Lâexposition ââUdmawen : Figures de Hakouââ de Abdelhak Djellab, qui se tient, sous la fĂ©rule de lâagitateur artistique Mahmoud Chalbi, Ă la galerie Aire Libre de lâespace El Teatro, Ă Tunis, jusquâau 31 mars 2025, nâest pas une simple rĂ©trospective dâun peintre algĂ©rien; câest un Ă©vĂ©nement nĂ©cessaire, une rĂ©surgence, un rappel. Un retour aux signes primordiaux, Ă cette Ă©criture prĂ©-langagiĂšre qui survit aux siĂšcles et aux conquĂȘtes.
Manel Albouchi
Lâart ne se rĂ©duit pas Ă une simple quĂȘte esthĂ©tique. Il est, avant tout, une nĂ©cessitĂ©. Une nĂ©cessitĂ© pour lâartiste, qui tente de capter lâindicible. Une nĂ©cessitĂ© pour le spectateur, qui y trouve un miroir, un espace de rĂ©sonance avec ses propres blessures et aspirations. Et surtout, une nĂ©cessitĂ© pour la mĂ©moire collective, qui rĂ©siste Ă lâoubli par le biais du signe, du trait, de la couleur.
Dans un monde oĂč la destruction sâopĂšre Ă une vitesse fulguranteâŻ: des langues qui disparaissent, des identitĂ©s effacĂ©es, des rĂ©cits censurĂ©s, lâart devient une derniĂšre ligne de dĂ©fense.
Face aux bombes rĂ©elles ou symboliques, qui pulvĂ©risent les histoires et les subjectivitĂ©s, lâartiste Ă©rige un rempart de signes. Il trace, inscrit, grave, Ă©crit encore, comme un scribe hantĂ© par lâurgence de prĂ©server ce qui ne peut ĂȘtre dit autrement.
Lâexposition ââUdmawen Figures de Hakouââ sâinscrit dans cette logique : elle nâest pas une simple rĂ©trospective dâun peintre algĂ©rien; câest un Ă©vĂ©nement nĂ©cessaire, une rĂ©surgence, un rappel. Un retour aux signes primordiaux, Ă cette Ă©criture prĂ©-langagiĂšre qui survit aux siĂšcles et aux conquĂȘtes.
Car face Ă lâoubli, il nây a quâune seule riposte : la mĂ©moire. Mais la mĂ©moire nâest pas quâun rĂ©cit ; elle est un geste, une empreinte, un symbole qui sâimprime au-delĂ des mots. Quand tout est effacĂ©, il reste le signe. Et quand il nây a plus rien Ă dire, il reste la peinture.
Une convocation de lâinvisible
LâĂ©criture est une trace. Une mĂ©moire inscrite. Une parole qui refuse de se taire. Dans ââUdmawenââ , la calligraphie ne se limite pas Ă une esthĂ©tique raffinĂ©e, elle est un cri muet, une priĂšre codĂ©e, un chant antique gravĂ© dans le prĂ©sent.
Le mot «Udmawen» renvoie Ă une pluralitĂ© de masques ou figures, Ă des visages perdus ou retrouvĂ©s, Ă des identitĂ©s Ă©clatĂ©es qui cherchent Ă se recomposer Ă travers le signe. Il Ă©voque aussi lâidĂ©e dâune Ă©criture prĂ©-linguistique, dâun langage perdu ou Ă redĂ©couvrir, une langue des ancĂȘtres inscrite dans les fibres mĂȘmes de la toile.
Les Ćuvres de lâexposition semblent flotter entre lâhistoire et lâabstraction, entre la souffrance et la lumiĂšre. Les lettres, rĂ©pĂ©tĂ©es Ă lâinfini, deviennent des incantations, des clĂ©s dâun monde invisible que lâartiste tente de matĂ©rialiser. La couleur, vibrante et contrastĂ©e, Ă©pouse la calligraphie comme une onde de choc, une impulsion vitale.
