Les participants au colloque intitulé “Le théâtre tunisien : questions d’identité, d’altérité et de représentations de la subjectivité-Vers une école théâtrale tunisienne ?” ont à l’unanimité souligné que l’identité théâtrale tunisienne n’est pas une question purement théorique, mais un acte vivant et continu dans le temps et l’espace, reflétant la Tunisie dans sa pluralité, sa richesse et son esprit créatif.
Organisé à Tozeur les 25 et 26 octobre 2025 dans le cadre de la troisième édition du Festival national du théâtre tunisien “Saisons de la création” (du 24 octobre au 8 novembre 2025), le colloque a été une occasion pour mettre l’accent notamment sur l’importance de mettre en place un projet intellectuel collectif visant à bâtir une école tunisienne de théâtre capable d’intégrer les transformations esthétiques et philosophiques contemporaines sans renier ses racines.
La rencontre, organisée par le Théâtre National Tunisien (TNT) en partenariat avec l’Académie tunisienne des sciences, des lettres et des arts -Beit al-Hikma-, a réuni une pléiade d’universitaires, de critiques et de créateurs venant de toutes les régions du pays et de toutes disciplines confondues.
Moez Mrabet : l’alliance entre art, science et esthétique
Dans son mot d’ouverture, Moez Mrabet, directeur général du Théâtre National Tunisien et du festival, a souligné que cet événement est dans son essence un projet qui allie la réflexion et la pratique, l’art et la connaissance. Il a dans ce contexte souligné l’importance du partenariat entre les institutions culturelles, notamment avec Beit al-Hikma, afin d’élaborer des projets communs qui s’inscrivent dans la durée et ouvrent de nouvelles perspectives à la culture et à l’art en Tunisie.
Moncef Ben Abdeljelil : le théâtre fait son entrée à Beit al-Hikma
Moncef Ben Abdeljelil, président du comité consultatif de la Revue de l’Académie tunisienne, a annoncé que le prochain numéro de la revue sera consacré au théâtre tunisien et qu’un “Guide complet du théâtre tunisien” est en préparation, réunissant les contributions des chercheurs et différents intervenants.
Abdelwahed Mabrouk : le Sud, un espace de création
Le directeur du Centre des arts dramatiques et scéniques de Tozeur, Abdelwahed Mabrouk, a affirmé que l’organisation de ce colloque dans la région de Tozeur vient couronner les efforts du centre pour dynamiser la vie culturelle dans le Sud. Il a à cet égard présenté le projet des “Rencontres du Sud pour le théâtre”. Placées sous le thème “La ville et le théâtre”, ces rencontres visent à reconnecter la scène avec le public et à créer un véritable mouvement théâtral dans le sud.
Abderraouf Basti : l’identité, une quête permanente
Dans sa conférence inaugurale, Abderraouf Basti, ancien ministre de la Culture, est revenu sur l’histoire du théâtre tunisien depuis ses origines au début du XXème siècle, soulignant que la question de l’identité a toujours accompagné son évolution. De la résistance coloniale à l’ère postindépendance, en passant par les expériences du nouveau théâtre et du théâtre de Taoufik Jebali, il a montré que le théâtre tunisien est une création hybride, à la fois enracinée et ouverte sur le monde. Selon lui, “l’identité n’est pas une question figée, mais un processus vivant de transformation et de dialogue”.
Mohamed Mediouni : entre enracinement et acculturation
Dans son intervention intitulée “Représentations de l’identité et de l’altérité dans le théâtre tunisien : entre enracinement et acculturation”, Mohamed Mediouni a rappelé que le théâtre tunisien est né d’initiatives citoyennes et non de décisions administratives. Il a retracé les débuts des associations théâtrales au tournant du XXème siècle, soulignant le rôle des intellectuels réformistes dans la reconnaissance du théâtre comme un droit culturel et un instrument de modernité.
Houssem Messaadi : Taoufik Jebali et l’esthétique de la différence
Houssem Messaadi a consacré son intervention à Taoufik Jebali, analysant son parcours à travers le prisme de l’identité et de la différence. De « Klem Ellil » à « Le Sultan », Taoufik Jebali a construit une écriture scénique expérimentale, fondée sur la déconstruction du récit et l’utilisation poétique de la langue tunisienne. Selon Houssem Messaadi, « l’œuvre de Jebali incarne une identité tunisienne ouverte, où la singularité locale devient un moyen d’accéder à l’universel ».
