Le Centre tunisien de gouvernance des entreprises (CTGE) relevant de l’IACE a tenu son 7e forum ce samedi, date anniversaire des vingt ans de la promulgation de la loi n°2005-96 relative à la transparence financière. À cette occasion, Fayçal Derbel, Président du CTGE, a présenté les résultats d’une enquête inédite dressant un constat sévère sur l’application du texte, malgré des ambitions initiales louables.
La loi de 2005, inspirée des législations internationales, était une réponse courageuse aux dérives de l’époque, symbolisées par l’affaire Bâtard, qui avait ébranlé la confiance dans les marchés financiers. Son objectif était de rétablir la crédibilité de l’information financière et de renforcer la responsabilité des dirigeants et des commissaires aux comptes. Elle introduisait des mécanismes modernes comme le commissariat collégial, la rotation des commissaires ou la création de comités d’audit.
Pourtant, vingt ans plus tard, M. Derbel dresse un bilan alarmant : « Les dérives financières se sont multipliées, d’un grand scandale avant la promulgation de la loi à plus de dix scandales durant les dix dernières années ». Il cite une banque et une compagnie aérienne en faillite, des sociétés cotées ayant fait faillite la même année, une affaire d’escroquerie pyramidale ayant fait plus de 50 000 victimes, ou encore un courtier exportateur d’huile d’olive ayant laissé des dettes de centaines de millions de dinars. Pour le président du CTGE, ce constat démontre l’« impuissance » du dispositif juridique sans une « application rigoureuse et sans culture de la supervision ».
L’enquête du CTGE : un regard cru sur la profession et les entreprises
Pour objectiver ce diagnostic, le CTGE a mené une enquête auprès de 60 professionnels (experts-comptables) et de 60 sociétés non financières et non cotées. Les résultats, qui seront publiés prochainement dans le détail, révèlent plusieurs points de vigilance.
Chez les experts-comptables, si 74,5 % déclarent avoir refusé des missions par souci d’indépendance, 55 % n’ont pas mis en place de procédure formalisée d’analyse des risques liés à cette indépendance. Plus inquiétant, 78,4 % des professionnels n’ont été soumis à aucun contrôle périodique et indépendant au cours des trois dernières années.
L’exercice du métier est également révélateur : 36 % des commissaires aux comptes déclarent avoir identifié des défaillances majeures dans le contrôle interne des sociétés qu’ils auditent. Cependant, 96 % d’entre eux affirment n’avoir jamais saisi l’Instance nationale de lutte contre la corruption (INLUCC) via des déclarations de soupçon, alors que 41,2 % ont procédé à des révélations de faits de lèse-majesté économique au parquet.
Le principal défi identifié par la profession est unanime : le risque pénal. Les professionnels se sentent pris « entre le marteau et l’enclume », risquant la diffamation s’ils révèlent des irrégularités ou des sanctions s’ils ne le font pas.
Des pratiques d’entreprise qui interrogent la gouvernance
Du côté des entreprises, l’enquête note une confiance affirmée dans le Registre National des Entreprises (RNE), avec 81 % y ayant recours pour communiquer leurs informations financières et 89 % pour s’informer sur leurs partenaires.
En revanche, le processus de désignation du commissaire aux comptes interpelle : 49 % des sociétés le choisissent sur la base de « recommandations » et seulement 15 % dans le cadre d’une rotation de cabinet, pourtant obligatoire. Seulement 9 % des entreprises déclarent avoir changé de commissaire aux comptes en raison d’un soupçon de conflit d’intérêt.
Le commissaire aux comptes, maillon surchargé et sous-protégé
Fayçal Derbel a également pointé du doigt la surcharge insupportable pesant sur les commissaires aux comptes, investis selon lui de « plus de 22 tâches » différentes, allant bien au-delà de la simple certification des comptes. Cette accumulation de missions, souvent redondantes, dilue leur efficacité et alourdit leur responsabilité sans renforcer la protection. Face à ce bilan, M. Derbel appelle à une refonte du modèle de sécurité financière. Il prône le passage d’une « logique de conformité formelle à une culture de la responsabilité partagée » et d’un « contrôle dispersé à une supervision coordonnée ».
La recommandation phare est la création d’un organe de supervision indépendant, sur le modèle du PCAOB américain, une proposition qui traîne depuis plus de dix ans en Tunisie. Parmi les autres réformes suggérées par les professionnels figurent le blocage de l’immatriculation au RNE des sociétés n’ayant pas désigné de commissaire aux comptes et l’instauration de conditions académiques et professionnelles pour le poste d’administrateur.
Le président du CTGE a appelé à transformer « les constats en action » et à faire de la sécurité financière « une réalité vécue et vérifiable » plutôt qu’une « illusion législative ». Le forum s’annonce comme le point de départ d’une réflexion collective pour moderniser les institutions et restaurer la gouvernance comme pilier de la crédibilité économique tunisienne.
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