La formation des ingĂ©nieurs en Tunisie repose sur une base acadĂ©mique rigoureuse et polyvalente. DĂšs le cycle prĂ©paratoire, les Ă©tudiants acquiĂšrent une solide maĂźtrise des mathĂ©matiques, de lâinformatique et des sciences fondamentales, leur permettant dâaccĂ©der Ă des formations dâingĂ©nierie diversifiĂ©es. Cependant, malgrĂ© leur rĂ©putation et leur attractivitĂ© sur le marchĂ© international, certains points faibles sont rĂ©guliĂšrement soulignĂ©s : un manque de pratique, des lacunes en soft skills, une maĂźtrise insuffisante des logiciels professionnels et une adaptation parfois lente aux Ă©volutions technologiques mondiales.
Ce constat a Ă©tĂ© au centre dâun webinaire organisĂ© par lâAssociation Reconnectt prĂ©sidĂ© par Sami Ayari ingĂ©nieur lui mĂȘme, rĂ©unissant des ingĂ©nieurs tunisiens de renom, installĂ©s Ă lâinternational avec Mohamed Jmaiel, professeur en informatique Ă lâEcole nationale de Sfax. Un systĂšme aux fondamentaux solides mais en quĂȘte de repĂšres et dâorientation stratĂ©gique, câest en quelques mots lâingĂ©nierie en Tunisie.
Mohamed Jmaiel rappelle que lâoffre tunisienne est de 88 filiĂšres dâingĂ©nierie sur 300 formations universitaires. Chaque annĂ©e, il y a 7.000 diplĂŽmĂ©s produits par les diffĂ©rentes filiĂšres. La Tunisie sâest dotĂ©e dâun large Ă©ventail de spĂ©cialisations. Mais cette diversitĂ© est-elle un atout ou un frein ? Cette multiplicitĂ© a gĂ©nĂ©rĂ© une perte de repĂšres, estime Mohamed Jmaiel.
« Nous avons ouvert trop de filiĂšres sans une vision claire. Nous ne savons plus exactement Ă quel marchĂ© nous destinons nos ingĂ©nieurs. Formons-nous pour lâĂ©conomie nationale et si câest le cas, est-ce que notre Ă©conomie, notre industrie sont capables dâabsorber autant dâingĂ©nieurs venant de filiĂšres aussi diverses ? »
Si lâexcellence acadĂ©mique des formations publiques est reconnue, la question centrale reste leur adĂ©quation aux exigences du monde du travail. Les ingĂ©nieurs tunisiens sont rĂ©putĂ©s pour leur capacitĂ© dâadaptation, mais sont-ils suffisamment prĂ©parĂ©s aux dĂ©fis scientifiques et technologiques actuels ? En fait, il y a un dĂ©calage manifeste entre les besoins du marchĂ© du travail et les cursus et le nombre dâingĂ©nieurs diplĂŽmĂ©s.
Nous avons ouvert trop de filiĂšres dâingĂ©nierie sans une vision claire ni une stratĂ©gie de dĂ©veloppement Ă©conomique en lien avec le marchĂ© national â Pr Mohamed Jmaiel
Le secteur des technologies de lâinformation et de la communication (TIC) est lâun des seuls Ă absorber efficacement ses diplĂŽmĂ©s. En revanche, des disciplines comme lâagronomie souffrent dâun manque dâopportunitĂ©s, poussant de nombreux ingĂ©nieurs Ă chercher un avenir ailleurs.
Ce phĂ©nomĂšne sâexplique en partie par le manque dâinteraction entre les universitĂ©s et le tissu industriel tunisien. Contrairement aux modĂšles europĂ©ens ou nord-amĂ©ricains, la recherche appliquĂ©e et lâinnovation en entreprise restent marginales en Tunisie.
Mohamed Jmaiel partage son expĂ©rience Ă lâĂ©cole dâingĂ©nieurs de Sfax, oĂč une tentative de formation en alternance a Ă©chouĂ© :
« Nous avons voulu instaurer un modĂšle dâalternance, mais les entreprises nâont pas jouĂ© le jeu. Sur une promotion de 120 Ă©tudiants, Ă peine une dizaine ont trouvĂ© des opportunitĂ©s. Cela montre que le problĂšme ne vient pas seulement du nombre de filiĂšres, mais aussi dâun tissu Ă©conomique qui peine Ă absorber ces compĂ©tences. »
Une nécessaire refonte du modÚle éducatif
Pr Fatma Mili, enseignante en data et en Informatique dans lâune des plus grandes facultĂ©s dâinformatique aux Ătats-Unis, lâUNC Charlotte, insiste sur la nĂ©cessitĂ© de former des ingĂ©nieurs entrepreneurs, capables dâinnover et dâanticiper les Ă©volutions industrielles.
