Parfois, une révolution ne fait aucun bruit. Elle n’a pas besoin de fusils, ni même de barricades. Elle se loge dans des lignes de code, dans des gigas de données stockées, analysées, valorisées. Pendant que les économistes dessinent encore des courbes d’offre et de demande sur des tableaux PowerPoint, les intelligences artificielles apprennent à générer du profit à partir de nos gestes les plus anodins.
Et si Marx revenait aujourd’hui? Il ne reconnaîtrait rien. Il verrait un capitalisme sans usine, une exploitation sans patron, une création de valeur sans travail visible. Il comprendrait vite que le capital ne s’investit plus dans les machines ni dans les chaînes de montage, mais dans nos comportements, nos clics, nos silences. Ce que les plateformes récoltent, ce ne sont pas des biens : ce sont des métadonnées.
Quand le capital se dématérialise
Dans la vision de Marx, la valeur naît du travail humain, que le capital s’approprie pour le faire fructifier. Ce modèle a tenu bon face aux crises, aux guerres, à la financiarisation. Mais il ne résiste pas à l’ère de l’intelligence artificielle.
Aujourd’hui, ce ne sont plus les travailleurs qui nourrissent la machine économique, mais leurs traces numériques. Chaque like, chaque mouvement de souris, chaque seconde passée à regarder une story devient un élément valorisable. Les métadonnées, ces données sur nos données, sont la nouvelle matière première. Elles permettent aux IA de s’auto-entraîner, aux plateformes de nous prédire, aux publicitaires de nous capturer. Et surtout : elles coûtent zéro à produire.
Bienvenue au royaume du capitalisme comportemental, celui que Shoshana Zuboff décrit comme l’exploitation des « externalités de la vie privée » : ce que nous faisons, sans penser le faire, devient du capital. L’algorithme n’a pas besoin que vous travailliez; il suffit que vous viviez.

Les économistes sont restés à l’âge du charbon
Pendant ce temps, dans les amphithéâtres des universités, on continue d’enseigner Ricardo, Keynes, Friedman. On y parle d’équilibres, de productivité, de « lois du marché ». On pense encore que la richesse se mesure en PIB et que le travail humain est au cœur de la dynamique économique (consultez mon article en version papier de l’Economiste maghrébin sur le PIB).
Mais cette science économique est devenue obsolète. Tragiquement. Elle n’explique rien du capitalisme algorithmique. Elle ignore le rôle central des IA, l’accumulation de données, les systèmes d’influence automatisés. Elle rate ce que les ingénieurs, eux, ont compris : la valeur s’extrait désormais du flux de vie numérisée, pas du travail en usine.
Même le marxisme a pris du retard. La théorie de la valeur-travail ne tient plus face à un capital qui produit sans ouvrier, qui se nourrit d’un clic et s’améliore tout seul. Quand l’IA apprend sans supervision, à partir de milliards de métadonnées, où est le « travail vivant »? Peut-on encore parler d’exploitation? Oui, mais une exploitation sans sujet.
L’université doit muter ou mourir
Alors, il faut aller au bout de cette logique. Il faut avoir le courage de constater la faillite intellectuelle d’une discipline. Les sciences économiques sont mortes. Ce qu’on enseigne aujourd’hui est aussi pertinent que la médecine du 19ème siècle face à la COVID. Ce n’est pas une crise passagère. C’est une extinction. À leur place, il est temps de créer une nouvelle filière : l’Économie des métadonnées (objet de mon prochain ouvrage).
Une science transversale, qui mêle économie politique, sociologie algorithmique, informatique critique, éthique de la donnée et théorie des systèmes complexes. Une discipline qui analyse comment la valeur naît de l’interaction humaine numérisée, comment les IA transforment les rapports de force, comment les plateformes monétisent nos affects et nos routines. Il ne s’agit plus de prévoir l’inflation. Il s’agit de comprendre comment TikTok façonne l’économie globale.
Pour clore cette réflexion, le capitalisme a changé de base matérielle. Les économistes ne l’ont pas vu venir. Le silence de leurs modèles est assourdissant. Pendant que les facultés répètent des équations vides, la valeur est en train de muter et, avec elle, toute l’architecture du monde.
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Mahjoub Lotfi Belhedi
Chercheur en réflexion stratégique optimisée IA // Data Scientist & Aiguilleur IA
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