Les Arabes et la liberté, par Mario Vargas LLosa
L’écrivain hispano-péruvien Mario Vargas Llosa, Prix Nobel de littérature en 2010, s’est éteint à 89 ans, dimanche 13 avril 2025, à Lima. Chef de file des auteurs latino-américains, il considérait la littérature comme un moyen d’éveiller les consciences. Nous reproduisons ci-dessous un article qu’il avait écrit à propos de la révolution tunisienne du 14 janvier 2011 et qui avait alors sonné l’éveil des consciences arabes. Certaines de ses analyses gardent toute leur actualité.
Traduction par Abdelatif Ben Salem
Le mouvement populaire qui a ébranlé des pays comme la Tunisie, l’Egypte et le Yémen et dont les ondes de choc se sont propagées jusqu’en Algérie, au Maroc et en Jordanie, constitue un cinglant démenti à ceux qui, comme Thomas Carlyle, pensaient que «l’histoire du monde est la biographie des grands hommes».
Aucun chef, aucun groupe, aucun parti politique ne peut s’attribuer la paternité de cette secousse sociale tellurique qui a décapité déjà la satrapie tunisienne de Ben Ali et égyptienne de Moubarak, qui met au bord de l’effondrement celle du yéménite Ali Abdallah Saleh, et donne des sueurs froides aux gouvernements de certains pays touchés par cette lame de fond comme la Syrie, la Jordanie, l’Algérie, le Maroc et l’Arabie Saoudite.
L’histoire n’est pas écrite à l’avance
En clair, personne ne pouvait prévoir ce qui s’est passé à l’intérieur de ces sociétés autoritaires arabes: les experts, mais aussi les médias, les chancelleries, les think tanks politiques occidentaux, bref le monde entier était pris de court par l’explosion sociale et politique arabe comme il l’avait été lors de la chute du mur de Berlin et l’implosion de l’Union soviétique et de ses pays satellites.
Effectuer en effet un rapprochement entre les deux événements n’est pas du tout arbitraire : tous les deux revêtent des significations identiques avec des projections politiques sur le reste du monde. Y a-t-il meilleure preuve que l’histoire n’est pas écrite à l’avance et qu’elle peut prendre un cours insoupçonné qui échappe à tous les théories que veulent la soumettre à une concaténation logique.
Cela dit, il n’est pas impossible de discerner un peu de rationalité à l’intérieur même de ce mouvement de protestation expansif et contagieux qui commence comme un conte fantastique, par l’immolation par le feu d’un jeune tunisien de province, désespéré, de condition humble répondant au nom de Mohamed Bouazizi, et qui par la suite se répandra comme une traînée de poudre dans tous les pays du Moyen-Orient. Une région qui subit depuis des décennies le joug de dictatures corrompues jusqu’à la moelle et dont les gouvernants, leurs proches parents et leurs clientèles oligarchiques avaient accumulé des fortunes colossales, mises à l’abri en lieu sûr à l’étranger, alors que la pauvreté, le chômage et l’absence des politiques d’éducation et de santé, maintenaient des larges secteurs de la population en dessous du seuil de la simple survie et les plongeaient parfois dans la famine. La corruption généralisée, combinée à un système basé sur le favoritisme et le népotisme fermaient à la majeure partie de la population les portes de l’ascension économique et sociale.
L’ordre d’une chaotique explosion
Cette situation, qu’ont connue tout au long de l’histoire nombre de pays, n’aurait jamais provoqué un tel soulèvement sans ce facteur déterminant des temps modernes : la globalisation. La révolution qui eut lieu dans le domaine de l’information est allé en ouvrant chaque jour un peu plus une brèche dans les systèmes rigides de censure que les despotes arabes avaient instaurée dans le but de maintenir les peuples qu’ils pillaient et exploitaient, dans l’ignorance et dans l’obscurantisme des traditions archaïques. Il est cependant très difficile aujourd’hui, pour ne pas dire quasiment impossible pour un gouvernement de maintenir une société entière dans l’obscurité médiatique pour pouvoir la manipuler à sa guise et l’induire en erreur comme ce fut le cas auparavant. La téléphonie mobile, l’Internet, les blogs, le réseau Facebook et Twitter, les canaux de télévision par satellite et les autres technologies audiovisuelles ont porté à tous les coins du monde la réalité de notre temps, et forcé certaines comparaisons qui ont incontestablement confirmé aux masses arabes, l’évidence de l’anachronisme, de la barbarie des régimes qui les accablent ainsi que la distance qui les séparent des pays modernes. Ces mêmes technologies de communications modernes ont également permis aux manifestants de coordonner leurs actions et d’introduire un certain ordre dans ce qui a pu apparaître au début comme une chaotique explosion de colère et de mécontentement. Mais pas seulement, l’un des traits les plus surprenants de la révolte arabe a été l’effort déployé par les manifestants pour empêcher le vandalisme et affronter, comme en Egypte, les nervis envoyés par le régime pour commettre des actes de violences afin de discréditer le soulèvement et intimider la presse.