« LâuniversitĂ© ne doit pas se contenter de dĂ©livrer des diplĂŽmes, elle doit crĂ©er un Ă©cosystĂšme oĂč les Ă©tudiants dĂ©veloppent leur crĂ©ativitĂ© et leur esprit dâentreprise. Nous devons orienter nos formations vers les industries de demain. »
Cette vision est appliquĂ©e en Allemagne oĂč Pr Fahmi Bellallouna, enseignant et chercheur en ingĂ©nierie, spĂ©cialisĂ© dans la rĂ©alitĂ© virtuelle (VR) et en rĂ©alitĂ© augmentĂ©e (AR) affirme que le lien entre les universitĂ©s et les industries est renforcĂ©. âLes Ă©tablissements suivent de prĂšs lâĂ©volution des marchĂ©s et ajustent leurs programmes en consĂ©quenceâ.
Former des ingĂ©nieurs, ce nâest pas uniquement dĂ©livrer des diplĂŽmes. Câest crĂ©er un environnement qui stimule la crĂ©ativitĂ©, lâinnovation et lâesprit dâentreprise â Pr Fatma Mili
Ă lâinverse, en Tunisie, lâindustrie investit peu dans la recherche et le dĂ©veloppement (R&D), ce qui limite les opportunitĂ©s dâinnovation et dâapprentissage pratique. Il cite lâexemple de la Chine, oĂč lâĂtat a imposĂ© aux entreprises des transformations structurelles pour encourager lâinnovation : « En Chine, jâai vu le secteur automobile Ă©voluer Ă une vitesse impressionnante sous lâimpulsion du gouvernement. Si la Tunisie veut progresser, il faut que lâĂtat prenne des mesures stratĂ©giques et soutienne financiĂšrement lâinnovation. »
La Tunisie peut-elle devenir un hub technologique ?
Le marché international reconnaßt le potentiel des ingénieurs tunisiens, mais pourquoi les grandes entreprises technologiques privilégient-elles Bangalore plutÎt que Tunis ?
Dr Imed Zitouni, expert mondialement reconnu en intelligence artificielle (IA) et en traitement du langage naturel (TLN), occupant actuellement le poste de directeur de lâingĂ©nierie chez Google aux Ătats-Unis, apporte une rĂ©ponse claire :
âLes multinationales cherchent un climat dâaffaires stable, sans lourdeurs administratives. En Inde, elles savent quâelles peuvent recruter rapidement et en toute confiance. La Tunisie doit rassurer les investisseurs et allĂ©ger ses procĂ©dures. Aujourdâhui, dans un monde en constante Ă©volution, maĂźtriser les soft skills est devenu aussi essentiel que les compĂ©tences techniquesâ.
En Allemagne, les universitĂ©s dâingĂ©nierie adaptent constamment leurs cursus aux besoins rĂ©els du marchĂ© â Pr Fahmi Bellallouna
âAvec lâessor de lâintelligence artificielle et des technologies disruptives, la vĂ©ritable valeur dâun ingĂ©nieur rĂ©side dans sa capacitĂ© Ă apprendre et Ă sâadapter. Ceux qui rĂ©ussissent ne sont pas forcĂ©ment ceux qui connaissent tout, mais ceux qui savent Ă©voluer et se rĂ©inventer en permanenceâ.
âPrenons lâexemple de Bangalore, en Inde, la ville sâest imposĂ©e comme la capitale indienne de lâinformatique. Comment ? GrĂące Ă une politique Ă©ducative et Ă©conomique cohĂ©rente, qui a su rĂ©pondre aux besoins du marchĂ© international. Des gĂ©ants US ont implantĂ© des unitĂ©s stratĂ©giques, attirant et formant des milliers dâingĂ©nieurs. Pourquoi la Tunisie, pourtant dotĂ©e de talents reconnus, peine-t-elle Ă reproduire ce modĂšle ?â
Le Canada est un autre exemple parlant. Mohamed Habibi Professeur agrĂ©gĂ© en gĂ©nie mĂ©canique, Directeur de lâĂquipe de Recherche en IngĂ©nierie MĂ©canique AvancĂ©e (ĂRIMA), UniversitĂ© du QuĂ©bec Ă Trois-RiviĂšres (UQTR) dĂ©plore une baisse du niveau des jeunes ingĂ©nieurs tunisiens. « Nous recrutons chaque annĂ©e des ingĂ©nieurs de lâENIT, de lâENIM et de lâENSIT. Mais nous avons de plus en plus de mal Ă trouver le niveau que nous recherchons. Les formations thĂ©oriques restent solides, mais elles ne sont plus en phase avec les attentes du marchĂ© et les avancĂ©es technologiques »
Les multinationales ne cherchent pas seulement des compĂ©tences techniques, elles veulent aussi de la stabilitĂ©, de la rĂ©activitĂ© et un environnement propice Ă lâinvestissement â Dr Imed Zitouni
Il souligne des manques importants en matiĂšre de maĂźtrise des logiciels techniques, dâexpĂ©rimentation en laboratoire et de compĂ©tences en gestion de projet dâoĂč lâurgence dâun changement du cursus. Si la Tunisie veut que son systĂšme dâingĂ©nierie soit un moteur de croissance Ă©conomique, il est impĂ©ratif dâagir sur plusieurs axes :
- Repenser les programmes académiques en fonction des besoins du marché local et international ;
- CrĂ©er des passerelles solides entre universitĂ©s et entreprises pour favoriser lâapprentissage pratique ;
- Encourager la recherche appliquĂ©e et lâinnovation industrielle Ă travers des incitations financiĂšres ;
- Attirer les investissements Ă©trangers en simplifiant les dĂ©marches administratives et en garantissant un environnement dâaffaires attractif ;
- Mettre en avant les soft skills et lâadaptabilitĂ© pour prĂ©parer les ingĂ©nieurs aux Ă©volutions technologiques rapides.
