La décision américaine d’instaurer un droit de douane de 25 % sur les exportations tunisiennes, notamment dans des secteurs clés comme l’huile d’olive, marque un tournant majeur dans les relations commerciales entre la Tunisie et les États-Unis. Cette mesure protectionniste, motivée par un rééquilibrage commercial, aura des effets immédiats et à moyen terme significatifs sur l’économie tunisienne. Sami Jallouli, politologue, dresse un état des lieux dans une interview exclusive à leconomistemaghrebin.com. Interview.
Quels sont les effets immédiats et à moyen terme de l’instauration d’un droit de douane de 25 % par les Etats-Unis sur les exportations tunisiennes, notamment dans les secteurs clés comme l’huile d’olive ?
Sami Jallouli : Afin de mieux comprendre les enjeux soulevés, il convient de les replacer dans leur contexte général. La Tunisie est un partenaire important des Etats-Unis sur les plans politique, sécuritaire et économique. Et ce, avec des relations solides qui remontent aux débuts de l’indépendance et à l’émergence des Etats-Unis sous leur forme actuelle.
En 2024, la valeur totale des exportations tunisiennes s’élève à environ 1,1 milliard de dollars; avec une balance commerciale qui est globalement excédentaire pour la Tunisie de 620 millions de dollars. La Tunisie est le premier exportateur mondial de dattes vers les Etats Unis. Elle est son premier fournisseur en huile d’olive. Nous exportons également de la céramique, des produits textiles et artisanaux, des produits électromécaniques, des produits chimiques et miniers, même des robots à des fins de sécurité. La plupart de ces produits sont exonérés de droits d’importation.
Il faut admettre que notre législation a précédé son homologue américaine en imposant des taxes douanières exorbitantes, pouvant atteindre 55 %, sur les produits américains. Pendant des décennies, ce pourcentage (55%) n’a pas été remis en question ni révisé par l’administration américaine, pour au moins deux raisons principales.
Premièrement, les exportations tunisiennes vers les Etats-Unis n’ont aucun impact sur la capacité d’absorption du marché américain et ne portent aucun préjudice à l’économie américaine. Le chiffre de 1,1 milliard de dollars est un chiffre dérisoire comparé aux exportations d’autres pays vers le marché américain. Il suffit de savoir que les exportations d’un pays comme l’Allemagne vers les Etats Unis pour 2024 ont atteint environ 188 milliards de dollars. Par conséquent, le prétexte d’un déficit commercial américain avec la Tunisie est peu convaincant.
La deuxième raison est que les Etats-Unis ont ignoré, ou plutôt autorisé, l’exportation de produits tunisiens sans prendre des mesures de réciprocité, dans le but de soutenir l’économie tunisienne en lui ouvrant le marché américain et en lui accordant des privilèges douaniers exceptionnels. Ce qui réduit une partie du soutien direct que les Etats Unis apportent à la Tunisie, malgré la faiblesse de ce soutien par rapport au soutien financier, militaire et fiscal qu’ils accordent à d’autres pays.
Revenons maintenant à votre question sur l’impact de la décision américaine sur l’économie tunisienne : naturellement, cette décision aura un impact direct et profond sur les exportations tunisiennes vers les Etats-Unis.
Parmi les impacts directs (à court terme), il y aura une baisse de la compétitivité des produits tunisiens. Bien que l’huile d’olive tunisienne est largement importée aux Etats-Unis qui font partie des principaux marchés; après l’entrée en vigueur de nouveaux droits de douane, elle deviendra plus chère pour les consommateurs américains que les huiles d’autres pays (comme l’Italie, la Grèce et l’Espagne), qui ne sont peut-être pas soumis aux mêmes droits de douane. Cette mesure entraînera une baisse de la demande américaine pour les produits tunisiens, aggravera également le déficit commercial de la Tunisie et pèsera sur les réserves de devises. Ce qui aura des répercussions négatives pour certains exportateurs et agriculteurs, qui pourraient être contraints de réduire leur production et leurs prix, réduisant ainsi leurs marges bénéficiaires.
Comment la Tunisie peut-elle répondre à cette mesure protectionniste américaine pour préserver sa compétitivité sur le marché américain et négocier un rééquilibrage commercial?
La situation n’est pas simple, mais en même temps, elle n’est pas difficile. Dans quelques jours, nous pourrions être devant le fait accompli. Nous devons l’affronter, mais nous ne disposons pas de moyens de pression. Notre marge de manœuvre est très faible et nous devons rechercher rapidement des options et des alternatives sans s’enliser dans la riposte, comme certains le préconisent, en augmentant les taxes sur les importations américaines. Penser à cela ne mènerait qu’à des querelles politiques stériles et préjudiciables aux intérêts de la Tunisie.
Toute solution doit être exempte de toute pensée émotionnelle ou de toute rhétorique populiste. Nous sommes confrontés à un problème économique qui doit être résolu par des moyens techniques et pragmatiques.
Certains réclament une réponse sévère à la décision américaine. Une telle mesure est inenvisageable. D’autres appellent à la fermeture du marché tunisien aux produits américains et menacent les Etats Unis de multiples alternatives. Ce sont des solutions absurdes. Ces revendications ne sont pas formulées par des experts, mais par des populistes.
Nous devons poursuivre notre collaboration avec l’administration américaine et être actifs politiquement, par le biais de groupes de pression et de lobbies américains. De même qu’il faut entamer des discussions sérieuses avec l’administration Trump pour obtenir des exemptions ou de revoir sa décision.
Il semble que nous n’ayons pas encore constaté de commentaire, ni même d’intérêt, de la part du gouvernement tunisien concernant la décision américaine. C’est déconcertant, surtout lorsqu’il s’agit d’une question aussi importante pour notre pays, contrairement à d’autres pays, où les discussions se poursuivent sans arrêt pour trouver des solutions, en collaboration avec des experts qui analysent et proposent des alternatives. En Tunisie, nous avons l’impression que ce sujet ne nous concerne pas du tout.
En tout état de cause, il existe des solutions qui peuvent être initiées et qui nécessitent une décision audacieuse et urgente. Parmi ces solutions, mais sans s’y limiter :
- Premièrement, nous devons sérieusement envisager de réduire les droits de douane sur certains produits américains. Cela nous permet de mieux comprendre les points de désaccord et d’ouvrir la voie à une approche commune et équitable.
- Deuxièmement, nous devons réduire l’impôt sur les sociétés à un taux entre 10 et 15 %. Cette réduction offrirait une bouffée d’oxygène à très grand nombre de nos entreprises où elles pourront investir dans le recrutement des talents, l’innovation et le marketing international. Il est également nécessaire d’établir une liaison aérienne directe avec les Etats-Unis pour faciliter les déplacements des hommes d’affaires et tisser des liens avec les professionnels des médias et les décideurs économiques et politiques et les inviter à visiter notre pays. Les Etats-Unis est le plus grand marché de consommation au monde.
- Troisièmement, nous devons également rechercher de nouveaux marchés en Europe, en Chine, au Japon, dans les pays du Golfe ou en Afrique. Par exemple, en République Démocratique du Congo, pays riche en mines et en ressources naturelles, l’huile d’olive est un produit de luxe. C’est un marché auquel il faut accéder.
- Quatrièmement, notre tissu économique est en voie de s’affaisser. Un programme de réhabilitation plus urgent est nécessaire. Un programme qui soutient techniquement, fiscalement et financièrement l’ensemble de la chaîne de production, de transformation, d’innovation, de logistique et d’exportation.
Si nous voulons vraiment sortir de cette situation, nous devons nous lancer sans délai dans un programme de réformes profondes et radicales.
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