Ce nâest pas une simple mise en scĂšne du texte. Câest un langage codĂ©, un rituel visuel oĂč chaque lettre est une vibration, un battement de cĆur, une empreinte de lâĂąme.
Calligraphie et identitĂ© : quand le trait devient un cri LâĂ©criture, chez lâĂȘtre humain, prĂ©cĂšde souvent la parole. Avant de savoir parler, lâenfant trace. Il gribouille. Il inscrit sur le papier une danse primitive du sens. Les civilisations anciennes ont suivi ce mĂȘme chemin : des gravures rupestres du Nord dâAfrique aux premiĂšres formes dâĂ©criture cunĂ©iforme, lâhumanitĂ© a toujours eu besoin de laisser une trace avant de formaliser le langage.
La calligraphie, en tant quâart, porte cette mĂ©moire de lâorigine. Elle est le dernier lien entre lâĂ©criture et le sacrĂ©, entre le texte et le rituel. Mais quand une identitĂ© est menacĂ©e, le trait cesse dâĂȘtre seulement esthĂ©tique : il devient un cri.
Dans ââUdmawen Figuresââ , chaque ligne tracĂ©e semble porter une charge Ă©motionnelle profonde, comme une cicatrice inscrite dans la toile. Le mot «ŰčŰŽÙ» (Ishq ), rĂ©pĂ©tĂ©, sâest mĂ©tamorphose en mĂ©taphore : il est Ă la fois amour mystique et rĂ©sistance, une invocation, un acte de rĂ©bellion contre lâeffacement.
Face Ă ces Ćuvres, une question mâa hantĂ© : Que reste-t-il quand tout semble dĂ©truit?
La réponse est là , devant vous, entre les lignes, dans la vibration du signe.
Lâart est une transmission silencieuse
Lâhistoire de lâhumanitĂ© est jalonnĂ©e dâeffacements. Des langues disparaissent, des cultures sâeffacent, des rĂ©cits sâinterrompent, souvent sous la violence des conquĂȘtes et des idĂ©ologies dominantes. Pourtant, quelque chose survit toujoursâŻ: le signe. LĂ oĂč la parole est censurĂ©e, oĂč les traditions sont brisĂ©es, lâart demeure une transmission silencieuse, une rĂ©sistance inscrite dans la matiĂšre mĂȘme du monde.
Le signe, dans sa forme la plus primitive comme dans ses dĂ©clinaisons les plus contemporaines, est un passeur de mĂ©moire. Il transporte avec lui les voix du passĂ©, les douleurs dâune histoire occultĂ©e, les espoirs dâun avenir Ă reconstruire. Il est ce qui reste quand tout le reste a disparu.
Dans lâexposition ââUdmawen Figuresââ , lâĂ©criture et le symbole se rejoignent dans une mĂȘme quĂȘteâŻ: faire parler lâoubli, rĂ©activer une mĂ©moire enfouie, donner une voix Ă lâindicible.
AouchemâŻ: la premiĂšre Ă©criture de lâoubli
Bien avant les alphabets et les systĂšmes dâĂ©criture formalisĂ©s, lâhumanitĂ© a utilisĂ© un langage fait de signes, de griffes, de marques tracĂ©es sur la pierre. Lâun des plus anciens systĂšmes de symboles connus en Afrique du Nord est lâAouchem.
Le mot «aouchem» signifie «tatouage» en tamazight. Il dĂ©signe un ensemble de signes graphiques, utilisĂ©s aussi bien sur la peau que sur la pierre, formant une sorte de langage premier, Ă la croisĂ©e de lâĂ©criture et du rituel. Ces motifs, souvent gĂ©omĂ©triques, servaient autant Ă communiquer une appartenance quâĂ sceller un pacte sacrĂ© avec lâinvisible.
LâAouchem est une Ă©criture de lâoubliâŻ: oubliĂ©e par lâhistoire dominante, rĂ©duite Ă une ornementation folklorique, mais toujours vivante dans les traces laissĂ©es sur les corps et les territoires. Un signe qui refuse de disparaĂźtre.
