Entre littérature et musique, entre Tunisie et ailleurs, Wafa Ghorbel incarne une voix rare, à la fois fragile et puissante. Universitaire, romancière et chanteuse, elle explore dans son œuvre les silences et les révoltes, les blessures et les renaissances. Une artiste aux multiples facettes qui refuse les cases et les compromis, portée par une quête de vérité et de liberté. Dans cet entretien, elle se dévoile sans fard, évoquant avec lucidité et passion son parcours, ses combats et sa vision de la création au féminin. Un dialogue où résonnent les échos du jasmin noir, des dunes et des chants intérieurs…
Pourriez-vous vous présenter aux lecteurs de L’Économiste Maghrébin ?
Je suis Wafa Ghorbel, romancière, universitaire et chanteuse, trois expressions d’un même souffle. Née en Tunisie, j’ai traversé des territoires
multiples, géographiques et intimes, que je cherche à raconter dans mes livres et mes chansons. Mes romans, Le Jasmin noir, Le Tango de la déesse des dunes et Fleurir, explorent les liens entre mémoire, traumatisme, exil, traditions, féminité, art et résilience.
Je crois que la littérature et la musique (mais également la peinture – que je pratique humblement – ainsi que toute autre forme d’expression artistique) sont des espaces où l’on peut dire l’indicible, rendre visible l’invisible, toucher des vérités souvent tues. Chaque texte, chaque note, chaque forme, chaque couleur est une invitation à écouter ce qui se cache derrière le silence.
Vous êtes à la fois chanteuse et romancière. Est-il facile, aujourd’hui, d’être une femme occupant ces deux rôles ? Une bénédiction ou un défi ?
Je dirais : les deux à la fois, une bénédiction et un défi. Une chance précieuse, mais aussi un combat quotidien. La société attend encore des
femmes qu’elles se définissent par un seul rôle, une seule fonction. Être une artiste aux multiples facettes peut dérouter, déranger… ou fasciner. Mais cela implique souvent une forme de solitude. Pourtant, je ne me vois pas autrement, quitte à avancer seule. Je refuse de cloisonner ma créativité. Il y a des jours où l’écriture s’impose, d’autres où c’est ma voix qui cherche à percer. Ce qui est difficile, ce n’est pas de conjuguer les deux (voire les trois : je suis également universitaire), mais de le faire dans un monde qui valorise la productivité, l’image rapide, l’instantané, et qui laisse peu de place à la lenteur, à la profondeur, à l’exploration intérieure.
Être écrivaine est généralement bien accepté. Être chanteuse, en revanche, dérange souvent davantage, notamment dans le milieu universitaire, comme si le corps, la voix, l’expression scénique rendaient la femme trop visible, trop libre, comme si chanter n’était pas une activité assez sérieuse pour une enseignante. En tant que femme, il faut donc aussi naviguer dans un milieu artistique encore traversé par de nombreuses inégalités. Mais cette tension donne de la force. Elle m’oblige à rester entière, indocile, authentique.
Comment analysez-vous la représentation des femmes dans la littérature tunisienne d’expression française ?
La littérature tunisienne d’expression française s’affirme de plus en plus, avec des voix de femmes qui osent sortir des sentiers battus, qui refusent les caricatures ou les assignations. Ces dernières années, une littérature plus incarnée, plus intime, a vu le jour. On y lit des récits de femmes qui parlent d’elles-mêmes, de leurs corps, de leurs blessures, de leurs désirs,
sans filtre ni complaisance. Mes romans, Le Jasmin noir, Le Tango de la déesse des dunes et Fleurir, explorent tous les trois ces questions dans toute leur complexité : les lois et traditions qui régissent encore la vie des femmes tunisiennes, les violences liées au viol, certaines pratiques ancestrales, les mariages forcés des mineures, ainsi que le poids des familles qui, tout en aimant, peuvent étouffer ou blesser. Ces thématiques ne sont pas seulement sociales ou politiques, elles sont profondément intimes, et c’est à travers ce prisme que la littérature donne chair à ces réalités urgentes. C’est cette parole forte, nécessaire et plurielle que je tente d’incarner, avec l’attention à ne jamais
réduire la femme à un simple symbole, mais à lui rendre toute sa complexité et sa résistance.
