Ă lâoccasion de la JournĂ©e internationale de la Francophonie, cette interview avec Hanen Marouani explore les dĂ©fis et les dynamiques contemporaines de la langue française en Afrique et au Maghreb.
Hanen Marouani est tunisienne rĂ©sidant entre lâItalie et la France, elle est docteure en langue et littĂ©rature françaises, poĂšte et traductrice, avec quatre recueils publiĂ©s entre Tunis et Paris. DiplĂŽmĂ©e en langue italienne de lâuniversitĂ© de Sienne (Italie) et en didactique du FLE de lâuniversitĂ© de Rouen (France), ses recherches portent sur la place des femmes dans la littĂ©rature et la sociĂ©tĂ©, les pratiques discursives, ainsi que sur les problĂ©matiques liĂ©es Ă lâimmigration et aux inĂ©galitĂ©s de genre. Elle est Ă©galement chercheuse rattachĂ©e Ă lâUniversitĂ© Polytechnique de Bucarest (Roumanie) et lâUniversitĂ© Catholique de Milan (Italie). EngagĂ©e dans la scĂšne culturelle internationale, elle a participĂ© Ă de nombreux colloques, festivals et Ă©vĂ©nements littĂ©raires. Ses textes, publiĂ©s dans diverses revues et anthologies, ont Ă©tĂ© traduits en espagnol, arabe, anglais et italien. LaurĂ©ate de plusieurs prix de poĂ©sie, tels le 1er Prix de la Francophonie UNICEF Paris 2022, elle incarne une voix contemporaine qui interroge, Ă travers son parcours et son Ă©criture, les tensions et les croisements entre identitĂ©, langue et mondialisation. Elle a Ă©galement participĂ©, en tant que prĂ©sidente et membre de jury, Ă plusieurs concours littĂ©raires internationaux, contribuant ainsi Ă la reconnaissance et Ă la promotion de la littĂ©rature Ă lâĂ©chelle mondiale.
Dans cet entretien, elle revient sur les mutations de la francophonie face Ă la montĂ©e de lâanglais, le rĂŽle de la littĂ©rature francophone entre enracinement et ouverture au monde, ainsi que les dĂ©fis liĂ©s Ă lâenseignement du français. Une rĂ©flexion oĂč se croisent transmission, crĂ©ation et dialogue interculturel.
Quels sont les principaux dĂ©fis auxquels la francophonie est confrontĂ©e en Afrique et au Maghreb aujourdâhui?
La francophonie fait face Ă plusieurs dĂ©fis majeurs. Tout dâabord, la prĂ©servation de la langue française face Ă la domination de lâanglais, notamment dans les domaines des affaires et des technologies. Ensuite, la diversitĂ© des pays membres rend difficile lâunitĂ© des initiatives, chaque rĂ©gion ayant ses propres rĂ©alitĂ©s socio-Ă©conomiques. De plus, lâaccĂšs Ă lâĂ©ducation reste un problĂšme important dans certaines zones, ce qui limite la diffusion du français. Enfin, le dĂ©fi du numĂ©rique se pose avec la montĂ©e en puissance de lâanglais sur internet et dans les rĂ©seaux sociaux, menaçant ainsi la visibilitĂ© du français. Ces dĂ©fis nĂ©cessitent une adaptation continue et une collaboration renforcĂ©e au sein de la francophonie pour assurer un avenir commun.
Comment lâĂ©mergence de lâanglais comme langue dominante dans les Ă©changes internationaux influence-t-elle la place du français dans ces rĂ©gions ?
LâĂ©mergence de lâanglais comme langue dominante dans les Ă©changes internationaux, a un impact significatif sur la place du français, notamment dans des pays comme le Maroc, oĂč des discussions sur le remplacement du français par lâanglais dans certains secteurs, tels que lâĂ©ducation et les affaires, ont eu lieu. Ce phĂ©nomĂšne est Ă©galement observable dans dâautres pays francophones dâAfrique, oĂč lâanglais gagne en importance dans les milieux acadĂ©miques et professionnels. Par exemple, en Tunisie, certaines universitĂ©s dâingĂ©nierie proposent dĂ©sormais des programmes en anglais pour mieux rĂ©pondre aux exigences internationales.
Cependant, cela ne remet pas en cause le rĂŽle central du français dans ces rĂ©gions. Le lien historique et culturel avec la langue de MoliĂšre reste trĂšs fort. Et le français demeure omniprĂ©sent dans de nombreux domaines, notamment dans lâadministration, la culture et les mĂ©dias.
