Qui a jamais entendu parler de Bouvines en France? Pourtant ce village de la Flandre française situĂ© au sud est de Lille a Ă©tĂ© le siĂšge en 1214 dâune grande bataille impliquant le prĂ©tendant Ă lâempire germanique Otton IV soutenu par les comtes de Flandre, de Boulogne, de Salisbury, tous financĂ©s par le Roi dâAngleterre, contre le Roi de France Philippe dit lâAuguste ou bien le conquĂ©rant, appuyĂ© par le Pape, qui avec lâaide de la Bourgogne avait rĂ©ussi Ă annexer au Nord la Normandie, et au Sud le Maine, aux dĂ©pens des Anglais.
Dr Mounir Hanablia *
Le problĂšme entre Français et Anglais avait dĂ©butĂ© le jour oĂč le Duc de Normandie Guillaume avait conquis en 1066 le trĂŽne dâAngleterre. Le Royaume qui se rĂ©sumait en lâĂźle de France actuelle sâĂ©tait trouvĂ© encerclĂ© entre les possessions anglaises Ă lâouest, et les Allemands Ă lâest.
A cela sâĂ©taient ajoutĂ©es les menĂ©es du pape menacĂ© dans ses Ă©tats italiens par le mariage de lâhĂ©ritiĂšre des Normands de Sicile avec lâempereur germanique Henry VI.
Ainsi la curie romaine avait essayĂ© de jouer les candidats au trĂŽne de lâempire germanique les uns contre les autres, au besoin en les excommuniant lorsquâils se rĂ©vĂ©laient indociles, afin de les affaiblir et dâinterdire toute intervention extĂ©rieure indĂ©sirable dans les affaires italiennes qui aurait menacĂ© les intĂ©rĂȘts de la papautĂ©.
Il y avait donc en ces temps lĂ quatre nĆuds dâintrigues au dessus de la couronne de France: lâempereur germanique Otton, son oncle maternel le Roi dâAngleterre, le Pape, et les nobles thĂ©oriquement vassaux du Roi de France mais jaloux, peu dĂ©sireux de laisser celui-ci intervenir dans leurs affaires et prĂ©fĂ©rant faire partie dâun empire rĂ©gi par des liens lĂąches dont lâempereur est Ă©lu, que dâun royaume dont le souverain accapare tous les pouvoirs.
Dans ces conditions, ce dernier nâavait eu dâautre choix que dâessayer dâatteindre lâembouchure du Rhin Ă travers les Pays Bas afin dâinterdire Ă ses adversaires autant lâaccĂšs Ă la mer que lâĂ©tablissement de liens commerciaux sur le continent indispensables Ă la survie de la couronne anglaise. Et câest ainsi quâil sâĂ©tait assurĂ© lâinimitiĂ© des Flamands qui en tiraient leurs richesses.
La bataille décisive
Le Roi de France, au dĂ©cours de lâune de ses chevauchĂ©es en Flandre, sâĂ©tait retrouvĂ© coincĂ© face Ă des adversaires quâil nâattendait pas, et sa tentative de faire retraite en Ă©vitant la bataille fut stoppĂ©e net au pont de Bouvines faute du temps nĂ©cessaire pour faire traverser son armĂ©e et sâĂ©chapper.
Les pĂ©ripĂ©ties de la bataille nâont que peu dâintĂ©rĂȘt. Disons que lâarmĂ©e de France Ă©tait principalement composĂ©e de nobles et de chevaliers rompus au combat par la pratique des tournois en temps de paix. Celle de ses adversaires Ă©tait en grande partie composĂ©e de soldats issus du peuple dont la guerre Ă©tait devenue le mĂ©tier et qui se vendaient au plus offrant.
DĂ©tail important, les chevaliers et les nobles lorsquâils combattaient essayaient dâĂ©pargner leurs propres vies de nobles. Le but Ă©tait en effet dâobtenir les rançons qui dĂ©dommageraient des frais de la guerre, et pour cela il fallait bien garder vivants les prisonniers. Par contre, lorsquâils avaient affaire Ă des gens du peuple, ils nâhĂ©sitaient pas Ă les massacrer car ils ne se considĂ©raient pas tenus de respecter les lois de la chevalerie face Ă des gens quâils considĂ©raient comme des usurpateurs dans une activitĂ© selon eux leur est rĂ©servĂ©e, la guerre.
Il y avait donc en ces temps-lĂ certaines lois du combat qui faisaient partie du code de la chevalerie, celui de ne pas sâattaquer aux non combattants, aux prĂȘtres, aux civils ainsi quâon les appelle aujourdâhui et naturellement ces lois Ă©taient en grande partie inspirĂ©es par lâEglise, dĂ©sireuse sans doute de prĂ©server ses biens ainsi que les vies de ses membres.
LâEglise pour atteindre ce but nâavait pas hĂ©sitĂ© Ă sâimpliquer dans ce quâon avait appelĂ© la querelle des investitures, qui nâĂ©tait rien dâautre quâune tentative dâassujettir les Rois Ă ses propres intĂ©rĂȘts, essentiellement politiques en Italie ainsi quâon lâa vu et nâayant rien Ă voir avec la religion.
Ainsi pour en revenir au pont de Bouvines, le Roi de France, plutĂŽt prudent, avait dĂ» faire front et offrir la bataille Ă ses ennemis, de surcroĂźt un dimanche, un jour oĂč les chrĂ©tiens Ă©vitent habituellement de faire la guerre, pour Ă©viter dâoffenser leur dieu.