Une femme écrivain peut-elle, selon vous, mieux défendre la cause des femmes qu’un homme ?
Elle peut sans doute en parler avec une forme de justesse qui vient de l’intérieur. Non pas parce qu’elle serait automatiquement plus engagée ou plus légitime, mais parce qu’elle écrit à partir d’une expérience vécue, d’un corps traversé, d’un quotidien marqué par des injonctions, des luttes ou des silences. Cela dit, je ne crois pas que l’écriture ait un genre figé. Certains hommes parviennent à écrire le féminin avec une grande finesse, une écoute sincère, une attention à ce qui échappe aux regards ordinaires, même à ceux des
femmes. Ce qui compte, c’est la qualité du regard, la capacité à écouter, à transmettre une vérité humaine, au-delà des appartenances. Défendre la cause des femmes n’est pas une affaire de sexe, mais d’engagement, de lucidité et de sensibilité.
Quel est votre regard sur la situation actuelle des femmes en Tunisie ?
Je ressens, d’un côté, une admiration profonde, et de l’autre, une inquiétude qui surgit par moments. Admiration pour la force, la
combativité, l’intelligence des femmes tunisiennes qui, malgré les obstacles, continuent d’avancer, de créer, de s’exprimer, d’occuper l’espace
public, de porter leurs familles, leurs métiers, leurs rêves. Mais inquiétude aussi, car les acquis restent fragiles. Depuis la révolution tunisienne, j’ai compris qu’on commence toujours par s’en prendre aux femmes quand on veut changer une société. Les lois progressistes ne suffisent pas toujours à les protéger dans la réalité, surtout quand les mentalités ne suivent pas. La violence, les inégalités économiques, les jugements sociaux, les pressions familiales, tout cela pèse encore lourd.
Ce que je perçois, c’est une tension permanente entre un élan de modernité et des résistances profondes, souvent invisibles. Il ne faut jamais relâcher la vigilance. Les femmes tunisiennes valent mieux que la résilience permanente : elles méritent le respect, l’écoute, la reconnaissance pleine et entière de leur humanité.
Pourquoi le métier d’écrivain peine-t-il à faire vivre ses artistes ?
Le métier d’écrivain repose souvent sur une forme d’invisibilité. On admire les écrivains, on les invite à parler de leurs livres, on salue leur
« courage », leur « lucidité », mais on oublie que, derrière les mots, il y a des années de travail, de recherche, de solitude. Et ce travail est rarement rémunéré à sa juste valeur. Le système éditorial, surtout chez nous, est encore fragile. Les tirages sont modestes, la distribution limitée et les lecteurs peu nombreux, en dépit d’un élan indéniable ces dernières années faisant de la lecture un phénomène de mode instagrammable. La culture du livre peine à s’installer durablement, et l’auteur devient un artisan du vivant qui crée souvent sans sécurité.
La plupart des écrivains cumulent plusieurs activités pour survivre. Ils sont enseignants, traducteurs, correcteurs, ingénieurs… Écrire devient un acte presque clandestin, porté par la passion plus que par des perspectives concrètes. Pourtant, sans écrivains, une société perd son miroir, son souffle critique, sa mémoire sensible. C’est une grande contradiction de notre époque : on encense la parole littéraire, mais on la laisse s’épuiser dans le silence économique. Autrement dit : on célèbre les écrivains, mais on ne leur permet pas de vivre de leur art.
Un mot pour clore cet échange ?
J’aimerais vous exprimer ma gratitude pour cet espace de dialogue, pour chaque question qui invite à creuser plus loin que la surface. J’aimerais aussi dire mon espoir. Pas un espoir naïf, mais celui qui persiste même dans les zones d’ombre, celui qui pousse à écrire, à chanter, à transmettre, malgré les doutes et les vents contraires. Je crois profondément que l’art, sous toutes ses formes, peut encore faire
L’article Wafa Ghorbel : « On commence toujours par s’en prendre aux femmes quand on veut changer une société » est apparu en premier sur Leconomiste Maghrebin.