Dans le dĂ©sert du Sahara, autrefois vert, des peintures rupestres vieilles de plusieurs millĂ©naires racontent une histoire que les livres nâont jamais Ă©crite. Des figures humaines stylisĂ©es, des animaux, des signes gravĂ©s sur la pierre, autant de vestiges dâun monde oĂč lâimage et le symbole prĂ©cĂ©daient lâĂ©criture telle que nous la connaissons.
Ces grottes sont les premiers livres de pierre de lâAfrique du Nord, les premiers rĂ©cits visuels dâune civilisation qui communiquait par le trait avant dâutiliser des mots.
Dans les Ćuvres contemporaines, tels que ceux dâââUdmawen Figuresââ , cette mĂ©moire refait surface. La calligraphie devient, dĂšs lors, une archĂ©ologie du sens, une rĂ©Ă©criture des signes disparus. Ce qui Ă©tait inscrit sur la roche est dĂ©sormais tracĂ© sur la toile, ce qui Ă©tait gravĂ© dans le dĂ©sert est transposĂ© sur des surfaces vibrantes de couleurs et de matiĂšres.
Lâartiste, en revisitant ces signes anciens, les libĂšre de lâoubli, les rĂ©active dans le prĂ©sent, leur redonne une voix Ă travers la peinture et lâencre.
Entre occultation et rĂ©surgenceâŻ: un langage oubliĂ©
Les civilisations imposent leurs langages, effacent ceux des autres. Câest ainsi que naissent les langues mortes, les Ă©critures interdites, les signes qui sâeffacent sous la poussiĂšre du temps.
Mais les signes ont une mĂ©moire propre. Ils rĂ©apparaissent lĂ oĂč on ne les attend plus, se glissant dans un motif, une ligne, un tracĂ©.
La calligraphie contemporaine, notamment celle explorĂ©e dans ââUdmawen Figuresââ , nâest pas quâune cĂ©lĂ©bration esthĂ©tique des lettres. Câest une renaissance dâun langage occultĂ©. Une maniĂšre de rĂ©inscrire dans le prĂ©sent ce que lâhistoire a tentĂ© dâeffacer.
Entre les grottes et les Ćuvres dâaujourdâhui, entre les tatouages berbĂšres et les calligraphies vibrantes des artistes contemporains, une mĂȘme urgence demeureâŻ: faire parler le silence, survivre lâinvisible⊠Inscrire lâoubli dans la lumiĂšre.
La mise en scĂšne du soi
LâidentitĂ© nâest pas une donnĂ©e fixe, mais une mise en scĂšne constante, un jeu dâapparences façonnĂ© par les normes et les structures sociales. Pierre Bourdieu, dans ses travaux sur lâhabitus et la distinction, montre comment nous jouons nos rĂŽles selon les attentes du monde social, parfois en les incarnant, parfois en les bousculant.
Dans ce thĂ©Ăątre social, le corps devient texte, les gestes deviennent discours, et lâappartenance Ă un groupe se lit dans les habits, les accents et les postures. Mais que se passe-t-il lorsque lâidentitĂ© est en criseâŻ? Lâart devient refuge.
En tant quâespace de dĂ©construction et de rĂ©invention, il offre un lieu pour que les tensions trouve un lieu dâexpression. Justement, lâexposition ââUdmawen Figuresââ interroge ces mises en scĂšne identitaires, en explorant comment lâimage et la mĂ©moire collective peuvent devenir des terrains de rĂ©sistance.
El Teatro, un lieu qui en dit long
Le mot « thĂ©Ăątre» signifie Ă lâorigine «lieu oĂč lâon regarde» . Mais que voit-on rĂ©ellement quand on regarde une scĂšne? Une fiction? Une vĂ©ritĂ© maquillĂ©e? Une exagĂ©ration ou un effacement?
En Kabylie comme ailleurs, le thĂ©Ăątre a souvent servi de laboratoire identitaire, un lieu oĂč lâon rejoue lâhistoire et oĂč lâon dĂ©construit les reprĂ©sentations imposĂ©es.
