Nizar Yaïche : les mutations géopolitiques imposent une réflexion stratégique
Dans un discours magistral, notre keynote speaker Nizar Yaïche, ancien ministre des Finances, fait une lecture lucide des changements géopolitiques et des transformations des modèles économiques qui vont avec, tout en proposant une réflexion stratégique quant à la position de la Tunisie dans un contexte en pleine évolution.
Voici une transcription intégrale de cette intervention.
Nizar Yaïche propose de faire quelques projections pour répondre à un certain nombre de questions. En premier lieu celles qui nous interpellent suite à l’élection de la nouvelle administration Trump. On parle de nouveaux droits tarifaires mis en place, on parle d’une fracture de l’Occident, on parle de pression sur les icônes de l’enseignement et des grandes universités, notamment américaines, on parle de grands mouvements de réduction de coûts, avec beaucoup d’impact, on parle aussi d’une tournée de Trump au Moyen-Orient, le 1er voyage à l’extérieur des Etats-Unis, on parle de plusieurs trillions de dollars d’investissement et ainsi de suite.
On parle surtout d’une nouvelle relation entre les Etats-Unis et l’Europe, un positionnement assez incompréhensible, du moins de l’extérieur, par rapport à la guerre entre la Russie et l’Ukraine, avec toutes les conséquences que vous connaissez. Tout cela, en affichage, peut paraître assez incroyable, mais je pense qu’il y a une cohérence de fond derrière et qui vient de la première puissance mondiale, celle qui produit aujourd’hui 26 000 milliards de dollars de PIB annuel, donc plus que le quart du PIB mondial. Je pense qu’il est important d’analyser cela sereinement, parce que si on veut parler de projection de la relation entre la Tunisie, l’Europe, l’Afrique, etc., c’est important de dégager ces grands changements et ces grandes tendances.
L’analyse doit être vraiment pertinente et la moins perturbée possible par ces événements.
Analyser les données macroéconomiques des Etats-Unis
Pour moi, le 1er axe d’analyse concerne les données macroéconomiques des Etats-Unis. Cela explique, à mon avis, une grande partie de ce qui se passe. Aujourd’hui, les Etats-Unis ont une dette de 36 000 mil[1]liards de dollars. Non seulement la dette a augmenté, mais en plus, suite au resserrage des politiques monétaires, le service de cette dette a également augmenté ; il dépasse maintenant les 850 milliards de dollars.
Il faut donc trouver les financements – entre 6 et 7 trillions de dollars – pour refinancer une partie de la dette. Tout cela va de pair avec un déficit commercial qui avoisine aussi le 1 trillion de dollars. Sur les 10 prochaines années, beaucoup d’études, beaucoup d’analyses indiquent que les Etats-Unis devraient atteindre un niveau d’endettement de 48 trillions de dollars. Certaines parlent même de 53 trillions de dollars. Avec un service de la dette qui devrait augmenter en conséquence.
C’est le premier élément, à mon avis, que l’administration Trump a retenu et qui justifie largement la compréhension des actions qu’elle est en train de mener. Les Etats-Unis ont beaucoup perdu sur le terrain de l’industrie, notamment vis-à-vis de la Chine, qui représente désormais 37% de l’industrie mondiale. C’est une indus[1]trie fortement dépendante de la technologie, mais surtout du positionnement du dollar sur les marchés financiers. Ce dollar qui, en parallèle, a perdu beaucoup de son influence sur les 7-8 dernières années.
Il reste toujours la monnaie de référence en termes de flux, mais il ne représente désormais que 62-63% de la part du dollar dans le monde, avec des pressions encore plus grandes qui viennent des BRICS.
On constate là l’effet ciseaux qui se prépare. Selon Nizar Yaïche l’agressivité apparente des actions que mène l’administration américaine actuellement n’est que le reflet de la compréhension et de la gravité des scénarios qui se préparent.
C’est ainsi que j’analyse cette agressivité par rapport à l’optimisation des coûts, pour aller chercher des financements extérieurs, des investissements directs étrangers, etc.