L’erreur monumentale de l’Occident
La lenteur (pour ne pas dire la lâcheté) avec laquelle les pays occidentaux – en particulier ceux de l’Europe – ont réagi face aux événements, d’abord avec circonspection, ensuite par des déclarations de bonnes intentions dénuées de sens en faveur d’une «solution négociée du conflit», alors qu’il aurait fallu appuyer les révolutionnaires, a dû susciter des terribles déceptions aux millions des manifestants qui se sont jetés dans les rues des pays arabes pour revendiquer la liberté et la démocratie, et leur a fit comprendre que les pays du monde libre, pris de panique, les considéraient avec méfiance, elle leur a fit aussi découvrir que les partis politiques de Moubarak et de Ben Ali étaient membres de l’Internationale socialiste ! Drôle de méthode pour promouvoir la social-démocratie et les droits de l’homme au Moyen-Orient, n’est-ce pas?
L’erreur monumentale de l’Occident a consisté à voir dans le mouvement émancipateur des Arabes, un Cheval de Troie grâce auquel le fondamentalisme ferait main basse sur l’ensemble de la région, ou une nouvelle version politique du modèle iranien – une dictature de fanatiques religieux – qui se propagerait à tout le Moyen-Orient. Mais la vérité est que l’explosion populaire n’était pas dirigée par les fondamentalistes et ceux-ci n’étaient pas, du moins jusqu’ici, à la tête du mouvement libérateur ni n’avaient la prétention de l’être. Ils avaient fait preuve, bien au contraire, d’avantage de lucidité que les chancelleries occidentales, en pressentant que ce qui mobilisait réellement la jeunesse tunisienne, égyptienne et yéménite des deux sexes n’est, ni la charia, ni le désir de voir quelques clercs enturbannés venir remplacer les petits dictateurs cleptomanes dont ils voulaient se débarrasser. Il faut être véritablement atteint de cécité ou avoir l’esprit bourré de préjugés pour ne pas se rendre compte que le véritable moteur qui propulse secrètement ce mouvement est un instinct de liberté et de modernisation.
Certes nous ignorons quelle direction ces révolutions allaient prendre, comme on ne peut écarter l’hypothèse, étant donné la confusion générale qui règne encore, d’une tentative des forces armées ou des mouvements fondamentalistes d’en tirer partie. Mais ce dont nous sommes toutefois certains, c’est que tant au début qu’aux cours des premières phases, ce mouvement fut un mouvement civil, non religieux, clairement inspiré des idéaux démocratiques de liberté politique, de liberté de la presse, des élections libres, de la lutte contre la corruption, de la justice sociale, de l’égalité, de la quête du travail et de l’amélioration des conditions de vie. L’Occident libéral et démocratique a le devoir d’honorer ces événements comme une extraordinaire confirmation de l’actualité universelle des valeurs qui incarnent la culture de la liberté, et de concentrer tous ses efforts pour apporter son soutien aux peuples arabes à l’heure de leur bataille contre la tyrannie. Ce ne sera pas seulement un acte de justice mais une façon de s’assurer aussi l’amitié et la collaboration d’un futur Moyen-Orient libre et démocratique.
Parce que cette amitié est devenue aujourd’hui une possibilité réelle. Avant la révolte, elle nous paraissait difficile à réaliser. Car les événements en Iran et dans une certaine mesure en Irak, justifiaient un certain pessimisme concernant une possible démocratisation du monde arabe. Or l’accélération de l’histoire pendant ces dernières semaines, recommande qu’on mette un terme à ces réticences et à ces inquiétudes nourries par des préjugés culturels et racistes. La liberté n’est pas une valeur que seuls les pays cultivés et évolués savent en apprécier toutes les significations. Les masses désinformés, discriminés et exploités peuvent également découvrir, souvent par des voies sinueuses, que la liberté n’est pas une notion purement rhétorique dépourvue de substance, mais une clef primordiale hautement concrète pour se sortir de l’horreur, un outil pour construire une société où des hommes et des femmes peuvent vivre sans peur dans le cadre de la légalité et avec d’immenses possibilités de progrès. Ceci a eu lieu en Asie, en Amérique latine et dans les pays qui vécurent sous la férule de l’Union Soviétique. Maintenant, ceci commence – enfin – à prendre forme dans les pays arabes avec une force et un héroïsme extraordinaires. Nous avons l’obligation de leur exprimer notre solidarité active, parce que la transformation du Moyen-Orient en terre de liberté ne bénéficiera pas seulement à des millions d’Arabes mais au monde entier, Israël compris, même si le gouvernement extrémiste de Netanyahou est incapable d’assimiler cette vérité.
Courtesy El Pais (Madrid, 13 février 2011).
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