Si la Tunisie veut rester compĂ©titive dans une Ă©conomie mondiale qui valorise de plus en plus la connaissance et lâinnovation, elle doit investir dans un capital humain Ă plus forte valeur ajoutĂ©e. Et ralentir les flux actuels de fuite des cerveaux.
NaĂąmen Bouhamed & Dr Jihene Makni *
En Tunisie, la fuite de plus en plus importante des cerveaux a mis en évidence des lacunes critiques dans la mise en valeur ajoutée et la montée en gamme du pays.
Alors que lâĂ©conomie mondiale se concentre de plus en plus sur les industries axĂ©es sur la connaissance, la nĂ©cessitĂ© dâune main-dâĆuvre qualifiĂ©e et talentueuse devient primordiale. La Tunisie, malgrĂ© des bases de formation qualitative depuis de nombreuses annĂ©es, fait face Ă un vĂ©ritable exode de cerveaux (de lâartisan Ă lâingĂ©nieur sans oublier les mĂ©decins ou les auxiliaires mĂ©dicaux), qui reprĂ©sente un risque majeur pour lâavenir des secteurs Ă©conomiques dans le pays, en particulier ceux qui dĂ©pendent de professionnels hautement qualifiĂ©s.
La sonnette dâalarme sur les dĂ©fis auxquels est confrontĂ©e lâindustrie manufacturiĂšre nationale est tirĂ©e depuis dĂ©jĂ plusieurs annĂ©es au vu du taux dâĂ©migration de plus en plus Ă©levĂ©.
Le manque de main-dâĆuvre qualifiĂ©e deviendra de plus en plus â sâil nâest dĂ©jĂ â un obstacle majeur pour garantir lâavenir des secteurs clĂ©s de lâĂ©conomie tunisienne tant pour les investisseurs nationaux que pour les Ă©trangers.
La fuite des cerveaux Ă laquelle la Tunisie est confrontĂ©e depuis une dĂ©cennie met en Ă©vidence dâimportantes lacunes critiques. Il faut souligner que le vivier de talents sera prochainement insuffisant pour rĂ©pondre aux besoins croissants des industries nationales mais aussi internationales basĂ©es en Tunisie ou souhaitant agrandir leurs unitĂ©s de production dans notre pays.
Les chiffres sont, Ă cet Ă©gard, trĂšs inquiĂ©tants. Ainsi, entre 2000 et 2020, les flux migratoires annuels lĂ©gaux de la Tunisie vers les pays de lâOCDE ont augmentĂ© de 74%. Ces flux annuels vers cette mĂȘme zone se sont Ă©tablis Ă 20 000 personnes en 2017 pour remonter Ă plus de 32 000 en 2019.
La majoritĂ© des jeunes tunisiens talentueux prĂ©fĂšre chercher des opportunitĂ©s Ă lâĂ©tranger (France, Allemagne, Italie, Suisse, Canada, Arabie Saoudite, Emirats arabes unis, Oman, QatarâŠ), attirĂ©s par des salaires plus Ă©levĂ©s, des formations complĂ©mentaires de pointe et une visibilitĂ© internationale Ă plus forte valeur ajoutĂ©e.
Le défi de la rétention du capital humain
Cette tendance, reprĂ©sente un risque significatif pour lâavenir des industries basĂ©es en Tunisie, en particulier celles qui dĂ©pendent de professionnels hautement qualifiĂ©s.
BĂątir et maintenir un vivier de talents solide nâest pas simplement une stratĂ©gie commerciale, câest une question de survie et de pĂ©rennitĂ© pour lâavenir Ă©conomique de la Tunisie.
Karim Ben Kahla & Kais Hammami notent dans leur rapport ââLa Tunisie en 2050 â Population, DĂ©mographie et Prospectiveââ quele vieillissement de la population tunisienne et lâĂ©migration des cadres que notre pays a vu sâaccĂ©lĂ©rer depuis 2011, poseront des dĂ©fis majeurs de deux ordres :
â assurer la bonne formation des cohortes de jeunes dont le nombre Ă©voluera faiblement et dĂ©clinera Ă partir du milieu du vingt-et-uniĂšme siĂšcle soit 2030-2050;
â et gagner ou du moins sâadapter Ă la «guerre des intelligences» qui se manifeste non seulement par une «fuite» mais un dĂ©tournement des cerveaux.