La Chine devance tout le monde
De l’autre côté, la Chine se prépare à un 42% des parts de l’industrie mondiale d’ici 5 ans. Elle figure déjà au 1er rang lorsqu’il s’agit de PIB en parité de pouvoir d’achat. Il devait dépasser celui des Etats-Unis d’ici 2030 et peut-être d’ici 2035 en valeur absolue équivalent dollar.
Il y a une quinzaine d’années, il y avait à peine 26 ou 27 universités chinoises qui figuraient dans le top 500 des plus grandes universités mondiales. Aujourd’hui, il y en a une cinquantaine de plus. Et ça, bien sûr, c’est de la recherche et développement, de la création des richesses de demain.
Nous le savons tous, 80% de la création des richesses dans le monde au cours des 30 dernières années proviennent de la recherche et développe[1]ment, de l’innovation, etc. La Chine, clairement, est en train d’avancer sur ce point. Elle devance presque tout le monde, dans presque tous les domaines.
L’Europe entre les deux
Encerclée par ces deux puissances, l’Europe a beaucoup de soucis à se faire. Elle essaie de pousser vers la régulation, elle essaie de relancer le débat par rapport à tout ce qui est lois internationales. Et elle est face à une guerre qui coûte très cher. En plus, il y a un revirement, notamment au sujet du positionnement des Etats-Unis par rapport à l’OTAN. Depuis, on parle de plan de réarmement de l’Europe de 800 milliards d’euros, qu’il faudra trouver malgré les déficits structurels qu’elle connait actuellement.
Cela va l’obliger à faire appel à du quantitative easing, et donc à la planche à billets, ce qui affectera tous ceux qui utilisent l’euro, dont la Tunisie, qui sera directement ou indirectement touchée.
Pour Nizar Yaïche il y a Fragmentation du Grand Sud
Entretemps, on parle beaucoup du Grand Sud. Mais est-il homogène aujourd’hui ? Non, il est fragmenté, il y a de nombreux « Grand Sud » : les BRICS, les Non-alignés… Depuis la pandémie de Covid, nous avons compris que nous vivons dans un monde qui ne protège pas les mêmes personnes, avec les mêmes normes et les mêmes règles. On l’a vu quand il s’est agi de vaccination, il ne faut pas l’oublier. Nous avons vu aussi un système financier international qui n’est pas du tout juste.
Nous avons pu mesurer à quel point il n’était pas juste suite à l’inflation importée, qui a commencé bien avant la guerre en Ukraine.
Suite à la hausse des prix, la Fed, la Banque centrale européenne, ont pratiqué des resserrages monétaires, des augmentations de taux directeurs, jusqu’a 5,5 pour le dollar, 4,5 pour l’euro, qui ont énormément impacté les pays du Grand Sud. Et lorsque je dis énormément, cela se quantifie en centaines de milliards de dollars rien qu’en service de la dette, sans parler des augmentations des prix des denrées de première nécessité.
D’ailleurs, on ne peut rien reprocher aux experts de la Fed et de la Banque centrale européenne. C’est ainsi que marche le système et c’est précisément ce système que je conteste, que je critique aujourd’hui.
Dans le Grand Sud, nous avons pu mesurer la faiblesse du bloc arabo-musulman, notamment par rapport à ce qui se passe à Gaza. C’est malheureux, mais c’est un fait. Nous n’avons même pas été capables de mettre la pression, rien que pour faire entrer les aides humanitaires pour ces 2 millions de personnes qui vivent dans une prison depuis maintenant des décennies.
Nizar Yaïche espère qu’avec ce qui se passe, les Arabes et les musulmans auront retenu au moins la leçon de l’importance d’un travail collectif, d’un travail en commun, qui, pour moi, restera la meilleure stratégie de collaboration, même si je conçois parfaitement que c’est très compliqué, compte tenu des éléments de terrain. Je parle là d’une vision pour les 25, 30, 40 ans à venir.
