Les musulmans ne peuvent progresser quâen ayant la force de regarder en face leur passĂ©, de reconnaĂźtre toutes les faces de leur histoire, de se lâapproprier et de lâassumer. Et cette histoire nâest ni pure ni angĂ©lique. Le dĂ©ni, lâidĂ©alisation, lâoccultation ne peuvent conduire quâĂ la reproduction, voire Ă la rĂ©pĂ©tition compulsive telle que nous lâavons observĂ©e dans les pratiques de lâEtat Islamique, Daech. (Ph. Le pape François et le grand imam dâAl-Azhar, Ahmed al-Tayeb, au Vatican, le 23 mai 2016).
Ikbal Gharbi *
Alors que les relations internationales sont essentiellement dĂ©terminĂ©es par des rapports de force, les calculs politiques et les exigences du pouvoir, le repentir brise cette logique de la confrontation. Il introduit un Ă©lĂ©ment qui suspend le rapport de force : lâĂ©thique. Et câest ce quâon a pu observer ces derniĂšres annĂ©es. Une frĂ©nĂ©sie du repentir a secouĂ© la dynamique politique et morale planĂ©taire. Le pape Jean-Paul II a demandĂ© pardon au monde juif pour lâantisĂ©mitisme chrĂ©tien, aux musulmans pour les Croisades et «à ses frĂšres orthodoxes» pour le schisme survenu au XIVe siĂšcle.
Lors des funĂ©railles du Pape François, les mĂ©dias ont mis en relief les lettres de repentance Ă©crites par sa saintetĂ©, mettant en lumiĂšre sept nouveaux pĂ©chĂ©s, dont lâĂglise se reconnaĂźt coupable. Parmi ceux-ci, on peut noter la complicitĂ© dans lâesclavage, le colonialisme et les souffrances des peuples indigĂšnes et de nombreuses communautĂ©s Ă travers lâhistoire.
Le processus du pardon et du repentir
En 2023, lâĂglise anglicane a prĂ©sentĂ© des excuses pour son passĂ© esclavagiste et a Ă©tabli un fonds de rĂ©paration. Lâinstitution sâest engagĂ©e Ă allouer prĂšs de 120 millions dâeuros Ă ce fonds, tout en cherchant Ă augmenter son montant pour atteindre plus dâun milliard dâeuros.
Il y a quelques semaines, la France a reconnu une «forme dâinjustice initiale» imposĂ©e Ă HaĂŻti, qui dut payer une indemnitĂ© voulue par la France en Ă©change de son indĂ©pendance, elle a lancĂ© un travail de mĂ©moire avant de trancher une Ă©ventuelle rĂ©paration.
Au sein de ces nouvelles mouvances internationales, nous pouvons nous demander oĂč est la conscience collective musulmane?
Existe-t-il une prise de conscience musulmane de cette nouvelle dynamique, une volontĂ© de sâengager dans ce processus du pardon et du repentir?
Les historiens musulmans ont-ils Ă©laborĂ© une histoire critique de lâislam depuis 14 siĂšcles?
Lâhistoire musulmane transformĂ©e en une histoire sainte Ă©tait-elle si pure et si angĂ©lique?
Existe-t-il en terre dâislam une volontĂ© dâassumer les consĂ©quences dâactes moralement condamnables commis par le passĂ© et de sâengager Ă ne plus les perpĂ©trer?
Dans son Ă©tude, «La conquĂȘte arabe et lâĂ©mirat» in ââHistoire de la Tunisieââ, Hichem DjaĂŻt affirme que la conquĂȘte du Maghreb sâest faite Ă travers plusieurs phases qui sâĂ©tendent sur prĂšs de 70 ans, de 642 Ă 711. Cette progression lente reflĂšte les dĂ©fis posĂ©s par les logiques stratĂ©giques mais aussi par les rĂ©sistances locales. En effet, cette islamisation, dâaprĂšs lâauteur, fut souvent dictĂ©e par la terreur Ă lâĂ©poque du gouverneur Mussa b. NuáčŁayr et eut des motivations matĂ©rielles, fiscales, idĂ©ologiques et politiques.
En outre, les experts et les spĂ©cialistes Ă©valuent de douze Ă dix-huit millions dâindividus le nombre dâAfricains victimes de la traite arabe au cours du dernier millĂ©naire, du VIIe au XXe siĂšcle.
Plusieurs millions de noirs africains furent tués ou asservis, castrés, violés dans les palais, vendus dans les marchés pendant plus de treize siÚcles sans interruption.
Cet esclavage génocidaire fut dénoncé et interrompu, en Tunisie, le 23 janvier 1846 par Ahmed Bey et interdit par la suite par le droit international qui a criminalisé le travail forcé, le travail des enfants, la prostitution, etc.
Le sort des minoritĂ©s a toujours Ă©tĂ© trouble en terre dâislam. Leur statut de protĂ©gĂ©s par le contrat de dhimma reflĂšte nĂ©anmoins leur infĂ©rioritĂ© thĂ©orique sur le plan religieux et juridique. Aujourdâhui, ces groupes dominĂ©s, parfois discriminĂ©s, cherchent toujours Ă faire valoir leurs droits, leur spĂ©cificitĂ© religieuse et leur mode de vie.
Les communautĂ©s chiites, soufis, bahais, yazidis, ahmadis sont parfois victimes de persĂ©cutions, de violences et dâexpulsions. Elles souffrent de la non reconnaissance Ă lâanathĂšme !
Depuis 1921, Freud a bĂąti des passerelles entre la psychologie individuelle et les phĂ©nomĂšnes sociaux. Pour lui, lâopposition entre la psychologie individuelle et la psychologie ou collective, qui peut, Ă premiĂšre vue, paraĂźtre trĂšs profonde, perd beaucoup de son acuitĂ© lorsquâon lâexamine de plus prĂšs. De ce fait, nous savons tous que lâindividu ne peut sâĂ©panouir quâen se rĂ©conciliant avec son passĂ©. Retrouver, faire surgir de la mĂ©moire, les souvenirs enfouis et oubliĂ©s serait la visĂ©e de la psychanalyse et la clĂ© de son efficacitĂ© car souvent, quand le souvenir refoulĂ© est ramenĂ© Ă la mĂ©moire et Ă la conscience, le symptĂŽme disparaĂźtâŠ.
La force de regarder en face son passé
La communautĂ© musulmane aussi ne peut progresser quâen ayant la force de regarder en face son passĂ©, de reconnaĂźtre toutes les faces de son histoire, de se lâapproprier et de lâassumer.
Le dĂ©ni, lâidĂ©alisation et lâoccultation de lâhistoire ne peuvent conduire quâĂ sa reproduction, voire Ă sa rĂ©pĂ©tition compulsive telle que nous lâavons observĂ©e dans les pratiques de lâEtat Islamique, Daech.
Rappelons que les crimes, dĂ©lits et autres pĂ©chĂ©s du passĂ© de lâhistoire de lâislam se sont dĂ©roulĂ©s dans des situations diffĂ©rentes, oĂč les hommes Ă©taient rĂ©gis par des logiques spĂ©cifiques et influencĂ©s par le contexte social et politique de lâĂ©poque.
Par consĂ©quent, si les musulmans du passĂ© ont fautĂ©, les principes et les valeurs spirituelles restent immuables; les manquements de ces hommes ne peuvent en aucun cas remettre en cause les finalitĂ©s suprĂȘmes de lâislam, qui demeurent constantes et transcendantes.
* Professeure Ă lâUniversitĂ© de la Zitouna, Tunis.
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