La crise ouverte entre le gouvernement et l’Union générale du travail tunisien, qui dure depuis quelque temps, entre dans un tournant, en raison de l’absence de dialogue direct entre ces deux parties, dont l’entente est nécessaire, pour que le pays renoue avec la croissance et la prospérité, indispensables pour sortir du tunnel dans lequel il s’est engouffré depuis 2011. Ce n’est pas la raison politique seulement qui l’exige, mais c’est la nature même de la société tunisienne, qui, depuis l’Indépendance, a choisi l’État social, avec tous ses avantages et inconvénients. On ne peut aller de l’avant dans le rétablissement des grands équilibres économiques et sociaux sans une concertation approfondie entre ces deux composantes de la société tunisienne. Ce n’est pas seulement le bon sens politique qui l’exige, mais c’est surtout la Loi fondamentale qui a régi le développement de la Tunisie postindépendance.
L’UGTT, une partie de l’État providence
Il est clair qu’un engrenage s’est déclenché, avant même les dernières élections présidentielle et législatives, qui a mis face à face l’État et l’UGTT. Rappelons que l’organisation syndicale était une des premières forces sociopolitiques ayant soutenu activement le changement du 25 juillet 2021, pour rompre avec la décennie « noire », dans laquelle d’ailleurs elle était engagée, soit par la contestation du pouvoir de la Troïka, ce qui lui avait valu le prix Nobel, soit en s’impliquant dans le pouvoir à travers plusieurs nominations de ministres ou de PDG, connus pour leur proximité avec elle.
Il y en avait même qui étaient des membres de ses organes de direction, ce qui en soit n’est pas antinomique, avec sa nature même.
Il faut rappeler que cette organisation a été fondée par des destouriens, dont le grand martyr Farhat Hached et dirigée et soutenue par des membres du bureau politique du Parti Socialiste Destourien.
Elle constituait une partie de l’Etat et même du parti au pouvoir et ceci jusqu’aux événements de Janvier 1978 ; où une véritable rupture s’était déclarée, dirigée et conduite par le leader syndicaliste, Habib Achour, qui est devenu par la suite l’icône du mouvement progressiste et même de la gauche radicale de l’époque. La crise a duré presque une décennie, ponctuée par des luttes syndicales et des affrontements politiques, dont celui de la « révolte du pain » en 1984. L’arrivée de Zine Al-Abidine Ben Ali, le 7 novembre 1987, a changé complètement la donne, quant à la relation de l’UGTT à l’Etat, puisqu’elle est régie désormais par un pacte politico-social entre les deux parties, où l’UGTT est devenue le pilier de la concorde sociale tout en veillant à protéger, voire développer les acquis sociaux des fonctionnaires et des employés du secteur privéeet le seul partenaire vis-à-vis du gouvernement et du patronat.
On lui doit le développement de la classe moyenne, et la protection des plus démunies, bien sûr sous l’œil bienveillant de l’Etat, puisque les augmentations salariales revendiquées par les différents secteurs de production étaient programmées toujours à l’avance dans les budgets, et variaient en fonction de l’inflation mais surtout du degré de l’enrichissement de l’Etat lui-même. Ce qui n’était pas toujours du goût de la centrale patronale, qui était souvent contrainte par le gouvernement qui jouait le rôle d’arbitre dans les négociations à accepter le compromis.
C’est ce rapport, des fois tumultueux, entre l’Etat et son principal partenaire social imaginé et exécuté par les pères fondateurs, dont le leader Habib Bourguiba, qui assura tout au long de décennies et malgré les affrontements, la naissance et le développement de l’Etat social, et qui a disparu progressivement à partir du tournant du 14 janvier 2011.
L’Etat social dans tous ses états
L’Etat social, appelé aussi Etat-providence, a commencé à disparaître le jour où l’Etat s’est fait hara-kiri, ce janvier 2011 ! L’UGTT qui, somme tout n’est qu’une organisation syndicale, a voulu, pendant longtemps, se substituer à l’Etat, en partageant le pouvoir avec des partis politiques, vu que ce dernier a été complètement déstructuré, sous prétexte de liberté, de démocratie et de droits sociaux des fois exorbitants.
L’UGTT, depuis 2011 et jusqu’à 2022, était devenu un parti politique qui ne dit pas son nom. A sa direction, l’influence de la gauche radicale était de plus en plus grandissante, avec de syndicalistes non encore imprégnés de l’esprit réformiste, mais plutôt influencés par une forme de jusqu’auboutisme de type anarcho-syndicaliste.