El Teatro, en tant quâespace symbolique et rĂ©el, devient alors le miroir des tensions identitairesâŻ:
Quand lâidentitĂ© est rĂ©duite Ă des stĂ©rĂ©otypes exotiques, le thĂ©Ăątre peut la rĂ©inscrire dans une histoire plus vaste.
Quand la parole est muselée, la scÚne devient un lieu de contestation.
Quand les récits dominants invisibilisent les cultures minoritaires, le jeu théùtral ravive les voix perdues.
Dans lâunivers pictural de ââUdmawen Figuresââ , cette dimension thĂ©Ăątrale transparaĂźt dans lâusage du signe, du geste calligraphique, du trait qui oscille entre figuration et abstraction.
Le masqueâŻ: entre effacement et exagĂ©ration
Dans de nombreuses cultures, le masque joue un double rĂŽleâŻ: il cache lâindividu tout en lui permettant dâexister autrement. Et, il exagĂšre certains traits pour mieux en rĂ©vĂ©ler la nature profonde.
Le masque kabyle illustre parfaitement cette dialectiqueâŻ: il raconte lâambivalence dâune identitĂ© souvent contrainte Ă la dissimulation.
Face aux politiques dâacculturation, la culture amazighe a souvent Ă©tĂ© contrainte Ă une prĂ©sence masquĂ©e, invisibilisĂ©e dans lâespace public mais rĂ©sistante dans lâespace intime. Le signe graphique devient alors le masque moderne : il dissimule et rĂ©vĂšle Ă la fois, comme une parole cryptĂ©e qui attend dâĂȘtre dĂ©chiffrĂ©e.
Dans ââUdmawen Figuresââ , lâartiste joue de cette mĂȘme ambiguĂŻtĂ©âŻ: les lettres semblent tantĂŽt sâeffacer, tantĂŽt hurler leur prĂ©sence, en un Ă©quilibre fragile entre effacement et rĂ©affirmation.
Lâart dĂ©construit les reprĂ©sentations imposĂ©es
Les rĂ©cits dominants ont toujours cherchĂ© Ă fixer les identitĂ©s, Ă les enfermer dans des cadres rigides. Lâart, lui, fait exploser ces cadresâŻ: il questionne ce que lâon croit savoir sur une culture. Il rĂ©investit des formes anciennes pour leur donner un sens nouveau. Il rend visible lâinvisible, en offrant des espaces dâexpression lĂ oĂč la parole Ă©tait interdite.
Dans ââUdmawen Figuresââ , le travail autour du signe et de la calligraphie nâest pas quâun jeu esthĂ©tiqueâŻ: câest une remise en question des catĂ©gories identitaires figĂ©es. Câest un acte politique et poĂ©tique, une maniĂšre de dire sans dire, de rĂ©inscrire dans lâespace contemporain une mĂ©moire trop souvent effacĂ©e.
Ainsi, le thĂ©Ăątre social de lâidentitĂ© devient un lieu de lutte. Un espace oĂč le soi peut se rĂ©inventer, entre hĂ©ritage et modernitĂ©, entre effacement et affirmation, entre masque et rĂ©vĂ©lation.
Hakou et son Aouchem en forme dâoiseau bleu
Lâartiste nâest pas seulement un crĂ©ateur, il est lui-mĂȘme un signe vivant, une incarnation de ce quâil exprime Ă travers son art. Hakou porte sur son cou un tatouage en forme dâoiseau, inscrivant ainsi son identitĂ© dans sa chair, transformant son corps en un espace de mĂ©moire et de transmission.
Dans de nombreuses traditions, lâoiseau est un symbole ambivalent: il Ă©voque la libertĂ© et lâerrance, lâimpossibilitĂ© dâĂȘtre fixĂ© Ă un seul lieu, Ă une seule langue.
Il est aussi messager, porteur de savoirs anciens, reliant les vivants et les morts.
