L’IA au service de la compétitivité du secteur de l’automotive : Défendre la position qu’occupe aujourd’hui la Tunisie
Modéré par Serge Degallaix, ancien ambassadeur de France en Tunisie et directeur général de la Fondation Tunisie pour le développement, le premier panel s’est penché sur la question de « l’Intelligence artificielle au service de la compétitivité du secteur de l’automotive ». Présents pour animer le panel : Mohamed Ben Ahmed, DG de STMicroelectronics Tunisie ; Hichem Turki, CEO de Novation City ; Imène Khanfir, cofondatrice et CTO d’Exypnos ; Mehdi Hadrouchi, directeur du développement commercial chez Focus, et Hajer Chekir, directrice commerciale chez BYD Tunisie. L’assistance répondra à une série de questions sur les mutations technologiques: Dans quelle mesure la Tunisie est impactée par ces mutations technologiques qui touchent tous les maillons de la chaîne de valeur ?
Par rapport à la situation existante, est-ce qu’il y a des préconisations, des recommandations pratiques pour améliorer, ou du moins défendre, la position qu’occupe aujourd’hui la Tunisie dans la chaîne mondiale du secteur de l’automobile ? « En 2025, les exportations du secteur de l’automotive tunisien atteindront 4,5 milliards de dinars. Le secteur assure plus de 100 mille emplois, compte plus de 300 entreprises et a un taux d’intégration de 50% », rappelle Serge Degallaix.
En 2025, les exportations du secteur de l’automotive tunisien at- teindront 4,5 milliards de dinars. Le secteur assure plus de 100 mille emplois, compte plus de 300 entreprises et a un taux d’intégration de 50%», rappelle Serge Degallaix, modérateur du panel. C’est dire l’importance du sujet. Il l’entamera par une question à la représentante de BYD, connue pour être à la pointe du secteur de l’automobile, pour savoir quel serait l’impact des nouvelles transformations sur le secteur automobile tunisien.
Ce n’est pas l’avenir, le présent est désormais électrique, digital et intelligent
« Aujourd’hui, nous vivons une reconfiguration très profonde du secteur automobile mondial, portée par 3 révolutions, à savoir l’électrification, la numérisation et l’intelligence artificielle », répond Hajer Chekir, directrice commerciale chez BYD Tunisie. Et d’ajouter : « Ces trois mutations ont fait que nous vivons un bascule- ment du centre de gravité mondial de l’Europe vers l’Asie. Aujourd’hui, l’Europe stagne, avec moins de 1% de croissance attendue d’ici 2030. En revanche, l’Asie, notamment la Chine, est en pleine expansion. Je prends un exemple, très pertinent, celui de BYD, qui a vendu plus de 10 millions de véhicules électrifiés, électriques et hybrides rechargeables, depuis 2021, dont plus de 4 millions de véhicules électrifiés en 2024. BYD a montré qu’elle a la maîtrise de tout ce qui est batterie, logiciel et, bien sûr, intelligence artificielle, un écosystème qui devient intégré, digital et intelligent. Deuxième mutation : l’électrification. C’est une mutation qui va changer tout le secteur automobile. Ainsi, les ventes mondiales de véhicules électriques ont connu une croissance spectaculaire. On est passé en 2019 de 2,1 millions de véhicules, avec une part de marché de 2,5% du marché mondial, à 17 millions en 2024, avec une part de 22%. D’ici 2030, les ventes atteindront un minimum de 45 à 50 millions de véhicules électrifiés par an, représentant près de 40% du marché mondial, certains marchés dépassant déjà les 40%, à savoir le marché chinois ».
Pour Hajer Chekir, ce n’est pas qu’un changement de moteur. « Un véhicule thermique contient à peu près 40 000 pièces de rechange. Cela inclut le moteur, la boîte à vitesse et tous les autres composants mécaniques qui sont complexes, tandis qu’un moteur électrique ne dépasse pas les 4000 pièces, soit 90% de moins qu’un véhicule thermique. C’est là la preuve de l’impact énorme que ce changement va avoir sur la chaîne de valeur. Nous sommes en train de vivre le déclin de la mécanique, mais la montée de l’électronique, des batteries, du software et de l’intelligence artificielle embarquée. On ne parle plus maintenant de véhicule, on parle plutôt de dispositif connecté, mobile, capable de faire un autodiagnostic, des mises à jour à distance, sans l’intervention humaine. On parle d’OTA (over the air). On parle, pour demain, de conduite autonome. Nous avons déjà des véhicules qui circulent en Tunisie avec une conduite semi-autonome niveau 2 ».
