Dans un paysage artistique saturé de filtres, de selfies et d’objets «instagrammables», l’œuvre de Salma Mbarek surgit comme une déflagration silencieuse. Elle ne cherche pas à plaire. Elle ne cherche même pas à choquer; elle hurle… en bleu. Et ce hurlement, personne ne l’entend, mais tout le monde le sent.
Manel Albouchi *
Un cri sans son.
Un corps sans voix.
Une vérité sans fard.
Ce que propose Salma Mbarek avec son œuvre exposée depuis le 27 mai et jusqu’au 9 juin 2025, dans le cadre de l’exposition collective « Narration immersive », à la galerie Aire Libre à l’espace El Teatro, à Tunis, ce n’est pas un simple tableau, c’est un corps figé sous tension. Une scène primitive. Sur une toile noire, une forme humanoïde bleue, doigts crispés, semble jaillir, ou plutôt se débattre, s’agripper désespérément à la surface de l’existence. Le bras tendu, les doigts trempés de paillettes bleues, tentent d’émerger, comme si le corps voulait s’extraire d’un enfermement invisible, mais insupportable.
Les paillettes brillent. Mais ce n’est pas glamour. C’est tragique. Comme les dernières illusions d’un moi fracturé entre désir de lumière et besoin de disparition. C’est un appel à l’aide gelé dans la matière.
Un écho à Edvard Munch : «Je sentais un cri infini qui passait à travers l’univers et qui déchirait la nature.»
Le cri est de retour, mais il a changé de forme. Il n’est plus une bouche béante. Il est un corps entier : bleu, tendu, muet.
Le bleu de Van Gogh : entre angoisse et lucidité
Ce bleu-là n’est pas décoratif, il est psychique. Il rappelle celui de Van Gogh, le bleu des nuits sans sommeil, des pensées qui tournent, des émotions sans abri. C’est le bleu de l’âme quand elle n’a plus d’endroit où se poser. Le bleu de l’intensité, de la solitude, du refus de tricher.
Et dans ce corps en tension, chacun reconnaît une part de lui-même : ce que l’on a voulu cacher, oublier, taire. Mais que le corps, lui, n’a jamais oublié.
«Le corps n’oublie rien», écrivait Bessel van der Kolk. Cette œuvre en est la preuve vivante. Ce que la parole ne dit pas, le corps le crie. Et ce cri, chez Salma Mbarek, prend forme, devient matière, pèse, dérange, bouleverse. Ce n’est plus une toile : c’est un symptôme. Une scène psychique mise à nu.
Le bras tendu n’est pas un simple geste : c’est l’archétype jungien du moi qui tente d’émerger de l’inconscient collectif. La toile noire devient la matrice, le ventre sombre d’un monde trop lourd.
Le bleu est l’âme.
Le geste est le souvenir.
Le corps est le cri.
Quand le showbiz se tait… l’inconscient parle
Dans un monde artistique dominé par la tendance, la rentabilité et l’image «bankable», cette œuvre est une révolution silencieuse. Salma Mbarek refuse les conventions. Elle ne vend pas un style : elle offre un choc.
Et ce choc, c’est peut-être ce qu’il manquait à la scène tunisienne, trop sage, trop lisse, trop calculée. Elle ne fait pas de l’art. Elle fait un acte psychanalytique. Elle extériorise l’intime. Elle montre l’envers du décor. Elle fait sauter les filtres. Et dans ce geste brut, viscéral, elle nous rappelle que l’art peut être une thérapie collective, un miroir de l’inconscient d’un pays.
Une étoile bleue dans la nuit tunisienne
Salma Mbarek ne cherche pas la lumière médiatique. Elle crée de l’ombre pour faire émerger le vrai. Elle ne peint pas le monde : elle dissèque les blessures invisibles. Elle ne décore pas : elle dévoile.
Avec ce corps bleu qui crie, elle entre dans la lignée des artistes qui ne mentent pas. Ceux qui mettent le doigt là où ça fait mal. Ceux qui parlent pour ceux qui ne peuvent plus parler. Ceux qui réveillent ce que la société voudrait anesthésier.
Et ce bleu, ce bleu si fort qu’il semble vivant, devient un code couleur de l’âme tunisienne contemporaine : entre douleur contenue, fatigue de lutter, et désir incandescent d’exister autrement.
* Psychothérapeute, psychanalyste.
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