Il est naturellement difficile de dire ce qui sây est rĂ©ellement passĂ©, malgrĂ© lâabondance des rĂ©cits. Ce qui est sĂ»r, câest que lâempereur germanique a fini par sâenfuir et que les nobles français fĂ©lons ont Ă©tĂ© faits prisonniers. Par contre, comme prĂ©vu, il y eut un massacre de la piĂ©taille qui avait entourĂ© lâempereur pour lâempĂȘcher dâĂȘtre pris.
DâoĂč vient-il que ces brabançons nâaient pas hĂ©sitĂ© Ă sacrifier leurs vies pour le salut de celui qui Ă©tant saxon nâĂ©tait aprĂšs tout quâun Ă©tranger? Câest bien sans doute lĂ , confirmation de leur intĂ©rĂȘt, beaucoup plus Ă dĂ©fendre leurs libertĂ©s communales plus Ă mĂȘme dâĂȘtre respectĂ©es sous lâempire, que de subir le joug du Roi de France. Et la ville de Lille, dont nul aujourdâhui ne songerait Ă contester lâappartenance au territoire français, a, aprĂšs Bouvines, chĂšrement payĂ© sa fidĂ©litĂ© au pays flamand.
Ainsi on avait eu dĂšs cette Ă©poque une confrontation de deux modĂšles politiques, celui fĂ©dĂ©ral allemand et celui centralisateur français. Câest nĂ©anmoins la reprĂ©sentation de la journĂ©e de Bouvines qui va Ă travers les Ăąges inspirer le plus de rĂ©flexions.
Un sentiment national né au forceps
Dâaffrontement entre le bien français soutenu par le pape, et le mal germanique excommuniĂ© par lui, le conflit glisse au fil des siĂšcles pour aboutir Ă lâennemi hĂ©rĂ©ditaire pour qui chaque guerre suscite la suivante, depuis celle de trente ans jusquâĂ la seconde guerre mondiale.
Entretemps le sentiment national est nĂ© au forceps, et il faut noter comment le triomphe du Roi Philippe Auguste sur le champ de bataille qui ne concernait somme toute que la noblesse restĂ©e fidĂšle, a Ă©tĂ© plus tard fĂȘtĂ© par ce que lâon nommait le tiers-Ă©tat sans aucun doute entraĂźnĂ© par le clergĂ©, Ă commencer par les forces montantes de la bourgeoisie naissante.
Ainsi le sentiment national français est nĂ© dâune imposture, lâassimilation des intĂ©rĂȘts de la noblesse par la bourgeoisie. De cet Ă©vĂšnement, la narration du rĂ©cit national a fait plus tard aprĂšs la rĂ©volution bourgeoise de 1789 un conflit de lâĂtat royal centralisateur contre la fĂ©odalitĂ© jalouse de ses privilĂšges, assimilĂ©e aux forces de la dĂ©sintĂ©gration et de lâanarchie. Câest dâautant plus remarquable quâen Angleterre, une annĂ©e aprĂšs Bouvines, la fĂ©odalitĂ© soulevĂ©e contre le Roi Jean sans Terre, en avait arrachĂ© la Magna Carta, la Grande Charte, prĂ©curseur de toutes les Constitutions du monde moderne.
Il faut dire quâen Angleterre, la lutte contre lâabsolutisme royal avait dĂ©butĂ© avec le conflit entre Henry II et lâarchevĂȘque de Canterbury Thomas Beckett, alors quâau contraire en France, cet absolutisme sâĂ©tait appuyĂ© sur lâEglise et avait servi Ă consolider lâEtat circonscrit Ă lâorigine en Ăźle de France, pour assurer son expansion, en particulier vers le Midi, afin de coloniser dâautres peuples, en particulier lâOccitan, qui parlaient une autre langue, Ă©taient dotĂ©s dâune autre culture, et parfois pratiquaient une religion diffĂ©rente.
Si le Royaume de lâĂźle de France est finalement devenu la France, câest parce que la lĂ©gitimitĂ© de son Roi avait Ă©tĂ© consacrĂ©e Ă travers Clovis puis Charlemagne par lâEglise catholique romaine en tant quâhĂ©ritier reconnu des Empereurs Romains. Et câest ce prestige lĂ qui a permis au Roi de Paris de triompher de tous les ducs, comtes, rois, empereurs, afin de devenir le Roi de France.
Il demeure nĂ©cessaire de le rappeler pour deux raisons. La premiĂšre est que la France a beau ĂȘtre officiellement laĂŻque, elle ne pourra jamais oublier tout ce quâelle doit Ă lâEglise dans son unification. La seconde est que si le Roi de France nâavait pas existĂ© ou avait Ă©chouĂ©, lâEurope occidentale serait probablement une kyrielle de peuples et de principautĂ©s qui nâauraient pas Ă©prouvĂ© le besoin de se fĂ©dĂ©rer face Ă un ennemi puissant; elle aurait glissĂ© beaucoup plus facilement vers une structure de type confĂ©dĂ©ral, une Ă©ventualitĂ© difficile Ă rĂ©aliser avec la division actuelle de la communautĂ© europĂ©enne en Etats-nations que les cas de la Catalogne et de lâEcosse ne font que confirmer.
Pour tout dire, si lâEtat Nation français nâexistait pas, lâEurope ne sâen porterait pas plus mal.
* Médecin de libre pratique.
ââLe dimanche de Bouvines (27 juillet 1214)ââ, de Georges Duby, Ă©ditions Gallimard, Paris 11 avril 1985.
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