Augmentation significative des dépenses militaires
Quand on parle de tensions géopolitiques, on pense automatiquement à une augmentation significative des dépenses militaires. Aujourd’hui, on parle de 2,4 trillions de dollars par an en dépenses militaires. Rappelons que 2024 a été l’année où il y a eu le plus de conflits armés dans le monde depuis 1945. Cette tension géopolitique palpable nous a éloignés d’enjeux plus importants. On ne parle même plus de la pauvreté dans le monde, qui gagne du terrain. N’oubliez pas qu’aujourd’hui 720 millions de personnes vivent sous le seuil de pauvreté, avec moins de 2,15 $ par jour pour se nourrir, se loger, payer l’éducation des enfants…
2024 a été aussi l’année la plus chaude jamais enregistrée depuis qu’on a commencé à mesurer scientifiquement le réchauffement climatique, avec tout ce que cela a comme impact sur la croissance, la démographie, le bien-être des gens. On en a vu les conséquences ici, en Tunisie. Nous observons aussi de plus en plus de changements démographiques. Dans une vingtaine d’années, la population en Afrique va doubler, avec tous les défis à relever pour l’éducation, la santé, etc. En parallèle, il y a le phénomène de vieillissement de la population dans plusieurs pays, notamment dans le Grand Nord, comme au Japon, en Italie ou en Espagne. Tous ces phénomènes nouveaux sont de véritables enjeux qui sont censés être traités d’une manière cohérente, collective, avec une bonne gouvernance mondiale, avec des lois…
Malheureusement, nous sommes en train d’observer, plutôt l’inverse, c’est-à[1]dire l’affaiblissement de tout ce qui est lois internationales, y compris les lois humanitaires, l’affaiblissement de tout ce qui est ONU, OMS, OMC… La liste est longue.
Un axe Nord-Sud d’une importance cruciale
Il faut se projeter dans l’avenir en ayant en tête tous ces éléments-là, en ayant en tête l’importance cruciale d’un axe Nord-Sud conçu sur une nouvelle base. Je peux vous dire que les petits résultats que nous avons réalisés en termes d’immigration vers le nord, je parle d’immigration clandestine, n’est que le traitement symptomatique d’un phénomène beaucoup plus grave.
Nizar Yaïche estime que le véritable problème migratoire n’a pas encore commencé. Nous n’avons traité aucun des problèmes structurants derrière la crise migratoire. Avons-nous réglé les problèmes économiques de ces pays – les pays africains – ou les problèmes sociaux ? Est-ce que nous sommes en train de les aider à se protéger, à investir ? Bien au contraire, le resserrage des politiques monétaires que j’ai évoquées tout à l’heure ont alourdi leurs dettes. Aujourd’hui, peut-être une quarantaine, une cinquantaine de pays sont soit dans une situation de surendettement, soit qu’ils vont l’être dans les prochaines années. Et cela va automatiquement réduire leur action, leur marge de manœuvre. Nous avons parlé lors du Forum de l’Accord Tunisie-UE.
Nizar Yaïche pense qu’il faut maintenant le revoir et le concevoir sur de nouvelles bases qui confirment l’intérêt important et significatif d’un axe Nord-Sud. Un axe où la Tunisie peut jouer un rôle prépondérant entre l’Europe et l’Afrique. Elle peut jouer le rôle d’un gateway, d’une plateforme de développement dans le domaine technologique, de l’IA, des data centers. Elle peut le faire tout en consolidant sa position sur les marchés classiques, y compris pour l’huile d’olive et autres secteurs. Le problème fondamental pour les Européens, d’ici 25, 30 ans, c’est le problème de la compétitivité à long terme et notamment entre les deux blocs, américain et chinois. Et pour cela, je pense que la Tunisie peut apporter des éléments de solution, notamment sur le volet énergétique. J’espère, vrai[1]ment, que nous allons démarrer, ensemble, un nouveau projet, avec une nouvelle ambition, pour fournir à l’Europe, à partir de la Tunisie, de l’énergie propre à moindre coût. Nous sommes capables de le faire.
Cet article est disponible dans le mag de l’Economiste Maghrébin n° 921 du 4 au 18 juin 2025.
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