Mohamed Moumen : le théâtre comme expérience existentielle
Dans son intervention « La rencontre et l’identité : approche sémiologique et phénoménologique », Mohamed Moumen a proposé une réflexion sur le rapport entre l’acteur et le spectateur. Pour lui, le véritable théâtre est une expérience de présence et de transformation réciproque : « le théâtre qui ne change pas celui qui regarde n’est qu’un spectacle, non un acte de vie », a-t-il affirmé.
Nizar Saidi : la marionnette, mémoire vivante du théâtre tunisien.
Dans une intervention à dimension anthropologique, Nizar Saïdi a réhabilité le rôle des arts de la marionnette dans l’histoire du théâtre tunisien. Il a montré que la marionnette, héritière des rituels et des fêtes populaires, représente un corps symbolique et une mémoire collective souvent effacée du récit officiel. Aujourd’hui, a-t-il conclu, « redonner place au théâtre de marionnettes, c’est réactiver la mémoire esthétique du peuple tunisien ».
Abdeljelil Bouguerra : le théâtre radiophonique et l’Etat national
Abdeljelil Bouguerra a, dans son intervention « Le théâtre radiophonique et la construction de l’Etat national », montré que, dès les années 1950, la radio tunisienne a joué un rôle central dans la diffusion d’un imaginaire collectif à travers de nombreuses créations qui, a-t-il expliqué, ont accompagné le projet moderniste de la jeune République, en contribuant à forger une conscience nationale et culturelle.
Faouzia Mezzi : du centre vers l’intérieur
La chercheuse Faouzia Mezzi a examiné le rapport entre le centre et les régions dans le développement du théâtre tunisien depuis les années 1960. Elle a montré que les troupes régionales ont joué un rôle essentiel dans la démocratisation de la pratique théâtrale et dans l’émergence d’un discours scénique populaire et critique. Elle a plaidé pour une politique culturelle équitable qui reconnaisse la contribution des régions à la vitalité du théâtre national.
Karim Thlibi : langue et identité dans le texte dramatique tunisien
Karim Thlibi a exploré la relation entre la langue et l’identité dans le théâtre tunisien contemporain. Il a souligné comment la langue populaire, longtemps marginalisée, s’est transformée en un vecteur de poésie dramatique et de vérité sociale, donnant au texte théâtral tunisien une voix singulière enracinée dans le quotidien
Om Ezzine Ben Chikha: Le théâtre et la « décolonialité » de l’imaginaire
Dans une intervention intitulée « Le théâtre et la décolonialité de l’imaginaire : corps, discours, imaginaire », la chercheuse Om Ezzine Ben Chikha a relevé que le théâtre tunisien est aujourd’hui appelé à s’engager dans de nouveaux paradigmes philosophiques et esthétiques enracinés dans la mémoire et l’imaginaire local.
Elle a proposé une lecture critique de la pièce « Jacaranda », texte d’Abdelhalim Messaoudi mis en scène par Nizar Saïdi, qu’elle considère comme un modèle de libération de la langue de son étrangeté et de l’emprise du récit occidental. Selon elle, la décolonialité permet au théâtre tunisien d’inventer sa propre langue et de remodeler son imaginaire culturel, en dehors de toute forme de dépendance esthétique occidentale.
Omar Aloui : La cloche du théâtre et la géographie du soi
Le chercheur Omar Aloui a choisi d’aborder dans sa communication « La cloche du théâtre et la géographie du soi » l’acte théâtral sous un angle philosophique et ontologique. Il considère que le son de la cloche constitue un appel au passage entre le temps terrestre et le temps spirituel.
Le spectacle « Cloche » de Assem Bettouhami devient ainsi, selon lui, une méditation sur l’être, sur l’espace et sur le vide. Pour lui, le théâtre permet à la subjectivité de se découvrir dans sa légèreté existentielle, en repensant les frontières entre soi et l’autre.
Tahar Ben Guiza : Esthétiques de la libération et dépassement du modèle
Dans sa présentation intitulée « A la recherche d’esthétiques de la libération et du dépassement du modèle : vers l’ouverture des références et le renouvellement des visions créatives », le chercheur Tahar Ben Guiza a analysé les expériences de Mohamed Driss dans « Haddatha Abou Houraira qal » et de Wafa Taboubi dans « La dernière ». Il a montré comment le théâtre tunisien, à travers ces œuvres, se libère des modèles occidentaux et du texte comme centre unique, au profit d’une vision scénique où la mise en scène devient langage. Selon lui, le théâtre de Wafa Taboubi incarne une esthétique post-dramatique et une libération de la parole féminine dans une perspective humaine et universelle.
