Gouvernance
La nouvelle est venue d’ailleurs. Même si elle n’annonce pas le printemps, elle a le mérite de clarifier le débat. L’agence de notation – et non des moindres – Fitch Ratings vient de mettre fin à nos interrogations et à nos supputations au sujet de la trajectoire de croissance. Elle annonce sans réserve ses prévisions de croissance pour 2025 et 2026, qui seraient respectivement de 1,5% et de 1,6%. Pas de quoi pavoiser. Ces estimations, moitié moindres que ce que prévoyait la loi de finances 2025, mais du reste fort probables, sont lourdes de conséquences. Elles font planer de grosses menaces sur la stabilité du pays et sur la cohésion sociale. Car il s’agit moins d’un accident de parcours, d’un phénomène conjoncturel et donc passager que d’une défaillance chronique, d’un blocage structurel qui n’en finit pas de ruiner l’économie nationale.
La sanction est immédiate : le revenu national par habitant va poursuivre sa chute, entraînant le pays dans les affres des classements mondiaux.
1,5% de croissance dans ces conditions, c’est plus que la cote d’alerte, c’est moins que le rythme de croissance démographique, pourtant à son plus bas historique. La sanction est immédiate : le revenu national par habitant va poursuivre sa chute, entraînant le pays dans les affres des classements mondiaux. D’un pays à revenu intermédiaire qu’il était, il s’approche de plus en plus de la cohorte des pays à faible revenu. Cette dégradation a pour effet d’élargir et d’aggraver la fracture sociale. Les mieux nantis s’en sortent bien mieux que les laissés- pour-compte. Les inégalités se creusent, tirant vers le bas de larges contingents de la classe moyenne qui se rétrécit comme une peau de chagrin. Situation aggravée : dans les grandes villes, devenues le réceptacle de la misère des régions défavorisées, la situation est intenable. Les signes extérieurs de richesse affichés sans la moindre décence accentuent la détresse et le désespoir des sans-emplois et des plus pauvres parmi les pauvres. Vision pour le moins triste et affligeante d’un pays qui, il y a peu de temps encore, paradait sur le toit de l’Afrique. Image inversée que celle qu’il offre aujourd’hui, en étant à la traîne du continent : la croissance, quand elle existe, y est la plus faible. En 2026, si l’on en croit Fitch Ratings, qui fait écho à d’autres organismes internationaux, les perspectives de croissance ne seraient guère meilleures. En clair, le déclassement du pays n’en serait pas à sa fin.
Bien au contraire : la Tunisie, même abîmée par plus de 10 ans d’immobilisme économique, est le pays qui a le plus fort taux de concentration au kilomètre carré de compétences professionnelles et de capital humain du continent.
Il n’y a pourtant aucune fatalité à cette dérive inimaginable. Bien au contraire : la Tunisie, même abîmée par plus de 10 ans d’immobilisme économique, est le pays qui a le plus fort taux de concentration au kilomètre carré de compétences professionnelles et de capital humain du continent. L’exode de cerveaux par centaines de milliers n’y change rien, même s’il l’a vidée en partie de sa substance.
Pendant plus d’une décennie, les pouvoirs en place ont ignoré et négligé le champ de la compétition économique, désormais au relent guerrier. Que peut-on espérer en retour si ce n’est, au mieux, une croissance atone, quand les conditions des marchés le permettaient ? Nous avons vécu d’expédients en recourant à l’endettement à tout-va pour pallier les défaillances de notre appareil productif et notre décrochage économique. Le spectre de la faillite et du défaut ont brutalement mis fin à ce jeu de massacre, à cette incurie érigée en politique. Le couperet est tombé : la sanction des marchés financiers est sans appel.
Il a mis fin à nos dernières illusions. Pour mémoire : 4 ans après, nous n’avons pas retrouvé le niveau d’avant-Covid. A croire que les difficultés sont encore devant nous.
Sur toute la période, nous avons délibérément amputé notre potentiel de croissance : à peine 1,5% en moyenne. Le plus souvent, nous étions plus proches de zéro. L’effondrement de 2020 a fait chuter le taux de croissance à -9%, quand l’économie était mise sous cloche à cause de la pandémie. Il a mis fin à nos dernières illusions. Pour mémoire : 4 ans après, nous n’avons pas retrouvé le niveau d’avant-Covid. A croire que les difficultés sont encore devant nous.
Hasard de calendrier, l’annonce de Fitch Ratings intervient à moins d’une semaine de la célébration du 69ème anniversaire de l’indépendance nationale. Elle tombe à point nommé, comme s’il s’agissait d’un ultime et salvateur électrochoc de nature à provoquer un rebond. On en mesure l’urgence pour préserver ce qui devrait l’être et ce qui nous est le plus cher : la maîtrise de notre propre destinée.
