La question de la «Renaissance arabe» hante les intellectuels depuis plus d’un siècle. Elle surgit dans les écrits d’Abdelrahman al-Kawakibi, d’Ali Abderrazak, de Taha Hussein, de Hichem Djaït. Elle traversait les pensées d’Ibn Khaldoun — déjà, au XIVᵉ siècle — qui percevait le cycle des civilisations et leur déclin. Une question s’impose : pourquoi la Renaissance européenne (XVe-XVIe) — qui a bouleversé l’art, la science, la philosophie, la politique — n’a-t-elle pas trouvé d’équivalent dans le monde arabe ?
Zouhaïr Ben Amor *
Il ne s’agit pas ici d’un jugement de valeur, mais d’un constat historique, scientifique et sociologique. Car la Renaissance n’est pas seulement un mouvement artistique : elle est la conjugaison de trois forces :
1. une révolution intellectuelle : retour au doute, à la critique, à la raison ;
2. une révolution politique : émergence de l’individu, de l’État moderne, du droit ;
3. une révolution scientifique : mathématiques, médecine, astronomie, anatomie, navigation.
Pourquoi ces forces n’ont-elles pas convergé dans le monde arabe ? Pourquoi, malgré un âge d’or spectaculaire (VIIIᵉ–XIIIᵉ), les sociétés arabes n’ont-elles pas connu l’équivalent d’une Renaissance structurante et durable ?
C’est ce que cet article explore, en remontant aux causes profondes — historiques, politiques, économiques, religieuses — qui ont empêché l’émergence d’un mouvement réformiste comparable à celui de l’Europe moderne.
I. L’âge d’or arabo-musulman : une avance spectaculaire… puis un effondrement
Il faut d’abord rappeler un fait essentiel : entre le VIIIᵉ et le XIIᵉ siècle, le monde arabe était en avance sur l’Europe dans presque tous les domaines : médecine (Ibn Sina) ; mathématiques (Al-Khawarizmi) ; astronomie (Al-Battani) ; philosophie (Ibn Rushd, Al-Farabi) ; sociologie et historiographie (Ibn Khaldoun) ; géographie (Al-Idrissi) ; architecture, urbanisme, irrigation, papier, bibliothèques…
Bagdad, Le Caire, Kairouan, Qurtuba, Damas étaient les capitales du savoir. L’Europe, à la même époque, traversait un Moyen Âge sombre, borné par la scolastique et la féodalité.
Comment ce monde brillant a-t-il pu s’effondrer au point de ne pas produire une Renaissance interne ?
Trois grandes ruptures historiques l’expliquent.
II. Les causes historiques : un affaiblissement ancien, structurel et profond
1. L’invasion mongole et la destruction de Bagdad (1258) : la chute de Bagdad est un événement psychologique aussi important que la chute de Rome en Occident. La Maison de la Sagesse est détruite, les manuscrits jetés dans le Tigre. Les centres de recherche s’effondrent. La dynamique scientifique se brise.
2. Le triomphe du littéralisme religieux et l’affaiblissement du rationalisme : au XIIᵉ siècle, la pensée rationaliste (Mu’tazilites) recule. La philosophie est progressivement marginalisée.
L’héritage d’Ibn Rushd n’est pas transmis dans le monde arabe, mais récupéré… par les Européens.
L’Europe, au XIIIᵉ siècle, lit Averroès. Le monde arabe, lui, se tourne vers une théologie plus rigide et méfiante à l’égard de la philosophie. Résultat : la raison critique change de rive.
3. La fermeture progressive de l’ijtihad : la notion d’ijtihad — effort d’interprétation et d’innovation — se referme progressivement entre le XIIIᵉ et le XVIᵉ siècle, ouvrant la voie à la répétition, au commentaire, à la tradition.
Sans réinterprétation juridique, les sociétés se figent.
III. La Renaissance européenne : une convergence unique que rien n’a imitée
Pour comprendre l’absence de Renaissance arabe, il faut comprendre la spécificité de la Renaissance européenne.
1. Les villes, les marchands et la naissance du capitalisme : les cités-États comme Florence, Venise, Gênes, Milan deviennent indépendantes, riches, concurrentes, et liées au commerce international. Cet enrichissement fait émerger une bourgeoisie qui finance artistes, savants, et universitaires.
Dans le monde arabe, au contraire, la centralisation politique étouffe les villes marchandes.
2. L’imprimerie (1450) et l’explosion des idées : Gutenberg change la civilisation.L’imprimerie permet la diffusion du savoir,la contradiction,le débat, la réforme protestante,l’explosion scientifique.Or dans le monde arabe, l’imprimerie est introduite tardivement (fin XVIIIᵉ), souvent combattue par les autorités, et la copie manuscrite reste dominante jusqu’au XIXᵉ siècle.Sans imprimerie, impossible de produire une Renaissance.
3. L’Europe se libère du religieux, le monde arabe s’y replie : la Renaissance européenne est impensable sans la critique des institutions religieuses, le retour à la philosophie grecque, et l’apparition de l’individu.
Dans le monde arabe, au contraire, la religion conserve une fonction politique centrale. Le religieux devient le refuge identitaire, surtout après les invasions, les divisions, la colonisation.
IV. La colonisation : une rupture douloureuse qui bloque la réforme
Du XIXᵉ siècle au milieu du XXᵉ, les sociétés arabes sont soumises à différents types de colonisation : française, britannique, italienne, et espagnole.
1. Despotisme modernisateur vs. Humiliation historique : la colonisation modernise parfois (chemins de fer, écoles), mais détruit les structures politiques locales, humilie les sociétés, et bloque l’émergence d’une pensée autonome. Arrivée de l’extérieur, de manière brutale et violente, elle est vécue comme imposée, pas comme un mouvement interne.
