Aujourdâhui, face aux guerres, aux bouleversements climatiques, Ă la montĂ©e du dĂ©sespoir intĂ©rieur, je ne peux mâempĂȘcher de me demander : oĂč avons-nous dĂ©sappris Ă vivre ? Est-ce que, quelque part, le monde extĂ©rieur nâest-il pas le reflet dâun dĂ©sĂ©quilibre profond entre nos polaritĂ©s intĂ©rieures ? (Ph. « One of a kind », aquarelle sur papier de Natacha St-Amand, Canada).
Manel Albouchi *
Masculin et fĂ©minin : non pas en tant que genres, mais en tant que forces symboliques; principes qui cohabitent, sâopposent, se cherchent en chacun de nous.
Le dĂ©sĂ©quilibre entre ces deux pĂŽles semble ĂȘtre devenu une norme. Et peut-ĂȘtre est-ce lĂ que se niche une part de notre mal-ĂȘtre collectif, de notre violence quotidienne, de notre perte de sens.
Le patriarcat nâest pas quâune affaire de genre
Le principe masculinâŻ: maĂźtrise, rationalitĂ©, performance, conquĂȘte a pris le dessus, non pas sur les hommes ou les femmes, mais sur la dimension symbolique du fĂ©minin : accueil, rĂ©ceptivitĂ©, Ă©coute, lenteur.
Dans une sociĂ©tĂ© qui valorise le contrĂŽle, la rentabilitĂ©, la domination, oĂč trouve-t-on encore la place pour lâintĂ©rioritĂ©, le soin, lâintuition ?
Carl Gustav Jung appelait ces deux polaritĂ©s lâanima et lâanimus : les deux pĂŽles Ă©nergĂ©tiques de notre psychĂ©. LâĂ©quilibre entre ces deux polaritĂ©s est la clĂ© de la santĂ© psychique. Mais aujourdâhui, nous sommes poussĂ©s Ă nier notre anima intĂ©rieure, Ă fuir le silence et lâintrospection, engluĂ©s dans lâoverthinking ** et la course Ă la performance.
La violence comme symptĂŽme
On peut voir aussi dans le dĂ©sĂ©quilibre de ces polaritĂ©s une explication, peut-ĂȘtre partielle, des violences qui se manifestent autour de nous. Prenons la violence verbale, banalisĂ©e dans nos rues, dans nos maisons, dans nos gestes, dans notre langage et dans les insultes sexistes qui tournent inlassablement autour du sexe, du phallus, du pouvoir de dominer.
Cette violence symbolique, sourde, qui ne laisse pas de bleus mais qui sape la confiance, dĂ©truit lâestime de soi et creuse les fractures sociales, est trop souvent banalisĂ©e.
Et moi, en tant que femme, psychologue, citoyenne : je refuse cette banalisation. Je crois que la dignité commence par le respect de la parole, et que le changement commence par une nouvelle éthique de la relation.
La blessure écologique
Mary Douglas, dans ââDe la souillureââ, nous montre comment les notions de propre et dâimpur ne relĂšvent pas seulement de lâhygiĂšne, mais de la structure mĂȘme de nos reprĂ©sentations culturelles.
Le fĂ©minin, comme la Terre, est souvent perçu comme trouble, impĂ©nĂ©trable, ambigu, et donc potentiellement dangereux. Cette peur de lâindistinct, de lâorganique, du cycle, justifie lâexclusion, le contrĂŽle, la violence symbolique et matĂ©rielle.
Et cette logique a des consĂ©quences tragiques. Le dĂ©sĂ©quilibre entre le masculin et le fĂ©minin se manifeste aujourdâhui dans lâeffondrement de notre monde. La Terre, principe fĂ©minin par excellence, fĂ©conde, enveloppante, nourriciĂšre est blessĂ©e.
à GabÚs, les nappes phréatiques sont saturées de produits chimiques. Les palmeraies, jadis luxuriantes, étouffent sous les résidus industriels.
Le stress hydraulique devient chronique, les sources se tarissent, les riviÚres sont détournées ou bétonnées.
Les terres se craquellent, mais la sĂ©cheresse est aussi intĂ©rieure. Nous vivons une sĂ©cheresse des affects. Nos cĆurs, Ă force de surmenage, de performance, dâisolement, se dessĂšchent.
Nous nâosons plus pleurer, plus Ă©couter, plus sentir. LâĂ©motion devient une faiblesse, lâintrospection une perte de temps, la tendresse un luxe.
Lâair, la mer, les sols portent les stigmates dâun systĂšme fondĂ© sur lâexploitation, la performance, la domination.
Ce que nous faisons à la planÚte, nous le faisons aussi à notre psyché.
En coupant les arbres, nous avons aussi coupĂ© les liens symboliques, les racines profondes, nous avons stĂ©rilisĂ© lâimaginaire.
En empoisonnant la terre, nous avons empoisonné les mémoires affectives, les récits fondateurs.
En maĂźtrisant les cycles naturels, nous avons niĂ© nos propres rythmes internes. Nous avons oubliĂ© la lenteur, la respiration, lâĂ©coute.