Abdelhalim Messaoudi : Le théâtre tunisien à la recherche de sa langue
Dans son intervention « Le théâtre tunisien à la recherche de sa langue », Abdelhalim Messaoudi a affirmé que la langue constitue l’essence même de l’expérience théâtrale tunisienne, car c’est en elle que se forme la conscience esthétique et politique.
Il a retracé le parcours de l’écriture dramatique tunisienne depuis Mohamed Aroussi El Metoui et Ezzedine Madani jusqu’au théâtre contemporain, soulignant que la coexistence entre arabe classique et dialectal a enrichi l’identité théâtrale nationale. Le véritable enjeu aujourd’hui, selon lui, réside dans la création d’une langue poétique capable d’exprimer la complexité du « soi tunisien » sans tomber dans la simple imitation.
Hatem Tlili Mahmoudi : Le théâtre tunisien et la post-modernité
Le critique Hatem Tlili Mahmoudi a évoqué dans son intervention sur « Le théâtre tunisien et la post-modernité » les relations entre le théâtre tunisien et les mutations intellectuelles et esthétiques du post-modernisme. Il a souligné que les expériences tunisiennes ne se sont pas constituées en écoles fermées mais dans une dynamique d’interaction libre avec les modèles occidentaux et locaux.
Certaines créations récentes, a-t-il expliqué, traduisent de nouveaux glissements esthétiques mêlant déconstruction, intertextualité et réflexion sur l’identité, plaçant ainsi le théâtre tunisien au cœur d’un dialogue mondial sur le sens de la création à l’ère du vide.
Faiza Messaoudi : L’école théâtrale tunisienne entre localité et universalité
La chercheuse Faiza Messaoudi a présenté une communication intitulée « L’école théâtrale tunisienne entre localité et universalité ». Elle est revenue sur l’évolution du théâtre tunisien depuis les années 1970, saluant la génération des pionniers formés en Occident qui ont su insuffler l’esprit de renouveau sur la scène tunisienne. Selon elle, parler d’une « école tunisienne » ne signifie pas uniformité, mais pluralité d’approches et de visions, où la modernité s’articule à la singularité culturelle tunisienne au sein de la mosaïque mondiale du théâtre.
Hiba Messaoudi : Les esthétiques de la subjectivité dans les expériences théâtrales tunisiennes
Dans sa communication « Les esthétiques de la subjectivité dans les expériences théâtrales tunisiennes », Hiba Messaoudi a introduit le concept de « sécurité culturelle » qu’elle relie aux problématiques d’identité et de subjectivité dans la pratique artistique.
Elle considère le théâtre comme un espace de reconstruction du soi et de libération de l’aliénation et de la répétition. Pour elle, la subjectivité n’est pas un donné mais un acte continu qui se crée dans la pensée et la performance.
Certaines expériences scéniques tunisiennes récentes illustrent, selon elle, cette « sécurité culturelle », c’est-à-dire la capacité de l’art à transformer le trouble intérieur en énergie esthétique. Le théâtre, lorsqu’il écoute ses voix intérieures, devient ainsi un acte de libération et une affirmation de l’existence dans ses dimensions spirituelles, corporelles et intellectuelles.
Hassan Mouadhen : Quel théâtre tunisien voulons-nous ?
Le metteur en scène Hassan Mouadhen a conclu le colloque par une intervention intitulée « Quel théâtre tunisien voulons-nous ? ». Il a appelé à l’élaboration d’un projet national du théâtre conciliant liberté créatrice et responsabilité intellectuelle.
Selon lui, le théâtre tunisien doit aujourd’hui renouveler ses outils critiques et rétablir le lien entre le créateur et le public afin d’éviter que l’acte théâtral ne devienne un luxe réservé à une élite.
Il a estimé que le théâtre rêvé est celui qui puise son sens dans la réalité tunisienne avec toutes ses contradictions, tout en s’ouvrant à l’humain universel. La force du théâtre tunisien réside, conclut-il, dans son ouverture et dans sa capacité à interroger le pouvoir, la mémoire et le sens à travers une langue scénique vivante et en perpétuelle mutation.
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