Ainsi, bien que lâanglais gagne en influence, le français continue de jouer un rĂŽle clĂ© dans la vie quotidienne et le dĂ©veloppement des pays francophones.
Les Africains et les MaghrĂ©bins nâont pas la mĂȘme perception de la langue française. Tout est-il question de perspective? Cela nous amĂšne Ă nous demander : la francophonie est-elle perçue comme un hĂ©ritage colonial ou comme une opportunitĂ© culturelle et Ă©conomique en Afrique et au Maghreb?
La perception de la francophonie en Afrique et au Maghreb est partagĂ©e. Dâun cĂŽtĂ©, certains la voient comme un hĂ©ritage colonial, critiquant le maintien de la langue française comme un vestige du passĂ© colonial. Cette idĂ©e est illustrĂ©e par la formule de Kateb Yacine, qui qualifie le français de « butin de guerre », Ă©voquant lâidĂ©e que cette langue aurait Ă©tĂ© imposĂ©e aprĂšs la colonisation, devenant ainsi un symbole de domination.
Dâun autre cĂŽtĂ©, le français est perçu comme une opportunitĂ© culturelle et Ă©conomique, notamment dans un contexte mondial oĂč sa maĂźtrise ouvre des portes sur le plan international, que ce soit sur le marchĂ© du travail ou dans les Ă©changes culturels et scientifiques. Ă cĂŽtĂ© de lâexpression « butin de guerre », Kateb Yacine a aussi dit : « GrĂące Ă la langue française, jâai Ă©tĂ© pris dâune espĂšce de passion de la poĂ©sie. » Cette distinction montre la dualitĂ© de son rapport Ă la langue française, Ă la fois hĂ©ritĂ©e dâune histoire coloniale et vĂ©cue comme un vecteur de passion et de crĂ©ation.
En rĂ©sumĂ©, le français est Ă la fois un hĂ©ritage colonial et un outil de dĂ©veloppement, une dualitĂ© qui alimente des dĂ©bats comme celui de Kateb Yacine, oĂč la langue peut ĂȘtre vue comme un « butin de guerre » tout en offrant des opportunitĂ©s dans un monde globalisĂ©.
Lâenseignement est le principal moyen de propagation de la langue et de son essor. Cela dĂ©pend parfois des mĂ©thodes utilisĂ©es pour lâenseigner, afin quâil y ait une connexion entre la langue et lâapprenant. Faut-il revoir les mĂ©thodes pĂ©dagogiques dâenseignement du français en Afrique et au Maghreb pour sâadapter aux rĂ©alitĂ©s locales?
Oui, il est nĂ©cessaire de revoir les mĂ©thodes pĂ©dagogiques dâenseignement du français en Afrique et au Maghreb. Les approches traditionnelles, centrĂ©es sur la grammaire et la traduction, ne rĂ©pondent plus toujours aux besoins actuels des apprenants, qui doivent non seulement maĂźtriser la langue, mais aussi lâutiliser activement dans des contextes professionnels et internationaux.
Une pédagogie plus interactive et communicative, favorisant la pratique de la langue dans des situations réelles, serait plus efficace pour encourager son utilisation au-delà de la salle de classe.
De plus, intĂ©grer les rĂ©alitĂ©s culturelles et sociales locales dans lâenseignement permettrait de rendre la langue plus pertinente et accessible, contribuant ainsi Ă une meilleure appropriation par les apprenants.
Comment rendre lâapprentissage du français plus attractif face Ă la montĂ©e en puissance de lâanglais, notamment chez les jeunes gĂ©nĂ©rations?
Pour rendre lâapprentissage du français plus attractif, il est essentiel de le rendre plus vivant et connectĂ© aux intĂ©rĂȘts des jeunes. Cela passe par lâintĂ©gration de la culture francophone moderne, comme la musique, les sĂ©ries et les jeux, ainsi que par lâutilisation dâoutils numĂ©riques interactifs qui captent leur attention.
Par ailleurs, il est crucial de mettre en avant les opportunitĂ©s professionnelles offertes par la maĂźtrise du français, notamment dans des secteurs internationaux. En rendant le français plus dynamique et pertinent, on peut susciter un vĂ©ritable intĂ©rĂȘt et motiver les jeunes Ă lâapprendre.
Quel rĂŽle jouent les institutions francophones comme lâOIF dans la promotion de la modernisation de lâenseignement du français?
Les institutions francophones, telles que lâOrganisation Internationale de la Francophonie (OIF) et lâAgence Universitaire de la Francophonie (AUF), jouent un rĂŽle clĂ© dans la modernisation de lâenseignement du français. Elles soutiennent des programmes dâĂ©change pour les enseignants, favorisant le partage des meilleures pratiques et lâenrichissement des compĂ©tences pĂ©dagogiques.