Et dans ce saccage, nous avons rendu nos enfants orphelins, orphelins de la Terre, orphelins des grands-mĂšres conteuses, des chants sacrĂ©s, des rites de passage, orphelins de lâĂąme du monde, cette Ăąme nourriciĂšre, enveloppante, fĂ©minine.
Alors ils partent. Ils partent Ă la recherche de ce quâon ne leur a pas transmis.
Ils fuient, parfois, dans des ailleurs numériques ou géographiques. Ils errent, déconnectés, car le tissu symbolique est troué. Et dans cette errance, ils cherchent des repÚres, un sol, une parole, un sens.
Une sagesse perdue
Mona Chollet, dans ââSorciĂšres. La puissance invaincue des femmesââ, nous rappelle combien la modernitĂ© sâest construite sur lâexclusion de figures fĂ©minines libres et puissantes. Les guĂ©risseuses, les sage-femmes, les femmes qui vivaient sans lâombre du mari, qui nâattendaient pas dâautorisation, ces femmes qui dĂ©tenaient un savoir ancestral, transmis de bouche Ă oreille, de ventre Ă main, ont Ă©tĂ© systĂ©matiquement persĂ©cutĂ©es.
Ces femmes incarnaient une autre maniĂšre dâĂȘtre au mondeâŻ: en lien avec la terre, les cycles, les rĂȘves, les intuitions. Elles reprĂ©sentaient une autonomie qui faisait peur, car elle Ă©chappait au contrĂŽle des dogmes religieux, mĂ©dicaux ou patriarcaux.
Le féminin qui soigne a été réduit au silence, au mieux folklorisé.
Pierre Bourdieu, dans ââLa domination masculineââ, montre comment cette logique dâinfĂ©riorisation du fĂ©minin sâest institutionnalisĂ©e. Elle est devenue une norme invisible mais structurante, inscrite dans les lois, les langages, les postures, les imaginaires. Le masculin y est vu comme universel, lĂ©gitime, objectif; le fĂ©minin comme particulier, subjectif, secondaire.
Le corps des femmes est alors codifié, contrÎlé, réduit à sa fonction reproductive ou séductrice, mais jamais reconnu comme source de savoir ou de puissance intérieure.
Et puis il y a Carlos Castaneda et ses enseignements. Il a introduit une autre grille de lecture avec la distinction entre le tonalâŻ: le monde visible, rationnel, organisĂ©, et le nagualâŻ: lâinvisible, le rĂȘve, lâĂ©nergie subtile, il nous invite Ă redonner place Ă lâintuition, Ă lâĂ©coute des signes, Ă lâexpĂ©rience directe du mystĂšre.
Cette vision rejoint celle des traditions mystiques orientales et soufies, oĂč la connaissance passe aussi par le ressenti, le corps, lâexpĂ©rience de lâinconnu.
Aujourdâhui, cette sagesse ancestrale est Ă peine audible. Mais elle survit dans les mĂ©moires silencieuses, dans les gestes oubliĂ©s, dans les contes, les plantes, les rĂȘves.
Elle attend que nous la reconnaissions à nouveau, non pas comme folklore, mais comme chemin de connaissance, voie de soin, et réponse à la crise du sens.
Et maintenant ?
Je ne prĂ©tends pas avoir de solution miracle, mais peut-ĂȘtre pouvons-nous commencer par rĂ©apprendre Ă Ă©couter, Ă accueillir le silence, Ă nous reconnecter Ă la lenteur, Ă reconnaĂźtre la puissance de la vulnĂ©rabilitĂ© et Ă oser dire que le fĂ©minin en nous, autour de nous, nâest pas une faiblesse, mais un chemin de guĂ©rison.
Ce nâest pas une guerre des sexes. Ce nâest pas un appel Ă renverser le masculin. Câest un appel Ă lâĂ©quilibre. Une invitation Ă une transmutation intĂ©rieure, Ă une transformation collective.
Car câest lĂ que, peut-ĂȘtre, se trouvent les rĂ©ponses durables Ă la violence, aux conflits, et Ă la crise Ă©cologique : dans ce subtil dialogue entre nos polaritĂ©s, entre la voix qui affirme et celle qui Ă©coute, entre lâesprit qui contrĂŽle et lâĂąme qui ressent, entre ce que nous avons perdu⊠et ce que nous pouvons encore retrouver.
Je nous invite donc Ă rĂ©flĂ©chir, Ă sentir, et Ă dialoguer autour de cette question essentielleâŻ: comment retrouver cette harmonie en nous et autour de nousâŻ?
* Psychothérapeute et psychanalyste.
** Littéralement le «penser trop», entendu comme la propension à ressasser en boucle, de façon obsessionnelle, un certain nombre de pensées ou sentiments négatifs
Sources :
M. Douglas. De la souillure. Essai sur la notion de pollution et de tabou, La découverte.
P. Bourdieu. La domination masculine, Points.
C-G. Jung. LâĂąme et la Vie, Le livre de poche.
Mona Chollet. SorciĂšres. La puissance invaincue des femmes, Zones.
C. Castaneda. Histoires de pouvoir, Folio.
Carol Gilligan. Une voix différente. Pour une éthique du care, Champs.
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