunisie : Kaïs Saïed marginalise la gauche syndicale
Quand il a été élu la première fois à la présidence de la république en 2019, Kaïs Saïed n’avait pas vraiment de programme. Et c’est à l’entame de son second mandat que l’on commence à saisir les grands axes de ce programme à forte portée sociale voire socialisante. De quoi faire rougir les gauchistes et les syndicalistes…
Imed Bahri
Parmi ces axes, le développement des entreprises communautaires pour donner du travail aux jeunes et impulser le développement régional, mais aussi la suppression de l’emploi précaire représenté par la sous-traitance et les contrats à durée déterminée, sujets qui reviennent assez régulièrement depuis quelque temps dans ses entretiens avec les membres du gouvernement, et sur lesquels il insiste parce qu’il constate que leur mise en œuvre prend beaucoup de temps ou qu’elle fait face à divers obstacles, administratifs et autres.
Recevant, mardi 3 décembre 2024, au Palais de Carthage, le ministre des Affaires sociales, Issam Lahmar, le ministre de l’Emploi et de la Formation professionnelle, Riadh Chaoued, et la secrétaire d’Etat auprès du ministre de l’Emploi et de la Formation professionnelle, chargée des entreprises communautaires, Hasna Jiballah, le président de la république a souligné la nécessité de simplifier les procédures de création des entreprises communautaires, notamment pour les jeunes, et de leur accorder le soutien nécessaire, car, a-t-il expliqué, «les descendants de ceux qui ont fait échouer les coopératives économiques se sont ligués contre cette nouvelle forme d’entreprise, qui profitera non seulement aux actionnaires mais à tout le pays».
Retour au système des coopératives
Le chef de l’Etat fait ici allusion à l’échec des coopératives mises en place dans les années 1960 par le ministre de l’Economie Ahmed Ben Salah et qui a abouti à un échec cuisant. Pour lui, ce système n’a pas échoué parce qu’il portait en lui les germes de son échec, comme souvent affirmé par des chercheurs, économistes et historiens, mais parce qu’il a été combattu par des lobbys d’intérêt qui ont fini par le mettre échec pour entamer, avec la nomination de l’ancien Premier ministre Hedi Nouira, en 1970, une nouvelle ère dominée par le libéralisme économique toujours en vigueur dans le pays.
Est-ce à dire que si les entreprises communautaires récemment créées, et que beaucoup comparent aux coopératives des années 1960, font face à la même résistance de la part des mêmes lobbys ? Kaïs Saïed le laisse en tout cas entendre, estimant que la complexité des procédures administratives auxquelles font face les jeunes entrepreneurs dans les régions vise à les empêcher de mettre en œuvre leurs projets. Et ce n’est pas la première fois que le locataire du Palais de Carthage, critique, ouvertement ou à demi-mot, l’administration publique et lui reproche de faire obstacle à ses projets de réforme.
Outre la simplification des procédures de création des entreprises communautaires, l’entretien d’hier a, également, porté sur le projet de loi relatif à la suppression de la sous-traitance et des contrats à durée déterminée, notamment pour les jeunes, et la célébration par la Tunisie du 100e anniversaire de la fondation de la Confédération générale des travailleurs tunisiens (CGTT) par Mohamed Ali El-Hammi.
En ce qui concerne le projet de loi sur la suppression de la sous-traitance et des contrats à durée déterminée, le chef de l’État a souligné que les projets de textes devraient être élaborés selon une approche nouvelle, de manière à préserver le droit au travail avec un salaire juste et rémunérateur, ainsi que le droit des travailleurs dont les contrats ont été résiliés pour être remplacés par d’autres.
«La stabilité sociale que recherchent tous les pays et toutes les sociétés ne peut être atteinte que sur la base de la justice et de l’équité», a déclaré Saïed, cité dans le communiqué de la présidence de la république rendant compte de la réunion.
Marginalisation de l’UGTT
Le président de la république, qui affectionne l’histoire et use des symboles, a rappelé que la Tunisie célèbre le 100e anniversaire de la création de la CGTT, fondée le 3 décembre 1924 après une série de rassemblements dirigés par Mohamed Ali El-Hammi, pionnier du syndicalisme dans les pays arabes et africains. Il a, par la même occasion, passé en revue le parcours du dirigeant syndicaliste et les difficultés auxquelles il avait été confronté toute sa vie.
«Il est passé de la pauvreté et de la misère en tant que portefaix dans un marché aux fruits à la spécialisation en économie politique après avoir obtenu un diplôme d’études supérieures dans ce domaine», a-t-il dit. Et d’ajouter : «Ce n’est pas un hasard si Farhat Hached [fondateur de l’Union générale tunisienne du travail] a qualifié El-Hammi de père du mouvement syndical en Tunisie».
Evoquant le combat de Mohamed Ali El-Hammi, Kaïs Saïed a évoqué la création de la première coopérative , créée spécifiquement dans le secteur commercial pour faire face à la hausse des prix, réduire le coût de la vie des travailleurs et augmenter leur pouvoir d’achat, mais les cartels et les agents coloniaux de l’époque se sont mobilisés pour contrecarrer ce noble projet, a-t-il expliqué. Il cherche ainsi à inscrire son combat actuel pour la «libération nationale», selon ses propres termes, dans le droit fil de celui de ces deux dirigeants historiques du mouvement social en Tunisie : Mohamed Ali El-Hammi et Farhat Hached, dont il dispute désormais le legs à l’UGTT qu’il n’a de cesse de marginaliser en s’accaparant ses revendications, ses mots d’ordre et son fonds de commerce.
«Je t’aime ô peuple», était le cri de ralliement de Farhat Hached. Celui de Saïed est «Le peuple veut». La filiation était claire dès le départ… Et le revendication on ne peut plus limpide.
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