ZOOM – Tempêtes géopolitiques – Les entreprises tunisiennes à l’épreuve d’un monde fracturé
Guerre économique, cyberattaques, criminalité organisée, intelligence artificielle incontrôlée, changement climatique : la géopolitique s’invite brutalement dans les stratégies d’entreprise. Pour les entreprises tunisiennes, souvent tournées vers les marchés extérieurs et déjà fragilisées par une conjoncture interne incertaine, il ne s’agit plus seulement de survivre, mais de se réinventer face à une mutation globale des risques.
Longtemps perçus comme lointains, les risques géopolitiques sont désormais omniprésents dans le quotidien des entreprises. La guerre en Ukraine, au Moyen Orient, les tensions commerciales sino-américaines, la militarisation croissante des économies, les pénuries de matières premières, les attaques contre les infrastructures numériques ou encore les dérèglements climatiques bouleversent la stabilité des marchés.
Pour la Tunisie, fortement insérée dans les chaînes de valeur mondiales, ces secousses globales ont des répercussions immédiates : hausses de coûts, incertitudes sur les approvisionnements, blocages logistiques, ralentissement des exportations. Le contexte mondial, plus imprévisible que jamais, rend caduques les anciennes certitudes économiques. Les entreprises tunisiennes ne peuvent plus piloter à vue : elles doivent intégrer cette instabilité comme une composante durable de leur environnement.
« Pour la Tunisie, fortement insérée dans les chaînes de valeur mondiales, ces secousses globales ont des répercussions immédiates : hausses de coûts, incertitudes sur les approvisionnements, blocages logistiques, ralentissement des exportations ».
Criminalité transnationale et cybermenaces : un péril invisible mais ravageur
La montée en puissance de la criminalité organisée et des cyberattaques reconfigure les rapports de force économiques. Le blanchiment d’argent, estimé à des milliers de milliards d’euros circulant hors radar, contamine les circuits économiques traditionnels. En Tunisie, où les mécanismes de contrôle restent limités, les entreprises, notamment les PME, sont particulièrement vulnérables à ces phénomènes.
Les vols de données, les rançongiciels et les intrusions numériques ciblent les entreprises les plus exposées, souvent peu protégées faute de moyens techniques ou de culture du risque. Ces agressions numériques ne sont pas seulement des incidents techniques ; elles peuvent paralyser l’activité, ternir la réputation et affaiblir la compétitivité à long terme. Dans ce contexte, la cybersécurité n’est plus un luxe mais un impératif stratégique.
Intelligence artificielle : arme à double tranchant
L’irruption de l’intelligence artificielle bouleverse les modèles économiques et les rapports de production. Si elle ouvre des perspectives en matière d’automatisation, de productivité et de relocalisation industrielle, elle génère aussi de nouveaux risques, notamment dans le domaine cyber et informationnel.
En Tunisie, le débat est encore balbutiant. Le tissu entrepreneurial n’est pas préparé aux enjeux éthiques, techniques et réglementaires que pose l’IA. Le manque de formation, l’absence d’une stratégie nationale de souveraineté numérique et la forte dépendance aux technologies étrangères empêchent d’exploiter ce levier de transformation dans des conditions maîtrisées. Sans un cadre de régulation proactif et un effort massif de montée en compétence, l’IA risque de devenir un facteur de déséquilibre plutôt qu’un levier de résilience.
« En Tunisie, le débat est encore balbutiant. Le tissu entrepreneurial n’est pas préparé aux enjeux éthiques, techniques et réglementaires que pose l’IA. Le manque de formation, l’absence d’une stratégie nationale de souveraineté numérique et la forte dépendance aux technologies étrangères empêchent d’exploiter ce levier de transformation dans des conditions maîtrisées ».
Le changement climatique, un facteur déstabilisant global
Le climat s’impose désormais comme un facteur de risque systémique pour l’entreprise. La montée des températures, la raréfaction de l’eau, la dégradation des sols et la multiplication des événements extrêmes désorganisent les chaînes de production, en particulier dans des secteurs vitaux comme l’agriculture, le textile ou le tourisme, piliers de l’économie tunisienne.
Plus qu’un enjeu environnemental, il s’agit d’un enjeu économique majeur. Le coût de l’inaction climatique pourrait se révéler supérieur à celui de l’adaptation. Pourtant, nombre d’entreprises tunisiennes continuent d’opérer sans plan de transition écologique ni gestion anticipée des risques liés au climat. L’intégration des critères ESG (environnementaux, sociaux et de gouvernance) reste marginale alors qu’elle devient incontournable pour accéder aux financements internationaux ou aux marchés européens.
Vers une souveraineté économique à reconstruire ?
L’un des messages forts des colloques à venir est la nécessité pour les entreprises de se repositionner dans un monde fragmenté. La dépendance excessive aux fournisseurs chinois, notamment en matière de technologies ou d’équipements industriels, expose les économies à des vulnérabilités critiques. Pour la Tunisie, c’est un signal d’alerte.
Le moment n’est-il pas venu de réfléchir à une stratégie de relocalisation industrielle ciblée, capable de renforcer les maillons faibles des chaînes de valeur, de créer des emplois qualifiés et de réduire la dépendance stratégique ?
Une telle ambition ne nécessite-t-elle pas une coordination étroite entre les acteurs publics et privés, un investissement massif dans l’innovation locale et une volonté politique claire pour bâtir un tissu productif véritablement souverain ?
Décentraliser, anticiper, s’armer intellectuellement
Face à la complexité croissante du monde, un changement de paradigme s’impose dans la gouvernance des entreprises. Partout ailleurs, les groupes qui recentrent leurs activités sur des marchés dominants tout en décentralisant leur gouvernance démontrent que l’agilité stratégique constitue désormais un levier essentiel de résilience.
Pour les entreprises tunisiennes, cela implique de sortir d’une culture décisionnelle rigide et centralisée, d’investir dans l’intelligence économique, de doter les comités de direction d’une lecture géopolitique de leur environnement et d’internaliser les capacités d’analyse du risque. L’entreprise de demain sera celle qui saura penser à long terme, anticiper les ruptures et agir avec discernement dans un univers instable.
« Face à la complexité croissante du monde, un changement de paradigme s’impose dans la gouvernance des entreprises. Partout ailleurs, les groupes qui recentrent leurs activités sur des marchés dominants tout en décentralisant leur gouvernance démontrent que l’agilité stratégique constitue désormais un levier essentiel de résilience ».
L’entreprise, acteur géopolitique
La mutation actuelle du capitalisme social responsable mondial fait émerger une nouvelle figure de l’entreprise : non plus simple opérateur économique, mais acteur stratégique de la souveraineté et de la sécurité. En Tunisie, ce tournant reste à opérer. Les entreprises ne peuvent plus attendre que l’État les protège seules. Elles doivent intégrer la géopolitique à leurs réflexions stratégiques, investir dans leur propre résilience, et construire les alliances nécessaires pour affronter ce siècle incertain.
Dans cette nouvelle ère de conflits diffus et d’instabilités systémiques, il ne suffit plus d’innover. Il faut désormais anticiper, protéger et décider en toute conscience d’un monde devenu, pour longtemps, imprévisible.
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* Dr. Tahar EL ALMI,
Economiste-Economètre.
Ancien Enseignant-Chercheur à l’ISG-TUNIS,
Psd-Fondateur de l’Institut Africain
D’Economie Financière (IAEF-ONG)
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