«LâEurope vieillissante aura besoin dâattirer de jeunes compĂ©tences quâelle puisera dans son entourage immĂ©diat : lâAfrique. A son tour la Tunisie devrait pouvoir attirer et former les meilleures jeunes compĂ©tences du continent africain», notent les deux chercheurs
Changement sismique de lâindustrie avec lâarrivĂ©e de lâIA
Lâindustrie manufacturiĂšre (textile, automobile, aĂ©ronautiqueâŠ), mais aussi des services (centres dâappel, sous-traitance de services dâingĂ©nierieâŠ), ont connu plusieurs bouleversements majeurs depuis les investissements dits de la «Loi 72» de 1972, ou production sous douane Ă lâexport, en sous-traitance pour les groupes europĂ©ens et mondiaux, le secteur industriel reposant alors principalement sur une main-dâĆuvre abondante peu qualifiĂ©e et pas chĂšre pour rĂ©pondre aux demandes de production. Alors que lâaccent est dĂ©sormais mis sur la technologie, lâautomatisation et lâinnovation et bien sĂ»r une population de plus en plus Ă©duquĂ©e et diplĂŽmĂ©e de lâenseignement supĂ©rieur.
Cette transformation technologique de la Tunisie a nĂ©cessitĂ© des investissements massifs dans des technologies de fabrication avancĂ©es quâont apportĂ© les industriels tunisiens et les IDE mais aussi le dĂ©veloppement de formations de filiĂšres nouvelles dâingĂ©nieurs sur lâensemble du territoire, le potentiel de recherche et le dĂ©veloppement (R&D) offerte Ă une jeune gĂ©nĂ©ration ainsi que des pratiques «durables» pour rester compĂ©titifs ou attractifs Ă lâĂ©chelle mondiale.
Toutefois, cette dynamique «durable» est en grande partie rĂ©alisĂ©e sur le dos des travailleurs tunisiens avec des salaires extrĂȘmement compĂ©titifs (120âŹ/mois pour le smic ouvrier ou 230⏠à 450âŹ/mois pour un jeune ingĂ©nieur). Alors que la Tunisie continue de fournir une mains dâĆuvre de plus en plus Ă©duquĂ©e et qualifiĂ©e mais bon marchĂ© Ă trĂšs bas coĂ»t, les nouvelles industries nationales et internationales se tournent, elles, vers un processus de fabrication davantage axĂ© sur la technologie et la connaissance, le dĂ©fi de trouver et de retenir les bons talents devient de plus en plus complexe et met en pĂ©ril le tissu industriel et Ă©conomique du pays Ă moyen et long terme.
Le cas TĂ©lĂ©performance : le 6 mars 2024, lâaction du gĂ©ant mondial des centres dâappels TĂ©lĂ©performance â 450 000 salariĂ©s dans le monde chutait de plus de 20% suite Ă lâannonce de la startup suĂ©doise Klarna, spĂ©cialisĂ©e dans lâIntelligence Artificielle (IA), avoir rĂ©alisĂ© 2,3 millions de conversations en un mois. Elle estime Ă©galement que lâassistant IA utilisĂ© a effectuĂ© le travail de 700 salariĂ©s Ă©quivalents temps plein.
LâavĂšnement de lâIA GĂ©nĂ©rative ainsi que leurs dĂ©clinaisons IA spĂ©cialisĂ©es sont actuellement les acteurs les plus dangereux pour le futur de lâoffre en employabilitĂ© des Tunisiens mais aussi du reste du monde. Quâen sera-t-il demain si des call centers en Tunisie (et si les 25 000 employĂ©s en Tunisie de ce secteur) passaient tous en version IA? 100% non mais 20 Ă 30% est actuellement envisageable soit une perte de 5 Ă 8 000 emplois.
Les ingĂ©nieurs «ouvriers» ceux qui sont au bas de lâĂ©chelle de la programmation sont aussi destinĂ©s Ă disparaĂźtre, sinon il va falloir leur offrir une nouvelle formation IA afin quâils puissent se convertir pour ne pas perdre leur emploi. Nous parlons de 10 000, 20 000 voire 30 000 emplois.
Il est important de bien noter et de bien avoir en vue que les concurrents mondiaux ne se battent plus uniquement pour des parts de marchĂ©, mais Ă©galement pour le mĂȘme vivier dâhommes et de femmes professionnels hautement qualifiĂ©s.
Cette compĂ©tition est encore aggravĂ©e par la fuite des cerveaux que connaĂźt la Tunisie alors que de nombreux individus talentueux prĂ©fĂšrent saisir des opportunitĂ©s Ă lâĂ©tranger.
