Les leçons d’un semestre à Harvard University
L’auteur est un jeune professeur d’histoire et de civilisation andalouses, qui a été invité à titre de professeur associé à la prestigieuse Harvard University, à Cambridge, ville de l’agglomération de Boston, dans le Massachusetts, aux Etats-Unis. Il nous livre ici son témoignage et les leçons qu’il tire de cette expérience. Nous publions ce témoignage pour sa pertinence et son actualité dans le contexte de la réforme rêvée à l’université tunisienne, qui caracole dans les profondeurs du classement mondial de Shanghaï Rankings.
Houssem Chéchia
Ce semestre, à Harvard, j’ai compris une chose simple : la qualité n’est pas un luxe.
Aujourd’hui, j’ai donné la dernière séance du cours que j’assure cette année comme professeur invité. Quatorze rencontres, quatorze présences, quatorze moments de dialogue dense, parfois incandescent, où les étudiants arrivaient préparés, chargés de lectures, de notes, de doutes, d’enthousiasme. Rien d’extraordinaire pour eux : juste la normalité d’un cours universitaire. Deux heures de discussion libre mais rigoureusement construite, nourrie de textes, de documentaires, de matériaux que je sélectionne dès le début du semestre et que je leur envoie, avec les objectifs du cours, le résumé de chaque séance et les axes problématiques.
Un lieu de vie intellectuelle, pas un centre d’examens
Le rôle de l’enseignant, ici, n’est pas de «déverser» un savoir, mais d’ouvrir un espace.
Leur rôle des étudiants : penser. Vraiment penser. Analyser. Débattre. Se tromper, peut-être, mais avancer. Et ce geste — si vieux et si simple — est devenu chez nous presque un luxe.
Ce qui m’a frappé n’est pas ce que beaucoup imagineraient. Ce n’est ni la technologie, ni les ressources financières, ni les murs historiques chargés de prestige. Ce qui rend cette machine efficace, c’est une idée : l’université est un lieu de vie intellectuelle, pas un centre d’examens.
Les étudiants choisissent leurs cours, quatre ou cinq par semestre, parfois dans des disciplines sans rapport apparent. Devant moi, ce semestre, j’ai eu un mélange improbable de niveaux et de profils : licence, master, doctorat, histoire, sciences politiques, chimie…. Ce brassage, c’est cela, le sens même de l’université : désapprendre les frontières, et apprendre à penser aux interstices.
Et puis il y a ce chiffre qui fait rêver : 70 % des cours ont entre 4 et 8 étudiants.
L’enseignant est un catalyseur, pas un distributeur
Imaginez ce que cela change : la parole circule, l’écoute s’installe, l’enseignant devient un catalyseur, pas un distributeur.
Alors, oui, en Tunisie, on dira : «C’est Harvard. Et nous, que pouvons-nous faire?»
C’est une réponse commode, presque paresseuse. Car ce que je vois ici n’est pas d’abord une affaire d’argent, mais d’imagination. Le coût du non-changement chez nous est infiniment plus élevé que celui d’une réforme lucide. Nous continuons à enseigner comme on l’a fait il y a cinquante ans : la «sabba», la récitation, les amphithéâtres vides d’idées et pleins de stress, l’accumulation de notes, la course aux points, la logique comptable qui a remplacé la logique intellectuelle.
Nous avons transformé l’université en usine à diplômes. Puis nous nous étonnons que les diplômes ne changent plus les vies.
Et pourtant, tout commence par une brique simple : la bibliothèque. Trois fois la bibliothèque.
Pourquoi mille petites salles vides quand une seule grande bibliothèque centrale pourrait devenir un cœur battant ? Pourquoi les clubs étudiants sont-ils perçus comme des dérangements ? Pourquoi la bureaucratie étouffe-t-elle la moindre initiative, la moindre tentative de partenariat, la moindre envie d’embellir un couloir, de créer un espace commun, d’obtenir un financement international ? Pourquoi faut-il des mois pour se débarrasser d’un vieux meuble cassé ?
Permettre à une société de comprendre ce qu’elle est
Je connais l’effort immense, souvent silencieux, de tant d’agents, d’administratifs, d’enseignants qui se battent malgré tout. Je ne jette la pierre à personne.
Je dis seulement : l’espoir existe, mais il réclame un changement de logique.
Réformer l’université tunisienne, ce n’est pas imiter Harvard. C’est s’inspirer d’un principe : l’université n’est pas un lieu où l’on passe, mais un lieu où l’on se transforme. Nous avons besoin d’une université qui forme à penser, pas à stocker ; qui encourage l’interdisciplinarité, pas l’enfermement ; qui valorise l’esprit critique, pas la répétition ; qui cultive la lenteur de la lecture, la profondeur de l’analyse, la joie d’inventer.
Les sciences humaines ne sont pas un luxe. Elles sont l’outil qui permet à une société de comprendre ce qu’elle est, ce qu’elle veut être, comment elle se raconte et comment elle se voit dans le monde.
Il suffit parfois d’un professeur invité qui revient de l’étranger, un semestre dans les veines, pour rappeler une vérité que nous avons presque oubliée : la réforme ne coûte pas cher. L’immobilisme, si.
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