En gravant cet oiseau sur sa peau, Hakou est devenu Ă son tour un signe, une passerelle entre le visible et lâinvisible. Son tatouage est une maniĂšre dâaffirmer que lâidentitĂ©, comme un oiseau, ne peut ĂȘtre enfermĂ©e.
Dans le travail de ââUdmawen Figuresââ , cette idĂ©e de lâartiste comme corps-signifiant se retrouve dans lâusage du geste calligraphique, qui semble tatouer la toile, marquer lâespace de signes vivants, tĂ©moins dâune mĂ©moire en mouvement.
Du nom au mytheâŻ: sâĂ©crire soi-mĂȘmeâŻ
Tout artiste Ă©crit une histoire Ă travers son Ćuvre. Mais parfois, cette histoire dĂ©passe la simple autobiographie pour devenir mythe.
Dans les sociĂ©tĂ©s amazighes, le nom nâest jamais un simple mot, il porte une charge symbolique forte. Le nom dâun individu est souvent liĂ© Ă son histoire familiale, Ă son appartenance tribale, et Ă la maniĂšre dont il sâinscrit dans la communautĂ©.
Mais que se passe-t-il quand lâĂ©criture du nom devient un acte de rĂ©bellion? Quand elle sâouvre au mythe, transcendante et universelle?
Lâartiste, par son travail, devient plus quâun individuâŻ: il devient une lĂ©gende vivante, une figure qui incarne un rĂ©cit plus vaste que lui-mĂȘme. Câest ce que lâon retrouve chez les peintres-calligraphes, dont lâĆuvre ne se contente pas dâexprimer une identitĂ©, mais la rĂ©invente, la fait muter.
Dans ââUdmawen Figuresââ, cette idĂ©e de lâartiste comme scripteur de sa propre existence est omniprĂ©senteâŻ: les lettres, les formes, les figures ne sont pas de simples reprĂ©sentations, mais des fragments dâune auto-Ă©criture, oĂč chaque trait est une dĂ©claration dâexistence.
LâartisteâŻ: un pont entre les mondes
Le peintre-calligraphe relie le texte Ă lâimage, la parole au silence. Il inscrit lâhistoire dans le prĂ©sent, en invoquant des formes anciennes sui oscillent entre lâinvisible et le tangible.
La calligraphie amazighe, dans ce contexte, est bien plus quâun art dĂ©coratifâŻ: Câest une mĂ©moire qui refuse lâeffacement, un cri silencieux qui dit lâindicible, une langue secrĂšte qui Ă©chappe aux classifications figĂ©es.
Hakou joue prĂ©cisĂ©ment ce rĂŽleâŻ: il rĂ©active un langage ancien en lui redonnant une force contemporaine. Ses signes sont vivants, en mouvement, toujours en Ă©quilibre entre le passĂ© et lâavenir. Ainsi, lâartiste devient lui-mĂȘme un oiseau bleu, un corps Ă©crit qui traverse le temps, portant en lui les traces dâune mĂ©moire insoumise.
Le langage des oiseauxâŻ
Dans de nombreuses traditions, le langage des oiseaux est un langage sacrĂ©. On le retrouve dans le soufisme, chez Attar, dans ââLa ConfĂ©rence des Oiseauxââ . Pour les BerbĂšres, les oiseaux sont souvent perçus comme des messagers entre les mondes, porteurs de nouvelles venues dâailleurs.
Mais Ă qui parlent ces oiseaux?
Si lâon suit une lecture mystique, leur langage est une langue divine, une Ă©criture cĂ©leste qui Ă©chappe aux lois humaines.
Mais si lâon adopte une approche plus anthropologique, ces signes ailĂ©s pourraient bien ĂȘtre les voix du passĂ©, des ancĂȘtres qui tentent encore de se faire entendre.
Dans la calligraphie amazighe et arabe, la fluiditĂ© des lettres, leur Ă©lĂ©vation, leur mouvement, rappellent parfois le vol des oiseaux. Les artistes qui travaillent ces formes semblent Ă©couter une langue ancienne, une voix enfouie dans le silence de lâHistoire.