Donc, pour revenir à la question du modérateur, c’est-à-dire quel impact pour la Tunisie, la directrice commerciale chez BYD Tunisie affirme : « Pour le moment, le modèle reste centré sur la sous-traitance mécanique pour l’Europe. Mais l’Europe aussi est en train de se relocaliser, de se digitaliser et d’imposer de nouvelles normes environnementales.
Des signaux positifs
En Tunisie, il y a des signaux positifs: le véhicule électrique est désormais hors quota, hors programme général d’importation, avec des incitations fiscales, à savoir l’exonération des droits de douane, des droits de consommation, avec une TVA réduite à 7% ».
Elle insiste sur ce point : « Tout ça ne suffit pas. Il faut un repositionnement stratégique. Donc, il faut une stratégie qui s’articule principalement autour de trois piliers, à savoir la modernisation industrielle, ou plutôt la digitalisation.
Il faut, d’autre part, créer et développer un écosystème technologique, non seulement énergétique, avec cette transition vers le véhicule électrique, mais aussi développer l’intelligence artificielle embarquée. Il faut impliquer les startups, les universités et, bien sûr, la diversification du marché, à savoir le Maghreb, l’Afrique, le Moyen-Orient, où il y a une adoption progressive des véhicules électriques ».
Et de conclure: « Nous avons les talents, nous avons l’élan, mais nous devons monter en stratégie pour ne pas risquer le déclassement. Je dirais, ce n’est pas l’avenir, mais le présent qui est désormais électrique, digital et intelligent. Et c’est à nous de construire l’avenir ».
L’IA au service du bien-être du conducteur
La parole est maintenant à Imène Khanfir, cofondatrice et CTO d’Exyp- nos, qui offre des solutions informatiques adaptées aux besoins des entreprises. La question est de savoir comment on peut accompagner les entreprises tunisiennes dans cette révolution. « On a, longtemps, rêvé de l’autonoie de la conduite. Aujourd’hui, c’est du réel, et un monde sans accident de la route, ça deviendra, aussi, possible dans un futur proche », répond Imène Khanfir.
Elle s’explique : « Aujourd’hui, dans le secteur automobile, l’IA intervient sur pratiquement toute la chaîne de valeur, de la conception à la production, de la conduite à la maintenance. Dans la conception, par exemple, l’IA peut remplacer les simulateurs physiques qui sont très lourds et très coûteux par des modèles prédictifs. Il y a aussi l’exploration de plusieurs milliers de formes de matériaux qui se font par l’IA et qui peuvent générer des designs qui sont beaucoup plus sûrs, moins chers et plus performants. Je cite l’exemple de Microsoft Azure Quantum Elements. Il a permis de détecter un matériau, parmi 32 millions d’autres, qui peut limiter et diminuer jusqu’à 70% l’utilisation du lithium dans les batteries, ce qui a révolutionné la batterie dans le véhicule électrique. Autre exemple : dans la conduite autonome, l’IA est au cœur de ce qu’on appelle les systèmes d’aide à la conduite par la combinaison des capteurs, des caméras, des données cartographiques. Aujourd’hui, le véhicule intelligent est doté d’une compréhension de l’environnement qui surpasse même celle de l’humain. Il en est de même pour la maintenance : l’IA peut anticiper des pannes de moteur, une usure de freins, même une crevaison de pneus avant que cela ne se produise. Ce qui offre plus de sécurité et de qualité pour la conduite. J’arrive maintenant à l’expérience utilisateur. C’est une facette qui permet de faire de l’habitacle de l’automobile intelligent un espace très agréable à vivre. Désormais, la voiture devient connectée, interactive, digitalisée, équipée de divertissements embarqués. Le paiement embarqué permet de payer le parking, le péage et même le carburant. Le tout avec des assistants vocaux intelligents qui peuvent même être personnalisés selon le conducteur lui-même ».
Plus concrètement, la panéliste revient sur la naissance du dernier « bébé », comme elle dit, d’Exypnos. « C’est Idiris, c’est un produit biométrique qui permet l’identification du conducteur pour permettre le démarrage de la voiture. Il permet aussi d’ajuster sur mesure le siège, le volant ou les miroirs. Plus que ça, il permet de reconnaître la fatigue, l’état de stress. Il peut même alerter en cas de malaise, tout en per- mettant d’analyser le style de conduite. En fait, c’est une IA qui est au service du bien-être du conducteur et qui peut présenter, en même temps, une valeur ajoutée pour les compagnies d’assurance.