D’ailleurs, cette direction ne se gênait point de s’auto-déclarer « première force du pays » et d’adresser des menaces, chaque fois qu’elle se trouve écartée du pouvoir politique décisionnel. Au moment même où l’Etat connaissait une déliquescence continue. Les grèves, qui avaient paralysé le pays et ruiné son économie, sont l’œuvre de l’UGTT – et notamment dans le bassin minier -, et les industries dont elles dépendent, jusqu’à faire passer le rang de la Tunisie dans la production du phosphate et de ses dérivées du 3ème au 50ème dans le monde.
Les recrutements massifs dans la Compagnie de phosphate de (CPG), de milliers d’employés sans emplois réels, on le doit à l’UGTT, ce qui a eu pour conséquence la mise à genou de ce fleuron de l’industrie.
La plupart des ministres des Affaires sociales qui se sont succédé jusqu’à récemment étaient en réalité des ministres apparentés UGTT. L’on découvre maintenant l’ampleur de la catastrophe, fruit de l’opportunisme de la classe politique. Jamais la pauvreté n’a été aussi grande, jamais la baisse du pouvoir d’achat n’a été aussi catastrophique, et la classe – moyenne apparue en partie grâce au syndicat – a presque totalement disparu.
Il est clair cependant que les différents gouvernements qui se sont succédé et jusqu’au gouvernement actuel portent totalement la responsabilité politique de cette régression sociale sans précédent.
Mais la responsabilité de l’Etat est encore plus grande. Car limiter le rôle de l’UGTT au niveau syndical ne signifie nullement la marginaliser totalement. La tradition syndicale tunisienne depuis l’indépendance, même à l’époque du parti unique et où la direction de l’UGTT faisait partie de sa direction, accordait à la centrale le droit et le devoir de représenter et de défendre les salariés du privé et du public. Or, depuis deux ans, ce rôle lui est confisqué par l’Etat qui décide unilatéralement des augmentations dans les différents secteurs. Et cela sans qu’aucune explication ne soit donnée par l’administration concernée.
Il faut rappeler que l’UGTT n’a jamais été un simple intermédiaire dans les négociations salariales secteur par secteur. Même si la règle, comme partout dans certains pays du monde, est d’indexer les augmentations sur le taux de l’inflation. L’Etat en général prévoit à l’avance ces augmentations et consacre une enveloppe globale dans la loi de finances.
Les entreprises privées sont aussi aidées à travers des avantages fiscaux et autres à honorer les engagements décidés lors des négociations. Ce mécanisme a assuré la stabilité sociale et par ricochet politique du pays. Il semble que ce mécanisme soit jeté, au moins temporairement, aux oubliettes, à moins qu’un dialogue nouveau entre Etat et UGTT, ne vienne rectifier cette « anomalie ». Ce que revendiquent actuellement les syndicalistes, et ils ont raison !
Pas d’Etat social sans syndicats
La catastrophe écologique provoquée par le complexe chimique de Gabès a eu le mérite de remettre les choses à leur place. Bien sûr l’Union régionale a sa responsabilité dans cette situation, puisque le syndicalisme tunisien n’a jamais intégré le combat pour un environnement saint dans ses programmes, étant influencé plutôt par une vision archaïque du syndicalisme qui ne voyait dans le combat écologique qu’un luxe.
Mais la grève générale régionale réussie déclenchée par l’Union régionale est venue montrer que le syndicalisme n’est jamais totalement mort et qu’il peut rebondir.
La mobilisation historique et sans précédent dans l’histoire du pays, ayant pour seul thème la fermeture du complexe chimique et qui a drainé des dizaines de milliers de citoyens, n’a donné lieu pendant des jours à aucun dépassement significatif, même si des arrestations ont eu lieu. L’UGTT, étant la seule organisation structurée et ancrée dans la région aussi bien politique que syndicale, a sûrement joué un rôle majeur dans l’encadrement et le caractère civique des manifestations et de la grève.
L’UGTT a non seulement pu rebondir mais surtout elle a renoué avec la tradition syndicaliste, sans surenchère politique ou politicienne. Cela prélude d’un retour en force de la centrale, à condition que ses dirigeants tirent les leçons qu’il faut. S’il est vrai que la centrale est gangrénée par les luttes internes dont le bureau exécutif actuel est le seul responsable, l’occasion lui est donnée sur la scène nationale pour appeler au dialogue avec le gouvernement et recouvrir son rôle. Car la Tunisie a connu, le long de son histoire, de graves crises entre ces deux partenaires, Etat et UGTT. La crise actuelle peut être remontée, et un dialogue serein et responsable peut reprendre pour le plus grand bien de la patrie.
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