Sans quâaucune concertation prĂ©alable nâait eu lieu, un dialogue littĂ©raire et culturel sâest spontanĂ©ment Ă©tabli entre lâIran et la Tunisie et un intĂ©rĂȘt rĂ©ciproque est en train de sâinstaller aussi bien Ă Tunis quâĂ TĂ©hĂ©ran.
Mostafa Khalaji
Juillet 2024. Je me promenais dans les rues du centre-ville de Tunis, une ville qui me rappelle beaucoup mon pays natal. Je suis entrĂ© dans lâune des petites librairies conviviales pour chercher des romans rĂ©cemment publiĂ©s par des Ă©crivains tunisiens francophones.
En explorant les rayons, jâai Ă©tĂ© Ă la fois surpris et ravi de dĂ©couvrir deux livres : la traduction en arabe de Le Prince Ehtejab de Houshang Golshiri et une biographie de Forough Farrokhzad Ă©crite par Farzaneh Milani.
Golshiri est lâun des Ă©crivains les plus modernes de la littĂ©rature contemporaine iranienne, et Farrokhzad est aussi la plus grande poĂ©tesse de langue persane. Ma joie venait du fait que ces deux livres sont dâexcellents choix pour permettre au lecteur tunisien de dĂ©couvrir une part importante de la riche littĂ©rature iranienne contemporaine.
Le Prince Ehtedjab est le roman le plus important de Golshiri, Ă©crit dans un style de flux de conscience et offrant une critique de lâhistoire contemporaine de lâIran.
Forough Farrokhzad, quant Ă elle, a introduit des thĂšmes modernes dans la poĂ©sie fĂ©minine iranienne et a abordĂ© la fĂ©minitĂ© dâune maniĂšre nouvelle, brisant ainsi les frontiĂšres prĂ©existantes sur ce sujet :
Jâai pĂ©chĂ©, pĂ©chĂ© dans le plaisir,
Dans des bras chauds et enflammés.
Jâai pĂ©chĂ©, pĂ©chĂ© dans des bras de fer,
Dans des bras brûlants et rancuniers.
âŠ
Jâai pĂ©chĂ©, pĂ©chĂ© dans le plaisir,
PrĂšs dâun corps tremblant et Ă©vanoui.
Seigneur ! Je ne sais ce que jâai fait
Dans ce lieu calme, sombre et muetâŠ
(Traduit par Nazli et Jalal Alavinia)
Mais ma surprise venait du fait que je ne mâattendais pas Ă trouver de tels livres dans les rayons dâune librairie tunisienne. Car quatorze ans auparavant, avant la rĂ©volution tunisienne, lorsque jâavais vĂ©cu plusieurs mois dans ce pays, je nâavais pas vu de tels ouvrages de littĂ©rature iranienne dans les librairies de Tunis.
Ă cette Ă©poque, jâavais senti que les lecteurs tunisiens nâĂ©taient pas trĂšs familiers avec la littĂ©rature contemporaine iranienne, mais cette mĂ©connaissance Ă©tait rĂ©ciproque. En Iran, oĂč jâavais grandi et exercĂ© mon mĂ©tier de journaliste, la littĂ©rature tunisienne nâĂ©tait pratiquement jamais abordĂ©e dans les mĂ©dias et les cercles littĂ©raires.
En 2007, lors de mon entretien avec Reza Amiri Ă TĂ©hĂ©ran, un traducteur Ă©minent de la littĂ©rature arabe en persan, il avait affirmĂ© que les Iraniens nâavaient pas une vĂ©ritable connaissance de la littĂ©rature arabe moderne.
Ce traducteur, qui avait notamment traduit les Ćuvres de Naguib Mahfouz, mâavait dit : «En rĂ©alitĂ©, on peut dire que nous ne connaissons ni le roman arabe des 30 derniĂšres annĂ©es, ni la poĂ©sie arabe rĂ©cente. La raison de cette mĂ©connaissance est le manque dâintĂ©rĂȘt des lecteurs et des Ă©diteurs iraniens pour la littĂ©rature arabe.» Il avait ajoutĂ© : «Nous ne devons pas seulement blĂąmer les traducteurs. La littĂ©rature contemporaine repose sur le dialogue, et nous nâavons aucun dialogue crĂ©atif avec la littĂ©rature arabe.»