Ce « bébé » Idiris est accompagné par Innovation City et la TA qui nous supportent pour le tester dans un environnement automobile. C’est là notre plus grand défi, celui des véhicules connectés et interconnectés, à savoir la cybersécurité. Il y a aussi le défi gigantesque de l’éthique dans l’utilisation des don- nées collectées. Nous aurons, désormais, un nombre infini de données personnelles, dont l’utilisation doit être responsable ».
Se réinventer face à ce changement radical
Sur la même lancée, Mehdi Hadrouchi, directeur du développement commercial chez Focus, essayera, de par son expérience, de situer la Tunisie dans cette nouvelle chaine de valeurs. Il s’agit de savoir quel maillon elle occupe et quelles sont les possibilités de développement.
« Pas mal de chiffres sur l’industrie des composants automobiles en Tunisie ont été mentionnés. Ils dénotent de la réussite de ce secteur qui a su se trouver une place dans la chaîne de valeur mondiale de l’industrie automobile. Mais je dirais que c’est la chaîne classique », indique-t-il.
Il précise : « La valeur de la voiture, à 80-90%, est axée sur les composants. Mais l’industrie est en pleine mutation, et depuis quelques années, elle est en train de s’accélérer avec l’émergence du software et l’importance qu’il prend dans la chaîne de valeur de l’automobile aujourd’hui. L’IA est venue donner un coup d’accélérateur supplémentaire à cette transformation. Les études disent que d’ici 2030, 40-60% de la valeur d’une voiture, ce serait du software. Le développement n’est plus axé sur les composants ; il est plus axé sur cette expérience utilisateur ».
« Du coup, je pense qu’il y a des questions à se poser, notamment en Tunisie, sur comment on peut se réinventer face à ce changement radical. Je tiens juste à souligner qu’en Tunisie, il y a l’industrie des composants et heureusement, mais pas que. Il y a aussi pas mal de petites pépites sur la partie notamment R&D, engineering et développement software. Je pense que ces sociétés-là doivent être plus valorisées par rapport à l’offre globale de la Tunisie dans le secteur de l’automobile. En fait, on doit faire le tri dans l’industrie automobile, entre l’industrie des composants classiques et la demande future des constructeurs, des équipementiers et autres acteurs majeurs de l’automobile», conclut-il.
Une carte à jouer pour la Tunisie
Le souhait de Mehdi Hadrouchi peut se réaliser en se référant à l’expérience présentée par Mohamed Ben Ahmed, DG de STMicroelectronics Tunisie. Connaissant un peu l’écosystème, il va montrer qu’il y a des petites pépites sur la partie R&D, engineering et développement software qui peuvent faire le trait d’union entre l’industrie automobile, l’industrie des composants et la demande future.
« STMicroelectronics, c’est un groupe européen, d’origine franco-italienne, spécialisé dans le semi-conducteur et l’industrie des composants. La particularité que nous avons par rapport à d’autres acteurs sur le marché, c’est que nous avons un modèle qu’on appelle IDM, à savoir que nous faisons deux choses à la fois : la conception et la fabrication du semi-conducteur. Certains acteurs ne font que la conception et d’autres ne font que la production. Cela nous a donc permis de maîtriser toute la chaîne de valeurs, depuis la conception jusqu’à la sécurisation de la production dans nos usines, mais également de servir nos clients qui sont dans divers marchés, notamment le marché automobile qui pèse à peu près entre 40 et 45% du chiffre d’affaires du groupe ST. Nous servons également d’autres secteurs, notamment celui des téléphones portables et tout ce qui est périphérique PC », dit-il en présentant sa société et son secteur d’activité. Cela dit, où se situe la société par rapport à la Tunisie ?
« ST a investi en Tunisie depuis 2001. Cela fait 24 ans qu’on est là. C’est un investissement recherche et développement au niveau ingénieur. Le site tunisien détient par ailleurs une autre particularité et principalement la conception dans les blocs internes d’un microprocesseur et dans le software embarqué. Cela peut aller du software très bas niveau jusqu’aux softwares industriels capables d’évaluer la plateforme et de choisir celle avec laquelle s’engager pendant les dix prochaines années. C’est, pour nous, quelque chose d’assez stratégique parce qu’en fait, il faut absolument entrer sur un marché. Après, nous restons pour une dizaine d’années. C’est complètement l’opposé du marché « consumeur » où là, chaque année, il y a une nouvelle tendance », indique-t-il, avant de revenir au marché automobile. « Notre spécialité, c’est principalement le software embarqué. Cela fait plus de 20 ans qu’on investit au niveau de l’écosystème tunisien. On est fier des équipes tunisiennes en ce sens qu’aujourd’hui, ce sont des métiers qui sont rares dans le monde entier. On parle des compétences systèmes à la fois matérielles mais également logicielles, avec un peu d’instrumentation. Ces compétences existent dans certains pays, notamment en Afrique, et en Tunisie en particulier.