2. Les élites réformistes étouffées : des penseurs extrêmement brillants émergent pourtant :Tahtawi en Égypte (1826),Khaireddine en Tunisie (1867),Jamal al-Din al-Afghani,Mohamed Abdou,Taha Hussein, en Egypte.
Mais leurs réformes restent marginales, sont combattues par les conservateurs, et sabotées par les forces coloniales qui craignent une autonomie intellectuelle.
V. L’indépendance : une modernité inachevée
Les années 1950-1970 voient l’émergence des États nationaux. Espoir immense. Mais très vite… désillusion.
1. Le choix du modèle autoritaire : presque tous les États arabes adoptent un modèle centralisé, un parti unique ou dominant, des services de sécurité puissants, et un contrôle étroit de l’opinion. Le discours modernisateur cache donc un pouvoir personnel.
2. L’école comme instrument politique, non comme espace critique : l’éducation reste souvent dogmatique,mémorielle,sans pensée critique, et sans philosophie.
Une Renaissance exige une réforme de l’éducation. Or l’école arabe, majoritairement, reproduit les schémas traditionnels.
3. L’économie de rente et le pétrole comme anesthésique : les pays riches en hydrocarbures vivent dans une économie non productive (richesse sans innovation; État-providence sans effort ; absence d’industrie scientifique…).
Les pays non riches, eux, sont fragilisés par la bureaucratie, le chômage, et la corruption.
La Renaissance demande une autonomie économique. Or la dépendance est massive.
VI. La fragmentation culturelle (tradition, religion, modernité)
1. Le rapport au religieux entre héritage et verrouillage : dans les sociétés arabes, la religion reste un marqueur identitaire majeur. Elle est parfois utilisée par les régimes pour contrôler la population,légitimer l’autorité etneutraliser la critique.
Une Renaissance exige une séparation fonctionnelle entre religion, savoir, et politique. Or cette séparation n’a jamais été pleinement opérée.
2. L’échec de la sécularisation : dans la plupart des pays arabes, la sécularisation est incomplète, superficielle, perçue comme occidentale, et accusée de trahison culturelle.
3. Le rôle ambivalent des nouvelles technologies : les réseaux sociaux offrent un espace critique… mais aussi un espace de complotisme, moralisme violent, polarisation, et fragmentation. Ils produisent de la parole, mais pas nécessairement de la pensée.
VII. Pourquoi la Renaissance arabe n’a-t-elle pas eu lieu ?
La réponse est multifactorielle :
1. l’interruption de la pensée rationaliste (XIIᵉ–XVIIIᵉ siècle), la philosophie s’efface, et l’ijtihad se ferme.
2. L’absence d’institutions capables de protéger le savoir critique : pas d’universités autonomes, pas d’imprimerie massive, pas de liberté de recherche.
3. La centralisation politique : les États arabes ont rarement toléré la contradiction.
4. La colonisation et ses traumatismes : la modernité arrive de manière extérieure, noncomme une maturation interne.
5. Une économie peu productive : sans autonomie économique, impossible de soutenir une révolution intellectuelle.
6. Un rapport complexe au religieux : le religieux reste sacralisé dans les sphères politiques et éducatives.
7. Une école qui n’enseigne pas le doute : une Renaissance exige que l’on apprenne à penser contre ce que l’on croit.
VIII. Une Renaissance arabe est-elle possible ? Oui — mais pas sans conditions
1. La réforme de l’école, le cœur de tout : une Renaissance commence dans les classes (philosophie dès le collège, pensée critique, histoire des idées, liberté de recherche et centres scientifiques autonomes.
2. La séparation des sphères : il ne s’agit pas de nier le religieux, mais de définir ses limites (le religieux dans la spiritualité ; la science dans le savoir ; et le droit dans le politique).
3. Un projet économique basé sur la créativité : les sociétés qui innovent sont celles qui produisent, inventent, valorisent le travail, et soutiennent la recherche.
4. Une liberté réelle, pas seulement proclamée : une Renaissance exige des médias libres, des universités libres, un espace critique ouvert, et un État qui ne craint pas la contradiction.
Conclusion : La Renaissance arabe n’est pas un rêve, c’est une nécessité
L’absence de Renaissance arabe n’est pas un échec définitif. C’est un processus historique incomplet. Mais il faut dire les choses clairement : Une Renaissance ne naît jamais dans la complaisance, ni dans le confort, ni dans la répétition. Elle naît dans la critique, le doute, la rupture, la liberté, l’effort collectif, la volonté politique.
Les sociétés arabes possèdent les ressources humaines, intellectuelles et culturelles pour accomplir ce tournant. Elles possèdent une jeunesse immense. Elles possèdent une histoire riche, une langue puissante, une imagination fertile.
La Renaissance n’est pas un héritage. Elle est un choix. Le choix de penser autrement. Le choix de se libérer du passé sans le renier. Le choix de construire la modernité au lieu de l’importer.
Un jour, peut-être, la question ne sera plus : «Pourquoi n’avons-nous pas eu notre Renaissance ?» mais : «Comment avons-nous réussi à la construire ?»
Bibliographie
Djaït, Hichem. La personnalité arabe. Gallimard, 2004.
Arkoun, Mohammed. L’islam, morale et politique. Desclée de Brouwer, 2008.
Hourani, Albert. La pensée arabe moderne. Sindbad, 1991.
Kawakibi, Abdelrahman. Tabai‘ al-Istibdad (La nature du despotisme), 1902.
Hussein, Taha. L’Avenir de la culture en Égypte. 1938.
Ibn Khaldoun. Muqaddima. Éd. Bayrouni.
Roy, Olivier. L’échec de l’islam politique. Seuil, 1992.
Lewis, Bernard. La crise de l’islam. Gallimard, 2002.
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