Le pervers narcissique, du minbar au miroirâŻ
Lors de la derniĂšre «khutba» (prĂȘche) du vendredi Ă la mosquĂ©e de Ain Zaghouan, au nord de Tunis, lâimam a abordĂ© un thĂšme inattenduâŻ: le pervers narcissique. Un terme issu des dictionnaires de psychologie occidentale, soudainement propulsĂ© au cĆur du discours religieux, entre deux versets et un appel Ă la vertu. Est-ce un signe des tempsâŻ? (Ph. Oeuvre de Raouf Karray).
Manel Albouchi *

Longtemps cantonnĂ©e aux cabinets de psy, aux colonnes des magazines fĂ©minins ou aux discussions entre amies en pleine introspection post-rupture, cette figure du «toxique» semble dĂ©sormais omniprĂ©senteâŻ: sur les rĂ©seaux sociaux, dans les cafĂ©s, au sein des couples⊠et jusque sur le minbar.
Lâimam, visiblement bien briefĂ©, a livrĂ© un sermon fluide et maĂźtrisĂ©, Ă©voquant manipulation, sĂ©duction toxique, destruction psychique. Pourtant, derriĂšre lâaisance oratoire, une chose frappaitâŻ: lâabsence dâempathie vĂ©ritable. Le soin du cĆur, pourtant au centre de la tradition spirituelle, semblait relĂ©guĂ© au second plan. Le discours visait Ă dĂ©noncer, plus quâĂ comprendre. Ă Ă©tiqueter, plus quâĂ soigner. Câest le propre du discours religieux, en somme. ImprĂ©catoireâŠ
Dans lâassemblĂ©e, certains fidĂšles prĂȘtaient une oreille amusĂ©e, dâautres notaient des noms mentalement, comme on coche une liste de coursesâŻ: «Ah oui, câest mon ex», ou pireâŻ: «Câest mon boss, je le savaisâŻ!». Personne ne semblait rĂ©ellement interroger la complexitĂ© du sujet.
La psychologie populaire, mal digĂ©rĂ©e, se transforme alors en arme sociale. La parole religieuse, ici, a manquĂ© lâoccasion dâĂ©lever le dĂ©bat, de tendre un miroir Ă lâĂąme plutĂŽt que de dĂ©signer un coupable.
Car il est bien plus facile de projeter le mal hors de soi, de nommer «pervers narcissique» celui ou celle qui nous a fait souffrir, plutÎt que de regarder en soi ce qui, en silence, a accepté, toléré, voire recherché ce lien.
Le narcissisme, un concept mal compris
Ă lâorigine, le narcissisme nâest pas pathologique. Il est mĂȘme nĂ©cessaire Ă la construction du moi. Le nourrisson se vit comme le centre du monde, et câest bien ainsi. Mais pour devenir adulte, il lui faut sortir de cette bulle. Passer du «moi» au «toi», du «toi» au «nous». Ce chemin vers lâaltĂ©ritĂ© est fondamental.
Le pervers narcissique, lui, nâa pas su franchir cette Ă©tape. Il reste figĂ© dans une quĂȘte insatiable de reconnaissance, incapable de voir lâautre comme une personne distincte. Il utilise lâautre comme miroir, non pour se relier, mais pour se rassurer, pour combler une angoisse de vide intĂ©rieur. Comme le rappelle Paul-Claude RacamierâŻ: «Le pervers narcissique nâest pas fou. Il ne supporte ni le manque, ni lâaltĂ©ritĂ©, ni la sĂ©paration.»
Le reflet dâune sociĂ©tĂ© blessĂ©e
Ce que nous appelons perversion narcissique est aussi le symptĂŽme dâun dĂ©sordre collectif. Une sociĂ©tĂ© individualiste, anxieuse, dĂ©connectĂ©e de ses Ă©motions, produit des individus en quĂȘte permanente dâimage, de contrĂŽle, de reconnaissance.
DĂšs lâenfance, on apprend Ă performer, Ă plaire, Ă rĂ©pondre aux attentes. Mais oĂč apprend-on Ă Ă©couter son cĆur? Ă rĂ©guler ses Ă©motions? Ă poser ses limites? Cette lacune Ă©motionnelle devient un terrain fertile pour des relations dysfonctionnelles. Le pervers narcissique ne naĂźt pas seul. Il est le fruit dâune culture oĂč la performance a remplacĂ© la prĂ©sence, et lâimage a supplantĂ© lâintimitĂ©.
Amour, pouvoir et dépendance
Dans une relation toxique, il nây a pas quâun bourreau et une victime. Il y a un systĂšme. Une danse. Un pacte inconscient entre deux douleurs. Lâun cherche Ă dominer pour ne pas sentir sa peur. Lâautre accepte pour combler un manque dâamour ancien. On appelle ça lâamour⊠jâappelle ça «dĂ©pendance affective sĂ©vĂšre avec syndrome de Stockholm intĂ©gré».
Le vĂ©ritable enjeu nâest donc pas de «dĂ©masquer» lâautre, mais de se demanderâŻ: quâest-ce qui, en moi, mâa rendu disponible Ă ce type de lienâŻ? Quel vide ai-je tentĂ© de combler Ă travers cette souffranceâŻ? Et plus largementâŻ: quâest-ce qui, dans notre culture, rend ces schĂ©mas non seulement possibles, mais frĂ©quents, banalisĂ©s, invisibles parfoisâŻ?
Vers une guérison du lien
La guĂ©rison ne passe pas par la stigmatisation, mais par la comprĂ©hension. Elle demande un travail intĂ©rieur. Elle invite Ă dĂ©sapprendre la domination et le sacrifice pour rĂ©apprendre la tendresse, lâaltĂ©ritĂ©, la co-construction. Elle suppose aussi de sortir des rĂŽles figĂ©sâŻ: bourreau, victime, sauveur; ce triangle infernal dĂ©crit par Karpman.
Nous avons besoin de rĂ©habiliter la parole intĂ©rieure, la spiritualitĂ© vivante, lâĂ©coute sincĂšre. Non pas une morale imposĂ©e du haut dâun minbar, mais un regard qui guĂ©rit, qui traverse le miroir et touche le cĆur blessĂ©.
Un lien sain, ce nâest pas lâabsence de conflit. Câest la possibilitĂ© dâĂȘtre libre ensemble. De respirer, de penser, de dire non. Dâaimer sans se perdre. Dâaimer sans avoir Ă souffrir.
Un couple sain nâest pas un lieu de pouvoir, mais un espace de croissance mutuelle. On ne cherche pas Ă combler un vide, mais Ă partager un chemin. Un couple sain nâest pas basĂ© sur la fusion, ni sur le sacrifice, ni sur la domination. Il ne repose pas sur une rĂ©pĂ©tition de blessures, mais sur un intĂ©rĂȘt commun, un respect mutuel de lâaltĂ©ritĂ© et la reconnaissance des limites et des besoins.
* Psychothérapeute, psychanalyste.
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