Le projet ââUdmawen Figuresââ , en rĂ©activant ces signes, joue avec cette double interprĂ©tationâŻ: il donne corps Ă une langue oubliĂ©e tout en la transformant en un chant contemporain, entre mĂ©moire et rĂ©vĂ©lation.
IshqâŻ(ŰčŰŽÙ) : amour ou initiationâŻ?
Dans ââUdmawen Figuresââ , le mot «ŰčŰŽÙ», qui signifie amour intense, passion mystique, est rĂ©pĂ©tĂ© jusquâĂ lâobsession. Mais cette rĂ©pĂ©tition est-elle simplement un cri dâamour ou bien un processus de transformationâŻ?
En psychanalyse, la rĂ©pĂ©tition nâest jamais anodine. Elle peut ĂȘtreâŻ:
â une tentative de fixation, comme si lâartiste cherchait Ă capturer une Ă©motion insaisissable;
â un rituel, une maniĂšre dâentrer en transe, de franchir un seuil vers une autre dimension;
â une signature inconsciente, un dĂ©sir dâinscrire un manque, une quĂȘte qui ne trouve pas de fin.
Dans cet Ćuvre, la rĂ©pĂ©tition des motifs et des signes calligraphiques fonctionne comme une priĂšre secrĂšte, une incantation qui transforme le spectateur en tĂ©moin dâune quĂȘte intĂ©rieure.
Ainsi, lâamour nâest plus seulement un sentiment, mais une Ă©preuve, une Ă©criture de lâĂąme sur la toile du monde.
CalligraphieâŻ: Ă©crire le non-dit
Carl Gustav Jung parlait de lâinconscient collectif comme dâun rĂ©servoir dâarchĂ©types et de mythes anciens qui se rĂ©activent Ă travers lâart, les rĂȘves, les rituels. La calligraphie, en tant que langage visuel et symbolique, est lâun des mĂ©diums les plus puissants pour exprimer lâinexprimable.
Chaque lettre porte une mĂ©moire collective, une charge historique qui dĂ©passe lâindividu.
Chaque trait est une trace dâun passĂ© refoulĂ©, un fragment dâune langue perdue qui cherche Ă revenir Ă la surface.
Dans ââUdmawen Figuresââ , la calligraphie amazigh, arabe et abstraite joue ce rĂŽle de rĂ©activation inconscienteâŻ: Les formes Ă©voquent des visages oubliĂ©s, des rites enfouis.
Les superpositions rappellent le palimpseste de lâHistoire, oĂč chaque Ă©poque tente dâeffacer la prĂ©cĂ©dente tout en la laissant transparaĂźtre. Le vide et le plein, lâĂ©quilibre entre lâĂ©crit et le non-Ă©crit, entre le signe et son effacement, Ă©voquent le processus mĂȘme de la mĂ©moire.
Ainsi, lâartiste devient le scribe dâun inconscient collectif, un archĂ©ologue des Ăąmes qui inscrit sur la toile les traces dâune identitĂ© en mutation.
Entre cryptage et rĂ©vĂ©lationâŻ: le signe est un secretâŻ
Lâart de la calligraphie oscille entre ce qui est cachĂ© et ce qui est rĂ©vĂ©lĂ©. Le signe est lĂ , Ă la fois pour ĂȘtre compris, et pour dissimuler une vĂ©ritĂ©. Ainsi le secret doit rester voilĂ©, car il ne peut ĂȘtre saisi que par ceux qui ont les clĂ©s.
En psychanalyse, le secret refoulĂ© finit toujours par se manifester, sous forme de symptĂŽme, de lapsus ou dâimage inconsciente.
Dans ââUdmawen Figuresââ , la calligraphie et les symboles ne sont pas seulement dĂ©coratifsâŻ: ils sont des codes, des fragments dâun langage qui semble Ă la fois vouloir se dire et se cacher.
La tension entre cryptage et rĂ©vĂ©lation est au cĆur du processus artistiqueâŻ: certaines formes sont claires et lisibles, dâautres semblent volontairement dissimulĂ©es, brouillĂ©es, rendues illisibles.