Par exemple, jâai eu lâopportunitĂ© de participer Ă la formation JEDA, en collaboration avec lâOIF et lâuniversitĂ© de Rouen. Cette expĂ©rience mâa permis de dĂ©couvrir des approches innovantes pour lâapprentissage numĂ©rique et culturel du français, comme lâutilisation dâoutils interactifs (Kahoot, Quizlet, capsules vidĂ©o, etc.), rendant lâenseignement plus dynamique et engageant. Ces mĂ©thodes modernes contribuent Ă rendre lâapprentissage du français plus accessible et attrayant pour les apprenants, tout en renforçant la qualitĂ© de lâenseignement.
GrĂące au programme de bourses doctorales et postdoctorales EugĂšne Ionesco offert par le MinistĂšre des Affaires Ă©trangĂšres de la Roumanie et gĂ©rĂ© par lâAgence Universitaire de la Francophonie (BECO), jâai Ă©galement eu lâhonneur dâen ĂȘtre laurĂ©ate Ă deux reprises, en 2018 et en 2022. Ces bourses ont Ă©tĂ© de vĂ©ritables tremplins, ouvrant des perspectives prĂ©cieuses de voyages, dâĂ©changes scientifiques et culturels. Elles mâont permis de dĂ©velopper un rĂ©seau de qualitĂ©, renforçant lâimportance du voyage et de la dĂ©couverte comme leviers essentiels dans la consolidation de la diplomatie scientifique et culturelle. Ces expĂ©riences mâont Ă©galement amenĂ©e Ă repenser lâinnovation et lâapprentissage en adoptant de nouvelles bases, oĂč lâouverture Ă dâautres cultures et visions du monde devient un catalyseur dâenrichissement mutuel et un vecteur essentiel pour la recherche collaborative et le partage des savoirs Ă lâĂ©chelle internationale.
Aussi, lors de mes collaborations scientifiques, jâai eu lâoccasion de rĂ©diger des articles en anglais avec des chercheurs roumains, tout en Ă©tant impliquĂ©e dans un programme francophone. Cela a vraiment soulignĂ© lâimportance du français, non seulement comme langue de recherche, mais aussi dans un contexte oĂč diffĂ©rentes langues se cĂŽtoient. Cela montre Ă quel point il est essentiel de promouvoir un voisinage linguistique, oĂč le français peut sâenrichir et sâouvrir aux autres langues, crĂ©ant ainsi des Ă©changes plus riches et plus diversifiĂ©s.
La littĂ©rature francophone africaine et maghrĂ©bine Ă©crit-elle principalement pour un lectorat local, arabe, ou pour lâancien colonisateur?
La question du public visĂ© par la littĂ©rature francophone africaine et maghrĂ©bine est complexe. En rĂ©alitĂ©, il est difficile de rĂ©duire cette littĂ©rature Ă un seul type de lectorat, quâil soit local, arabe, ou issu de « lâancien colonisateur ». Dâailleurs, cette notion dâ« ancien colonisateur » est quelque peu rĂ©ductrice. Elle renvoie Ă une histoire, mais ne dĂ©finit pas nĂ©cessairement les intentions des Ă©crivains.
Lorsquâun auteur Ă©crit, il ne pense pas en termes de public spĂ©cifique. LâĂ©criture est avant tout un besoin de partager quelque chose de personnel, de raconter une histoire, de transmettre des idĂ©es. Certains Ă©crivains nâĂ©crivent mĂȘme pas dans lâidĂ©e de publier ou de chercher une reconnaissance. Câest dâabord un acte intime, un moyen dâexpression. En rĂ©alitĂ©, la littĂ©rature transcende les barriĂšres. Lâautre, quâil soit dâici ou dâailleurs, doit ĂȘtre perçu dans sa diversitĂ© et sa totalitĂ©. La culture et la littĂ©rature sont des langages universels qui touchent lâesprit, lâĂąme, le cĆur et la sensibilitĂ© de lâhumain, peu importe son origine. Les Ă©crivains, quâils soient en Afrique, au Maghreb ou ailleurs, ne cherchent pas Ă Ă©crire pour un lectorat prĂ©cis. Ils veulent avant tout communiquer, Ă©changer, partager une vision du monde qui dĂ©passe les frontiĂšres.
