Par-delà les apparences d’un retour du keynésianisme, la pensée de John Maynard Keynes est aujourd’hui profondément réinterprétée, voire déformée. L’émergence de ce que j’intitule « Keynes 4.0 », à l’ère de l’intelligence artificielle et de la transformation numérique, ne constitue pas une continuité, mais bien une rupture.
Keynes, penseur d’un monde industriel et étatique
Lorsque Keynes rédige « The General Theory » en 1936, l’économie mondiale sort meurtrie de la Grande Dépression. La demande globale est atone, le chômage massif, et les dogmes classiques inefficaces. Keynes bouscule alors les fondements de la pensée économique en affirmant que l’État doit jouer un rôle actif pour soutenir la demande, investir, créer de l’emploi et stabiliser les cycles économiques. L’économie qu’il pense est nationale, industrielle, tangible et centrée sur la main-d’œuvre humaine.
Sa conception du rôle de l’État repose sur une logique sociale, presque morale : l’économie doit servir l’intérêt général, non les intérêts spéculatifs. Il se méfie de la finance, dénonce sa propension à l’instabilité, et accorde une place cruciale à la psychologie collective et aux incertitudes fondamentales.

La théorie keynésienne
Keynes 4.0 : technocratie algorithmique et pilotage à distance
Le retour en grâce du keynésianisme après la crise de 2008 et à nouveau après la pandémie de 2020 pourrait donner l’impression d’une fidélité aux intuitions keynésiennes. Mais cette nouvelle version, Keynes 4.0, opère dans un univers totalement transformé.
Les politiques économiques actuelles ne reposent plus sur la dépense publique traditionnelle, mais sur une gestion monétaire hypercentralisée et numérisée, portée par les banques centrales et des outils d’intelligence algorithmique.
Par le quantitative easing, des milliards sont injectés dans les marchés financiers sans réelle articulation avec l’investissement productif ou l’emploi. Le circuit de la relance en devient abstrait, dominé par des dynamiques financières qui s’éloignent de l’esprit social du keynésianisme.
De surcroît, l’IA bouleverse les fondements mêmes de l’analyse keynésienne dans laquelle l’automatisation remplace progressivement le travail humain, affaiblissant le lien entre investissement public et emploi.
Désormais, la consommation est guidée par des plateformes intelligentes, qui adaptent en temps réel l’offre à la demande via les données comportementales, réduisant l’incertitude macroéconomique chère à Keynes.
Les politiques budgétaires sont soumises à des modèles prédictifs qui modélisent les comportements, mais laissent peu de place à l’arbitrage politique.
Une rupture cognitive et politique
Keynes 1.0 pensait l’économie comme un outil au service de la société, manié par des gouvernements élus. Keynes 4.0, lui, repose de plus en plus sur une technocratie algorithmique, où l’action publique est méditée par des instruments complexes, opaques pour le citoyen. Pour ce dernier, l’État n’est plus le bâtisseur d’infrastructures ou l’employeur en dernier ressort, mais un régulateur des effets secondaires de l’automatisation.
Vers un post-keynésianisme technologique
Peut-on encore parler de keynésianisme lorsqu’il ne s’agit plus de soutenir l’emploi humain, mais de gérer l’impact social de l’IA, de financer la transition numérique ou de stabiliser des marchés financiers dopés aux algorithmes de trading ? La transformation est telle qu’il serait plus juste de parler d’un post-keynésianisme technologique, où les outils ont changé, les finalités aussi, et où la politique économique est de moins en moins politique.
Les enjeux actuels, tels que le changement climatique, l’exclusion numérique ou la concentration du pouvoir technologique, s’inscrivent désormais dans un nouveau paradigme économique.
Keynes 4.0 ou la fin de Keynes ?
L’ère de l’intelligence artificielle n’a pas ressuscité Keynes, elle l’a réinterprété, transformé, et peut-être trahi. Ce que je désigne sous le nom de « Keynes 4.0 » n’est pas une continuité fidèle, mais une rupture historique et philosophique, où l’intervention de l’État ne vise plus à rétablir une justice sociale par la demande, mais à gérer les externalités d’un capitalisme devenu numérique, automatisé et autonome.
Il est temps de reconnaître cette rupture, non pour rejeter Keynes, mais pour penser au-delà de Keynes, dans un monde où l’humain n’est plus le seul acteur économique central, et où la décision économique est souvent prise sans lui.
Autopsie d’un État devenu interface
En contemplant ce monde d’API budgétaires, de taux d’intérêt pilotés par des modèles neuronaux, et de politiques publiques transformées en fichiers Excel alimentés par la data, John Maynard Keynes 1.0 murmure :
« J’avais imaginé que l’État construirait des ponts. Pas qu’il soit lui-même devenu une passerelle vers le néant ».
À suivre…
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Note : Le présent article de recherche, ainsi que le suivant, tout comme les textes intitulés « Adam Smith 1.0 vs Adam Smith 4.0 » & « Marx 1.0 vs Marx 4.0 » parus dans l’Economiste Maghrébin, sont extraits de mon ouvrage numérique : « L’économie des métadonnées : vers un capitalisme des traces », à paraître prochainement sur Amazon.
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Mahjoub Lotfi Belhedi
Chercheur en réflexion stratégique optimisée IA // Data scientist & Aiguilleur d’IA
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