On a englouti notre passé comme on avale une légende familiale.
Comme un enfant qui regarde son père avec des yeux incapables d’imaginer ses failles, nous avons sanctifié ce qui fut. Dans ce regard fi gé, les anciens ne pouvaient ni se tromper ni commettre de faute : ils étaient au-dessus du péché, au-delà de l’erreur.
Et c’est précisément là que le piège s’est refermé.
À force de protéger notre mémoire de toute critique, nous avons rendu impossible l’évaluation lucide du passé.
Nous n’avons pas osé trier l’héritage, ni jeter ce qui alourdissait notre marche. Sans futur clair pour l’éclairer, ce passé est devenu une relique ; sans attaches solides pour le présent, il flotte dans nos discours comme une vérité sacrée mais inutilisable. Entre-temps, nous nous sommes laissé séduire par deux promesses concurrentes.
D’un côté, un libéralisme « propre » sur le papier, censé libérer l’individu et stimuler l’innovation, mais qui, ici, se traduit souvent par un marché mal régulé et un affaiblissement du bien commun. De l’autre, un coopérativisme affiché, paré des mots de solidarité et de développement partagé, mais qui, dans la pratique, se heurte à la méfiance, à la bureaucratie et parfois au détournement. Résultat : nous évoluons dans un magma socio-économique nébuleux.
Les gouvernants naviguent à vue, incapables de tracer une vision claire du futur. Les gouvernés, eux, oscillent entre nostalgie et fascination pour des modèles importés, sans réussir à enraciner leur propre projet.
Et la culture, dans tout cela ?
Elle devrait être l’outil par excellence pour créer du sens, pour relier passé, présent et futur. Mais elle se réduit trop souvent à consommer les restes : des héritages figés, des formes répétées, des créations calibrées pour plaire aux bailleurs. La création véritable, celle qui bouscule et qui ouvre des perspectives, est reléguée aux marges. Or, sans culture vivante, nous devenons des animaux de ferme : nous nous nourrissons, nous produisons, mais sans jamais nous demander quoi, pour qui et pour quoi.
Ni vraiment libres, ni réellement sociaux, nous nous réfugions dans des normes héritées de nos origines tribales.
Et au lieu de les transformer en force collective, nous les recyclons en réflexes de clientélisme, où l’allégeance compte plus que la compétence, et où l’intérêt immédiat efface toute vision d’avenir. Nous ne pourrons pas avancer tant que nous continuerons à traiter notre passé comme une icône intouchable, notre présent comme un bricolage, et notre futur comme un pari incertain.
Il nous faut retrouver la force d’oser évaluer, choisir, et créer. Car sans cela, nous resterons éternellement cet enfant qui regarde son père, admiratif, mais incapable de grandir.
Article de Ilyes Bellagha
Cet article est disponible dans le mag de l’Economiste Maghrébin n 926 du 27 août au 10 septembre 2025
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