ATFD | Une constance qui dérange
«Nous reprenons le combat pour l’égalité totale et effective pour toutes les femmes. Nous poursuivrons notre actions pour la défense des droits des femmes en Tunisie et à l’étranger. (…) Nous revenons pour défendre la liberté de chaque prisonnière d’opinion et de chaque femme exilée ou marginalisée…» C’est par ces mots enthousiastes que la présidente de l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD), Raja Dahmani, a annoncé la reprise des activités de l’association et son action du 29 novembre 2025 pour la liberté et contre la suspension des associations. (Ph. Manifestation des femmes pour la liberté, le 29 novembre 2025, à Tunis).
Monia Kaouach *

L’ATFD avait en effet été suspendue durant un mois, du 24 octobre au 24 novembre 2025. La secrétaire générale et avocate de l’association, Hala Ben Salem, a précisé que la décision avait un caractère politique, sans aucun lien avec une quelconque violation de l’article 88 qui régit l’activité associative.
Raja Dahmani a remercié toutes les personnes et organisations ayant soutenu l’association durant cette période de pression : organisations de défense des droits humains, institutions civiles nationales, régionales et internationales, personnalités publiques ainsi que les médias nationaux, arabes et internationaux qui ont évoqué les conséquences de cette suspension.
Qu’est-ce que l’ATFD ? Pourquoi a-t-elle été si largement soutenue ?
Une identité féministe et une référence humaniste
L’ATFD n’est pas née du hasard. Elle est l’aboutissement d’un long cumul de pensée féministe engagée, sérieuse et ouverte, dont les racines remontent aux années 1950, bien avant sa reconnaissance légale.
L’Ong n’a jamais cessé d’agir, résistant même au régime répressif de l’ancien président Ben Ali et à son étouffement des libertés.
L’association a toujours préservé son caractère féministe et son ancrage dans les droits humains. Elle œuvre pour que les femmes en Tunisie deviennent de véritables actrices de la vie familiale, sociale, économique et politique, qu’elles accèdent à l’égalité et reprennent leurs droits confisqués, se libérant ainsi de la domination patriarcale.
Son action combine travail intellectuel (études, séminaires, publications), action de terrain (accompagnement direct des femmes) et services sociaux (écoute, orientation, soutien juridique et psychologique).
La suspension de l’association a donc considérablement nui — selon Raja Dahmani — aux femmes victimes de violences, privées durant un mois de l’écoute, de la protection, de l’accompagnement juridique, psychologique et social que leur offre habituellement l’ATFD.
Une femme égale, ni subordonnée, ni complémentaire
L’ATFD a bâti sa continuité grâce à la cohésion et à la solidarité de ses membres, qui ont poursuivi la lutte selon les mêmes principes, valorisant l’héritage des militantes précédentes tout en y ajoutant leurs propres acquis.
Dès ses débuts, l’association a choisi la diversité et l’intensité de l’action : sensibilisation, formation, interventions d’urgence, défense directe des femmes. Elle est devenue la voix de celles qui n’en ont pas, défendant la justice, l’égalité totale et la citoyenneté complète. Et sa devise est «Une femme égale, non subordonnée ni complémentaire.»
L’Ong a également accepté des membres masculins à condition qu’ils partagent sa vision féministe. Elle a également tenu à rester indépendante de tous les pouvoirs politiques et de tous les agendas, œuvrant dans la transparence et défendant notamment les droits des minorités.
Une lutte constante et des avancées concrètes
En 1993, l’ATFD a créé le premier centre d’écoute féminin en Tunisie pour les femmes victimes de violences (verbales, physiques, psychologiques, économiques et politiques, dans l’espace public et privé). Elle s’est ensuite dotée de centres d’écoute à Tunis, Sousse, Sfax et Kairouan, offrant accompagnement social et juridique.
Grâce à son militantisme, l’ATFD a contribué à l’adoption par le parlement tunisien de la loi 58 de 2017 criminalisant toutes les formes de violence à l’égard des femmes.
Cette loi prévoit des sanctions pénales et financières pour les auteurs de violences ; des aides judiciaires obligatoires pour les femmes victimes ; la création de centres d’écoute et d’hébergement d’urgence.
Cependant, l’association constate que la loi reste peu appliquée et réclame sa mise en œuvre effective, un budget dédié et le renforcement des unités spécialisées dans les forces de sécurité.
En 2025, l’association a recensé 24 féminicides, commis par des conjoints ou des membres de la famille. Elle demande que les féminicides soient distincts juridiquement des homicides ordinaires en raison de leur caractère discriminatoire lié au genre.
Les acquis des tunisiennes sont incomplets et menacés
L’ATFD a milité pour la parité verticale et horizontale lors des élections législatives de 2014, ainsi que pour l’adoption de mesures de discrimination positive afin d’assurer une représentation équilibrée entre hommes et femmes. Après le recul observé lors des élections de 2019, elle a repris la lutte pour rétablir ces mécanismes.
Les membres de l’association savent que les acquis des femmes tunisiennes restent incomplets et menacés, notamment par certaines voix réclamant périodiquement le retour à la polygamie. Elles rappellent constamment leur attachement au Code du statut personnel de 1956, tout en demandant sa modernisation, la suppression de ses dispositions patriarcales l’instauration de l’égalité dans l’héritage et le partage de l’autorité parentale entre les deux parents
L’ATFD défend également les causes sociales, économiques, environnementales et professionnelles, car elles affectent profondément la vie des femmes, notamment en période de crise.
Elle milite aussi pour les causes humaines justes, nationalement et internationalement. Elle soutient les Palestiniennes, en mettant en lumière leur souffrance et leur résistance ; les Soudanaises, victimes d’agressions et de famine, les Afghanes, Kurdes et Iraniennes dans leurs luttes libertaires
Le travail en réseau pour unir les femmes
L’association n’a jamais fonctionné en vase clos. Elle s’est engagée dans un réseau de partenariats nationaux et internationaux afin d’unifier les idées, partager les compétences et renforcer l’impact des actions féministes.
Dans ce contexte, elle applique la démocratie dans sa propre gouvernance avec la rotation au leadership ; des mandats limités à deux ans ; et l’interdiction de se présenter plus de deux fois.
Elle veille ainsi à donner une place aux jeunes militantes et à transmettre l’expérience aux nouvelles générations.
Un malentendu injustifié
Comme toutes les associations féministes, l’ATFD fait face à des incompréhensions et à des tentatives de discrédit, dues parfois à des idées préconçues, à un manque de confiance en soi, à l’attachement aux traditions et à un manque d’ouverture intellectuelle. Mais la peur du «féminisme» vient souvent de ceux qui la ressentent, non de l’association elle-même.
Les statistiques de l’ATFD montrent que 40 % des femmes victimes de violences se rendent dans ses centres d’écoute sur recommandation des autorités tunisiennes, preuve de l’utilité sociale concrète de son travail.
Pour comprendre réellement l’ATFD, il faut l’observer de l’intérieur, connaître son histoire, suivre ses luttes et consulter ses archives, qui attestent de son sérieux et de son engagement constant.
* Journaliste.
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