Dans notre centre, nous sommes à peu près 300 personnes. C’est un centre qui a de l’expérience dans l’investissement au niveau de l’embarqué. Mais je pense aussi qu’il y a de nouvelles opportunités par rapport à la transformation drastique de l’automobile. On parle des deux tendances, l’électrification et la digitalisation, qui vont se renforcer avec l’intelligence artificielle. Il y a là des créneaux, des opportunités à exploiter pour les sociétés de développement software. C’est une carte à jouer pour la Tunisie : investir au niveau écosystème, notamment à partir des écoles d’ingénieurs, mais pas seulement. J’ai appris récemment qu’un certain nombre de mastères vont être créés pour le secteur automobile. C’est très important. Aujourd’hui, beaucoup de nouveaux acteurs sont intéressés par ces compétences, qui sont rares sur le marché mondial. La Tunisie peut vraiment jouer cette carte-là ».
Nous avons besoin des talents
Reste enfin le plus important : la compétence humaine, la ressource humaine, considérée comme la clé pour pouvoir devancer et accompagner ces évolutions. C’est Hichem Turki, CEO de Novation City, qui préside à la destinée de la zone technologique de Sousse, avec une quarantaine d’entreprises, qui va répondre à la question. Il s’agit de savoir comment il situe la formation des compétences en quantité et en qualité en Tunisie et comment les entreprises parviendront à la fois à avoir les compétences requises et à les retenir.
« Je pense qu’on a tous compris que toutes les transformations dont on parle aujourd’hui dépendent énormément de la nouvelle technologie, et notamment de l’IA. Et bien sûr, pour accompagner tout cela, nous avons besoin des talents et des hommes. Innovation City, comme toute technopole d’ailleurs, a la mission difficile de créer un écosystème entre l’enseignement supérieur, la recherche et les entreprises et d’être un agitateur, si je peux dire, de cet écosystème pour pouvoir, justement, créer les besoins et, derrière, donner la réponse à ces besoins », confirme le panéliste.
Il précise : « Pour répondre à ce besoin, nous avons travaillé sur deux centres de compétences. Un premier centre de compétences dans l’industrie 4.0, essentiellement pour accompagner les industriels dans leur transformation digitale, dans la mise en place de l’intelligence artificielle au niveau de leur production et au niveau de leur activité industrielle. Tous nos centres de compétences ont la même forme, c’est-à-dire qu’il y a la partie conseil, la partie formation complémentaire, et la partie incubation et accélération pour la création de technologies. On ne veut pas par ailleurs que cette transformation se fasse uniquement par des technologies qui existent à l’extérieur. Il faut les avoir, ces technologies extérieures, mais il faut y rajouter des briques tunisiennes. Donc, il faut qu’on soit aussi développeur de technologies. Et la dernière brique à rajouter à ces centres de compétences, c’est de disposer de laboratoires et, par rapport aux centres de compétences en indus- trie 4.0, d’une smart factory pour qu’on puisse tester, essayer les nouvelles technologies tout en étant, justement, à l’écoute des entreprises pour pouvoir transmettre ces besoins vers l’enseignement supérieur.
Dans ce cadre-là, effectivement, de nouveaux mastères ont été créés. C’est le cas pour le secteur automobile pour lequel un centre de compétences est en train d’être mis en place entre des entreprises inter- nationales et des écoles. C’est un deuxième centre de compétences dans l’intelligence artificielle. Dans ce centre de compétences, nous avons investi dans une capacité de calcul, un DGX, pour donner la capa- cité à nos startups et même aux entre- prises qui font du développement de pouvoir créer de l’intelligence artificielle.
Tout cela avec l’idée que nous avons besoin de talents. C’est en ce sens que nous avons organisé des for- mations massives pour des étudiants, des professionnels, dans l’intelligence artificielle. L’année dernière, nous avons formé 500 personnes. Cette année, nous avons pour objectif d’en former 1 500. Ces formations seront certifiées par NVIDIA avec qui nous avons développé justement un partenariat. Nous sommes reconnus maintenant en tant que hub d’innovation d’intelligence artificielle ».
Compte rendu de Mohamed Ali Ben Rejeb
Cet article est disponible dans le mag de l’Economiste Maghrébin n° 921 du 4 au 18 juin 2025
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