En Tunisie tout individu talentueux reprĂ©sente la pierre angulaire de toute industrie axĂ©e sur la connaissance. Ces talents apportent des perspectives nouvelles, stimulent lâinnovation et crĂ©ent une culture dâexcellence qui se diffuse dans toute lâorganisation construisant ainsi une vĂ©ritable chaine de valeur pour les annĂ©es Ă venir.
Cependant, le talent ne se limite pas aux compĂ©tences techniques ou Ă ĂȘtre un simple «ouvrier ingĂ©nieur IT» Ă bas coĂ»tâŠ
à une époque de changements rapides, les employés capables de penser de maniÚre critique, de résoudre des problÚmes complexes et de collaborer efficacement à travers différentes disciplines sont inestimables.
Ces jeunes ingĂ©nieurs, mĂ©decins, doctorants, chercheurs, techniciens qualifiĂ©s, agriculteurs et artisans joueront un rĂŽle central dans le dĂ©veloppement de produits durables de la nouvelle gĂ©nĂ©ration. Lâoptimisation des processus de fabrication et de production et la conduite des efforts encore trĂšs longs vers la neutralitĂ© carbone que la Tunisie a mis en place durant cette derniĂšre dĂ©cennie.
Ce sont ces jeunes talents qui aideront la Tunisie Ă relever les dĂ©fis de demain et Ă consolider sa place sur la scĂšne rĂ©gionale et mondiale comme hub vers lâAfrique.
Place Ă lâaction : le dĂ©fi est aujourdâhui de constituer des bassins solides de talents sur lâensemble des rĂ©gions et des villes en Tunisie du Nord au Sud, dâEst en Ouest selon leurs diversitĂ©s et leurs potentialitĂ©s respectives.
Si la Tunisie veut rester compĂ©titive dans une Ă©conomie mondiale qui valorise de plus en plus la connaissance et lâinnovation, elle doit investir dans son capital humain Ă plus forte valeur ajoutĂ©e. Cela nĂ©cessite une collaboration Ă©troite entre tous les acteurs concernĂ©s : les ministĂšres, les institutions publiques et acteurs de regroupements professionnels rĂ©gionaux (Utica, Conect, UPMIâŠ), les institutions Ă©ducatives aux niveaux national et rĂ©gional et le secteur privĂ©.
Il est crucial de créer des écosystÚmes qui non seulement forment les talents mais les incitent également à rester et à contribuer à la croissance de leur ville, de leur région et du pays dans son ensemble.
Une approche collaborative : il fautconstruire, dĂ©velopper, promouvoir une stratĂ©gie proactive, oĂč la constitution du vivier de talents commence bien avant lâentrĂ©e dans le monde professionnel. Cela exige une approche collaborative nouvelle impliquant non seulement les entreprises, mais aussi lâensemble des universitĂ©s, des institutions de formation et mĂȘme les Ă©coles secondaires Ă dĂ©couvrir le monde de lâentreprise, de lâindustrie, des mĂ©tiers.
Cette synergie permettra de crĂ©er un pipeline de professionnels qualifiĂ©s, non seulement prĂ©parĂ©s aux exigences de lâindustrie dans son ensemble, mais aussi Ă contribuer au dĂ©veloppement de la Tunisie sur lâensemble du territoire.
Il faudra promouvoir et intĂ©grer plus avant les initiatives menĂ©es par lâentreprise qui incluent des partenariats avec les centres de formations professionnelles, les universitĂ©s quâil faudra aussi professionnaliser avec des objectifs mĂ©tiers, des programmes de stage, le sponsoring de recherches, des visites dâentreprise et des programmes de dĂ©veloppement des compĂ©tences. Faciliter ou inciter les industriels tunisiens et internationaux Ă ouvrir des /ateliers de formation en interne certifiĂ©s et reconnus par lâĂtat avec une certification qualificative pour les jeunes.
Le couple formation (CAP, Iset, masters, ingĂ©nieurs, doctorantsâŠ) et industrie doit devenir la norme dĂšs aujourdâhui et pour les annĂ©es Ă venir. Ce sont les universitĂ©s des mĂ©tiers.
Il faut garder dans lâesprit que la dĂ©mographie tunisienne sâinverse, la population baissant en nombre ou quittant le territoire. Par consĂ©quent, dans 20, 30 ou 50 ans, que restera-t-il des villes, rĂ©gions et villages sâil nây aura plus de citoyens jeunes, mais des retraitĂ©s dâici et de lĂ -bas, revenant finir leur vie au pays ?
* Respectivement, Ceo Alwen International, Business Intâl Consultant (France), et project specialist adviser for SME-Tunisia Ă la Berd.
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