Dans cet entretien, Nizar Yaïche, ancien ministre des Finances, livre une analyse lucide et engagée et propose une réflexion structurée sur les enjeux majeurs qui redéfinissent l’ordre mondial. C’est l’occasion aussi de proposer quelques voies possibles pour la Tunisie.
Quelles sont les dynamiques qui redéfinissent l’ordre mondial actuel ?
Aujourd’hui, le monde traverse une période de transformations profondes et complexes. Les tensions géopolitiques s’intensifient, notamment avec une explosion des budgets militaires et une redéfinition des alliances traditionnelles. Les États-Unis, en particulier, adoptent des politiques protectionnistes et réorientent leurs priorités économiques et sécuritaires, ce qui bouleverse les équilibres mondiaux.
Sur le plan économique, les déséquilibres structurels demeurent inquiétants : la dette publique américaine dépasse 36 trillions de dollars, avec un service annuel de cette dette de 850 milliards de dollars et un déficit commercial supérieur à un trillion de dollars. Ces chiffres illustrent des fragilités profondes, loin d’être de simples turbulences passagères. Parallèlement, la montée en puissance de l’intelligence artificielle, la transition numérique accélérée et les défis climatiques imposent une refonte des rapports inter nationaux et des modèles de développement.
En outre, le monde est confronté à une recomposition où les anciennes puissances peinent à combler les écarts économiques, tandis que les nouvelles technologies et les enjeux environne mentaux redessinent les priorités globales.
Quel bilan peut-on tirer du partenariat Tunisie-Union européenne après trente ans ?
Le partenariat entre la Tunisie et l’Union européenne, qui s’apprête à célébrer ses 30 ans, présente un bilan contrasté. Si l’Accord d’association a favorisé une progression des échanges commerciaux, les résultats restent largement en deçà des ambitions initiales. Sur les plans économique et politique, les attentes n’ont pas été pleinement satisfaites.
Et ceci, on le constate via plusieurs obstacles persistants, notamment les quotas d’exportation d’huile d’olive imposés par l’UE, qui limitent le potentiel agricole tunisien, ainsi que des questions liées à la souveraineté économique dans des secteurs stratégiques, à l’instar de l’agriculture. Ce qui freine l’émergence d’un partenariat équilibré. Ainsi, pour un renouvellement profond du partenariat, il faut que ce soit fondé sur l’égalité, le respect mutuel et la résolution des différends, afin de bâtir une relation adulte, équilibrée et tournée vers l’avenir.
Quels secteurs peuvent servir de leviers à une coopération renouvelée ?
Pour relancer la coopération tuniso-européenne, il est important d’identifier deux secteurs clés : l’énergie et la technologie.
Énergie propre : La Tunisie possède un potentiel exceptionnel dans les énergies renouvelables, notamment le solaire et l’éolien. Ce positionnement géo graphique et naturel peut faire du pays un fournisseur stratégique d’énergie propre pour l’Europe, participant ainsi à la transition énergétique mondiale. Technologie et numérique : il est important d’investir dans l’intelligence artificielle (IA) et les infrastructures numériques. Il faut se rappeler en effet que la Tunisie, grâce à ses compétences, peut se repositionner comme un acteur incontournable dans ces secteurs d’avenir. En d’autres termes, il est important de miser sur ces deux axes qui permettraient à la Tunisie de renforcer sa coopération avec l’Europe tout en s’insérant dans les chaînes de valeur mondiales.
Comment repenser la relation euro-africaine et la gestion de la migration ?
Il convient de noter que la crise migratoire n’a pas encore atteint son paroxysme et que les flux migratoires risquent de s’intensifier sous l’effet des déséquilibres démographiques, de la pauvreté et des changements climatiques.
D’où, l’urgence d’attaquer les causes pro fondes de la migration, notamment les dettes insoutenables des pays africains, les déséquilibres démographiques, les politiques monétaires européennes restrictives. Il est important de prôner une coopération axée sur le développement partagé, la création d’emplois et la valorisation des ressources locales, plutôt qu’un simple contrôle sécuritaire des frontières.
La Tunisie peut-elle jouer un rôle stratégique dans le nouvel ordre mondial ?
La Tunisie a un rôle stratégique à jouer, à condition d’adopter une vision proactive et ambitieuse. Grâce à ses ressources humaines qualifiées, sa position géographique au carrefour de l’Europe et de l’Afrique, ainsi que son potentiel dans les secteurs de l’énergie et du numérique, le pays peut devenir un trait d’union essentiel entre les deux continents.
Aujourd’hui, il est important d’investir dans l’éducation, la recherche, l’innovation et de renforcer la diplomatie économique. La Tunisie doit s’insérer intelligemment dans les chaînes de valeurs mondiales et négocier des partenariats équitables, évitant ainsi les pièges de la dépendance ou de la marginalisation.
Quels sont les chantiers prioritaires pour la Tunisie dans ce contexte ?
Pour réussir son insertion dans le nouvel ordre mondial, il y a plusieurs axes prioritaires :
• Modernisation du système éducatif : former des talents adaptés aux métiers de demain, notamment dans l’intelligence artificielle et les technologies vertes.
• Politique industrielle ambitieuse : orientée vers la valeur ajoutée et l’innovation.
• Renforcement de l’écosystème entrepreneurial : attirer les investissements étrangers dans les secteurs stratégiques. •Diversification des partenaires économiques : s’ouvrir davantage à l’Afrique subsaharienne et à l’Asie.
• Diplomatie proactive : défendre activement les intérêts tunisiens sur la scène internationale.
En somme, il s’agit de tracer la voie à une Tunisie ambitieuse, consciente de ses défis, mais résolument tournée vers l’avenir. Face à un ordre mondial en recomposition, la lucidité, l’audace et la solidarité sont les facteurs clés pour bâtir un partenariat euro-méditerranéen renouvelé et contribuer à l’émergence d’une Afrique forte et souveraine. Plus que jamais, la Tunisie a l’opportunité de s’imposer comme un acteur stratégique, à condition de faire les bons choix et d’investir dans l’intelligence collective.
Cette interview a été réalisée à l’occasion de la 26ᵉ édition du forum de l’Economiste Maghrébin, dans le cadre d’une série de podcasts.
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