Le spectateur est mis face Ă un dĂ©fiâŻ: comprendre ce qui est Ă©crit, ou accepter de ne pas tout saisir.
LâĆuvre devient alors un mystĂšre, une porte entrouverte sur un savoir perdu ou Ă venir.
Finalement, le signe nâest ni entiĂšrement un secret, ni complĂštement une rĂ©vĂ©lationâŻ: il est un passage, un seuil entre lâoubli et la mĂ©moire, lâabsence et la prĂ©sence.
Câest dans cette ambiguĂŻtĂ© fĂ©conde que rĂ©side toute la puissance de lâart, et plus largement, de lâĂ©criture comme acte de transmission et de transformation.
La création est la seule révolte authentique
Dans tout acte de crĂ©ation, il y a une tension entre prĂ©sence et effacement. Lâartiste, en inscrivant son geste sur la toile, y dĂ©pose une part de lui-mĂȘme, mais en mĂȘme temps, il sâefface. Son Ćuvre devient un autre lui-mĂȘme, un prolongement autonome qui le dĂ©passe et lui survit.
Cet effacement peut prendre plusieurs formesâŻ:
â lâanonymat du signe âŻ: lorsque lâĆuvre nâest plus perçue comme lâexpression dâun individu, mais comme un langage qui parle au-delĂ du moi;
â le don pur âŻ: dans la calligraphie, le trait est un geste, une respirationâŻ: un air qui inspire et qui sâexprime en encre. Une fois tracĂ©, il existe par lui-mĂȘme, indĂ©pendamment de celui qui lâa initiĂ©;
â la dissolution âŻ: quand lâartiste choisit de ne pas signer, en laissant le travail sâinscrire dans une continuitĂ© qui dĂ©passe son propre nom.
Dans ââUdmawen Figuresââ , ce processus est visible dans la maniĂšre dont les signes anciens semblent renaĂźtre sans appartenance fixe. Quand lâidentitĂ© mĂȘme de lâauteur se fond dans celle du signe, dans la mĂ©moire quâil rĂ©active.
Car en fin de compte, lâartiste nâest quâun passeur, un canal par lequel une Ă©criture oubliĂ©e trouve Ă nouveau un espace pour exister.
Udmawen, le signe retrouvé
Le terme «udmawen» (â”⎷â”⎰┥⎻â”), qui signifie masques, rĂ©sonne comme une redĂ©couverte, une rĂ©surgence du passĂ© dans le prĂ©sent. Ce qui avait Ă©tĂ© occultĂ©, effacĂ© par lâHistoire, refait surface Ă travers lâart, non pas sous sa forme originelle, mais transformĂ©, rĂ©interprĂ©tĂ©, rĂ©actualisĂ©. Le signe, longtemps enfoui sous les couches de lâoubli, retrouve sa force non seulement comme un symbole identitaire, mais comme une Ă©criture vivante, en perpĂ©tuel mouvement.
Des lignes qui continuent Ă parler, mĂȘme aprĂšs le silence de lâartiste.
Des formes qui, bien quâanciennes, portent en elles une Ă©nergie nouvelle, une invitation Ă penser autrement lâHistoire et lâidentitĂ©.
Un langage retrouvĂ©, mais qui ne demande quâĂ ĂȘtre rĂ©inventĂ© encore et encore. Car retrouver un signe, ce nâest pas seulement le reconnaĂźtre. Câest aussi accepter quâil nous Ă©chappe, quâil continue Ă se mĂ©tamorphoser Ă chaque regard posĂ© sur lui.
Lâultime trait nâest jamais vraiment le dernier. Il est le commencement dâune autre lecture, dâune autre main, dâun autre souffle.
* Psychologue, psychanalyste.
Lâarticle Exposition Ă El Teatro âŻ| Udmawen (â”⎷â”⎰┥⎻â”) ou les visages du signe est apparu en premier sur Kapitalis .