Ainsi, lâĂ©criture est avant tout un moyen de se connecter avec lâautre. Ce nâest pas une question de public cible, mais plutĂŽt dâouvrir une porte Ă un Ă©change humain. Et peu importe qui franchit cette porte, ce qui compte, câest ce que lâon a Ă partager.
Comment les Ă©crivains francophones naviguent-ils entre leur hĂ©ritage culturel local et les attentes dâun lectorat international?
Les Ă©crivains francophones naviguent constamment entre leur hĂ©ritage culturel local et les attentes dâun lectorat international. Pour beaucoup, cette dualitĂ© nâest pas une tension, mais une richesse qui nourrit leur crĂ©ativitĂ©. Câest ce que jâai moi-mĂȘme expĂ©rimentĂ© en tant que poĂšte et auteure. Le voyage, quâil soit physique ou intellectuel, est au cĆur de cette dĂ©marche : un voyage de lâesprit, du cĆur et des mots. Il permet de se connecter Ă dâautres cultures, dâautres visions du monde, et dâenrichir son propre univers crĂ©atif.
La traduction, par exemple, est un voyage fascinant entre les mots et les langues, entre des identitĂ©s culturelles. Chaque traduction porte en elle une dimension de rencontre. Jâai eu la chance de traduire un recueil de poĂ©sie dâun poĂšte palestinien, qui sâintitule Vainement, je chante, publiĂ© aux Ăditions LâHarmattan. Cette expĂ©rience mâa permis de comprendre lâimportance de la traduction dans lâĂ©change culturel. Elle ouvre des ponts entre des rĂ©alitĂ©s, des histoires et des sensibilitĂ©s parfois trĂšs diffĂ©rentes.
Participer Ă des ateliers de traduction littĂ©raire, comme ceux organisĂ©s par lâAssociation pour la Promotion de la Traduction LittĂ©raire ATLAS et le CollĂšge International des Traducteurs LittĂ©raires CTIL (Arles-France), a renforcĂ© cette conviction : la traduction est bien plus quâune simple transposition de mots. Câest une façon de voyager dans lâĂąme de lâautre et de donner une nouvelle dimension Ă une Ćuvre.
Ainsi, naviguer entre son hĂ©ritage culturel local et les attentes dâun lectorat international ne signifie pas renoncer Ă ses racines, mais comprendre que chaque identitĂ©, chaque culture, est une source dâenrichissement. Avoir une identitĂ©, ou mĂȘme plusieurs, nâest pas un frein, mais une chance de croiser des regards et dâenrichir le dialogue mondial.
De nombreux auteurs maghrĂ©bins et africains, comme Ken Bugul, Mohamed Mbougar Sarr, LeĂŻla Slimani, Sami Tchak, Alain Mabanckou, Yasmina Khadra, ImĂšn Moussa, Yamen Manai, Wafa Ghorbel et bien dâautres, en sont des exemples vivants. Ils ont su faire rayonner leurs Ćuvres Ă lâinternational, non pas en sâeffaçant ou en sâadaptant aux attentes extĂ©rieures, mais en mettant en avant leurs racines culturelles et en les offrant Ă un public mondial grĂące Ă la traduction et Ă lâauthenticitĂ©. Ainsi, la littĂ©rature devient un espace de rencontre, de partage, de comprĂ©hension mutuelle et de cĂ©lĂ©bration des diffĂ©rences.
Pour moi, la littĂ©rature francophone, tout comme la traduction, est avant tout un moyen dâaller Ă la rencontre de lâautre, de se nourrir des diversitĂ©s culturelles et dâĂ©largir les horizons. Chaque Ă©crivain, chaque poĂšte, en naviguant entre son histoire personnelle, son patrimoine culturel et le regard international, participe Ă un Ă©change littĂ©raire et humain essentiel. Et dans ce voyage, câest lâouverture et la comprĂ©hension mutuelle qui deviennent les vĂ©ritables moteurs.
La littĂ©rature francophone peut-elle ĂȘtre un outil de rĂ©sistance contre la domination culturelle ou un moyen de dialogue entre les cultures?
La littĂ©rature francophone, comme toute littĂ©rature, nâest pas entravĂ©e par des cages ou des chaĂźnes, mais portĂ©e par des ailes qui lui permettent de sâenvoler. Elle est Ă la fois un outil de rĂ©sistance contre la domination culturelle et un moyen de dialogue entre les cultures. En valorisant ses racines locales tout en sâouvrant Ă dâautres horizons, elle tisse des ponts et favorise des Ă©changes profonds, sans aucune limitation.
Lâarticle Hanen Marouani : « La francophonie doit se rĂ©inventer pour survivre » est apparu en premier sur Leconomiste Maghrebin.