Cette faible connaissance mutuelle Ă©tait dâautant plus surprenante que, par le passĂ©, Iraniens et Arabes se connaissaient trĂšs bien. Historiquement et culturellement, ils partageaient de nombreux points communs. Il suffit de lire les poĂšmes des grands maĂźtres de la littĂ©rature persane, comme Saadi et Hafez, pour constater leur parfaite maĂźtrise de la littĂ©rature arabe. Ou encore, de lire les Ćuvres dâIbn Khaldoun, le grand penseur tunisien, pour comprendre Ă quel point il Ă©tait familier de la culture iranienne.
Le tournant culturel de la révolution du jasmin
La révolution tunisienne de 2011 a contribué à faire connaßtre davantage ce pays dans le monde, y compris en Iran.
Beaucoup ont alors dĂ©couvert que la Tunisie nâĂ©tait pas seulement une destination touristique en Afrique du Nord, comme les agences de voyages dans les rues de TĂ©hĂ©ran en faisaient la publicitĂ©, mais aussi un pays pionnier dans de nombreux domaines, aussi bien dans le monde arabe que dans le monde islamique.
Le choix dâun poĂšme dâAbou El Kacem Chebbi, le cĂ©lĂšbre poĂšte tunisien, comme slogan lors des manifestations de la rĂ©volution a mis en Ă©vidence la richesse de la culture et de la littĂ©rature tunisienne :
Lorsquâun jour le peuple veut vivre,
force est pour le destin de répondre,
Force est pour les ténÚbres de se dissiper,
force est pour les chaĂźnes de se briser.
Chebbi était un fervent défenseur de la liberté et de la volonté humaine. Son humanisme, intimement lié à son engagement social et politique, résonne avec le lecteur iranien, car on retrouve des thÚmes similaires dans la poésie persane contemporaine.
Par exemple, Ahmad Shamlou, lâun des poĂštes les plus importants de la langue persane, a dĂ©crit dans ses poĂšmes un ĂȘtre humain combatif, contestataire et Ă©pris de libertĂ©.
Dâune maniĂšre gĂ©nĂ©rale, depuis lâĂ©poque de la RĂ©volution constitutionnelle persane jusquâĂ nos jours, lâhumanisme sâest manifestĂ© sous diffĂ©rentes formes dans lâart et la littĂ©rature persane. Câest pourquoi le cĂ©lĂšbre poĂšme de Chebbi est particuliĂšrement apprĂ©ciĂ© par les Iraniens.
Au cours des annĂ©es ayant suivi la rĂ©volution tunisienne, les traducteurs iraniens, notamment ceux spĂ©cialisĂ©s en littĂ©rature arabe, ont montrĂ© un intĂ©rĂȘt grandissant pour la traduction dâĆuvres littĂ©raires tunisiennes vers le persan.
Le roman LâItalien de Chokri Mabkhout, des poĂšmes de Fathi Sassi, ainsi que des nouvelles de Nizar Chakroun et Fatma Ben Mahmoud, font partie des Ćuvres tunisiennes qui ont rĂ©cemment Ă©tĂ© traduites et publiĂ©es en Iran.
Un dialogue littéraire
LâItalien est un roman fascinant et profond qui explore avec acuitĂ© les dimensions sociales, politiques et culturelles de la sociĂ©tĂ© tunisienne. Ă travers une langue expressive et un style Ă©vocateur, Mabkhout dĂ©peint avec justesse lâambiance de la Tunisie des annĂ©es 1990. En mettant en lumiĂšre les contradictions et les dĂ©fis de cette sociĂ©tĂ©, il entraĂźne le lecteur dans son univers littĂ©raire, tout comme le fait Golshiri. Ce dernier, dans son roman Le Prince Ehtejab, offre Ă©galement au lecteur tunisien une fenĂȘtre sur la sociĂ©tĂ© iranienne contemporaine.
En rĂ©alitĂ©, sans quâaucune concertation prĂ©alable nâait eu lieu, un dialogue littĂ©raire et culturel sâest spontanĂ©ment Ă©tabli entre les deux pays, concrĂ©tisant ainsi le souhait exprimĂ© il y a plusieurs annĂ©es par Reza Amari lors dâun Ă©change avec moi.
Mais dans la prĂ©face de son livre destinĂ© aux lecteurs iraniens, Fatma Ben Mahmoud a exprimĂ© sa «surprise» de voir une partie de ses Ă©crits traduite en persan. Elle a Ă©galement mentionnĂ© que sa perception de lâIran sâĂ©tait principalement construite Ă travers le cinĂ©ma iranien et a reconnu, de maniĂšre implicite, sa mĂ©connaissance de la littĂ©rature persane contemporaine.
Ces réflexions illustrent que, malgré les avancées notables, le chemin reste encore long pour renforcer véritablement les échanges littéraires entre les deux pays.
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