RĂ©inventer lâingĂ©nierie tunisienne pour un avenir prometteur et ouvrir la voie aux partenariats internationaux que veulent initier les Ă©lites tunisiennes sises Ă lâĂ©tranger.
âNous voulons contribuer au dĂ©veloppement de notre pays, relĂšve Mohamed Habibi, mais encore faut-il lever les obstacles administratifs qui freinent lâinnovation et la recherche. Comment avancer lorsque la signature dâune simple convention avec un doyen prend deux mois ?â
âComment ĂȘtre compĂ©titif lorsque, sur un financement de 12 mois, lâadministration met six mois Ă dĂ©signer un Ă©tudiant pour collaborer Ă un projet de recherche ? Ce manque de rĂ©activitĂ© pĂ©nalise aussi bien les chercheurs que lâĂ©conomie nationaleâ.
âIl est urgent de repenser le rĂŽle des universitĂ©s : forment-elles des diplĂŽmĂ©s pour enrichir le marchĂ© du travail ou simplement pour remplir des statistiques ? Au-delĂ des diplĂŽmes, il est temps de valoriser les travaux et les compĂ©tences des Ă©tudiants, afin de les intĂ©grer efficacement dans lâĂ©cosystĂšme professionnel.â
Nous avons en Tunisie des jeunes ingĂ©nieurs brillants, mais le systĂšme administratif les freine au lieu de les propulser. Il faut parfois six mois pour dĂ©bloquer un financement ou signer une convention de recherche â Pr Mohamed Habibi
Mohamed Habibi nâest pas le seul déçu de lâadministration tunisienne, Fahmi Bellallouna aussi engagĂ© que lui dĂ©plore cet Ă©tat des choses : âNous avons envoyĂ© des Ă©quipements Ă des Ă©tudiants tunisiens dans la rĂ©alitĂ© virtuelle, (lunettes virtuelles) ils sont restĂ©s bloquĂ©s 6 mois dans les services de douane, câest beaucoupâ.
Le talent et la capacitĂ© dâadaptation des ingĂ©nieurs tunisiens ne sont plus Ă prouver.
Cependant, le modĂšle Ă©ducatif actuel doit Ă©voluer pour rĂ©pondre aux attentes du marchĂ© globalisĂ©. La Tunisie a toutes les cartes en main pour devenir un pĂŽle technologique attractif, mais cela nĂ©cessite une vision claire, un soutien stratĂ©gique de lâĂtat et un engagement accru du secteur privĂ©. Le dĂ©fi est de taille, mais lâopportunitĂ© est immense.
LâingĂ©nierie tunisienne ne doit pas seulement viser lâexportation de talents, mais aussi la crĂ©ation dâune Ă©conomie innovante et compĂ©titive sur la scĂšne mondiale.
Amel Belhadj Ali
EN BREF
Lâessentiel sur la formation des ingĂ©nieurs en Tunisie
- 7 000 diplĂŽmĂ©s par an, issus de 88 filiĂšres dâingĂ©nierie.
- Formation académique solide mais décalée des besoins du marché.
- Manques identifiés : soft skills, pratique, logiciels métiers.
- Faible lien université-entreprise ; alternance quasi inexistante.
- « Nous avons ouvert trop de filiĂšres sans vision claire. » â Pr Jmaiel
- Les talents tunisiens sâexportent faute dâopportunitĂ©s locales.
- Urgence : repenser les cursus, encourager lâinnovation et simplifier lâadministration.
Lâarticle IngĂ©nieurs tunisiens : formĂ©s pour lâĂ©tranger faute de vision nationale est apparu en premier sur WMC.