Quand l’économie nationale est quasiment à l’arrêt et ne donne plus de signes de dynamisme, comme si elle était en état de mort cérébrale, la moindre hésitation confine à la faute. L’avenir du pays s’en ressent. La vérité est que l’indépendance nationale ne se décrète pas, elle se mérite au prix d’une lutte de tous les instants, sans la moindre défaillance. Elle n’est jamais à l’abri de prédateurs, de quelque nature qu’ils soient. Le combat a, certes, changé de forme, mais les motivations des uns et des autres n’ont pas varié. Au pillage des ressources minières des premiers temps des coloniaux s’ajoutent, plus pernicieux et plus néfastes, celui du capital humain et, demain, celui des énergies renouvelables. Il faut donner tout son sens et toute la force du terme à notre attachement indéfectible à notre souveraineté nationale. Nous devons, à cet égard, tout faire et tout entreprendre pour que les clignotants économiques, financiers et sociaux ne soient pas au rouge vif. Il y va de notre crédibilité.
Il y a plus à gagner en s’inscrivant dans le mouvement et l’action qu’en campant dans le déni. Il faut traiter le mal à la racine, éviter le piège de l’austérité et briser le cercle vicieux de la récession qui a fait tant de dégâts dans le tissu social et économique du pays.
Certaines coïncidences sont comme un signe du destin et méritent qu’on s’y attarde. Les difficultés économiques, financières, qui mettent en péril notre modèle social, devraient nous inciter à plus de raison, de vigilance et d’unité. Ici et maintenant, plus que jamais, un seul mot d’ordre : tolérance zéro. Ni indépendance tronquée et fragilisée ni souveraineté limitée. Elles doivent être pleines et entières ou elles ne le seront pas. L’économie nationale, tout comme les finances publiques sont au plus mal et les nécessaires réformes se font attendre. Prétendre le contraire rend encore plus difficiles les solutions de sortie de crise par le haut. Il y a plus à gagner en s’inscrivant dans le mouvement et l’action qu’en campant dans le déni. Il faut traiter le mal à la racine, éviter le piège de l’austérité et briser le cercle vicieux de la récession qui a fait tant de dégâts dans le tissu social et économique du pays. Nous devons impérativement et dans l’immédiat retrouver les chemins d’une croissance forte et durable, à la hauteur des attentes des forces vives de la nation.
Certes, la conjoncture mondiale s’y prête mal, mais de quelque côté que soufflent les vents contraires, rien ne saurait faire obstacle au redressement de notre économie, si elle est pilotée au nom d’une politique volontariste. La reprise serait certes moins rapide mais, dans tous les cas, plus forte et plus prometteuse qu’au cours de ces dix dernières années.
Convenons-en : le pays a d’énormes atouts dont il tire peu profit. Il dispose d’un grand potentiel de développement. Son positionnement géographique le prédispose à jouer un rôle dans le redéploiement des chaînes de valeur et d’approvisionnement. Son ouverture sur le monde, et plus particulièrement sur l’Europe, élargit son horizon économique et ajoute à l’attractivité du site Tunisie. La diversification de l’économie est un facteur clé de sa résilience.
L’envie des chefs d’entreprise de retrouver la compétition internationale fera le reste. Qui plus est, le pays recèle un immense gisement d’ingéniosité humaine, de réels leviers de croissance aujourd’hui en panne ou en mode ralenti qu’il est possible de réactiver à peu de frais, pour peu qu’on libère l’investissement de la mainmise bureaucratique et de l’omniprésence de l’Etat, là où il n’est plus dans son rôle. Le secteur privé, même balloté de partout, exposé à toutes les turbulences, est en ordre de marche, moyennant de simples ajustements. Il est dans l’attente d’un signal fort, franc, clair, sans ambiguïté aucune. A charge pour l’exécutif de s’inscrire dans le temps long, tout en clarifiant le mode de gouvernance politique en donnant du temps au temps gouvernemental. Sans quoi, il deviendrait difficile de reconstruire la confiance, d’injecter de la sérénité et de l’apaisement, vision globale et lointaine à l’appui. Il faut une vraie boussole, un cap précis et de la visibilité pour les chefs d’entreprise. Et une perspective pour les jeunes et moins jeunes que plus rien n’enchante ni ne fait rêver. Il y a besoin, il y a nécessité de politiques publiques et sectorielles bien de leur temps, dans le droit fil des avancées technologiques, de l’IA…
La désignation de Madame Sarra Zaafrani Zenzeri, à la tête du gouvernement, le soir même du 20 mars, jour de célébration de la proclamation de l’indépendance nationale, est sans doute un signe et tout un symbole. Le moment s’y prête. C’est l’instant-femme par excellence, comme le pays a su en produire tout au long de son histoire. Elle a de réels attributs et une parfaite maîtrise des rouages de l’Etat, des enjeux du moment et des défis du futur. Aura-t-elle les coudées franches? Saura-t-elle, pourra-t-elle faire la démonstration de sa capacité de faire bouger les lignes et de changer les choses ? On ne tardera pas à le savoir. Mais si, à Dieu ne plaise, et au bout de l’effort, on ne voit rien venir qui puisse nous sortir de l’ornière, alors, il sera difficile d’envisager la suite.
Cet édito est disponible dans le Mag de l’Economiste Maghrébin numéro 916 du 26 mars au 9 avril 2025.
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